Cependant, Soler et Carvalho guettent toute manifestation humaine, l’un perché sur son balcon au centre de la ville déserte où ‘« il y a plus de monde qu’on ne croit »’ (108), l’autre dans la cité comble dont il s’est pourtant retranché, en hauteur, pour mieux la voir, avec un bureau en ville en guise de poste avancé. L’activité du détective, le rôle de voyeur qui lui est dévolu, leur convient parfaitement puisqu’elle se conforme à leur tendance naturelle et au rôle narratif fixé par l’auteur. Pour Uri Eisenzweig, la qualité du regard de l’enquêteur est inhérente au genre du roman noir, et elle est permise dans nos deux romans par l’éloignement volontaire des deux héros, leur goût pour la solitude :
‘ « C’est-à-dire que le narrateur, en tant que personnage, doit être plus ou moins exclu de l’environnement social qu’il décrit. Si le narrateur de ce type de récits voit si bien, c’est précisément parce qu’il n’en est pas, parce qu’il se situe dans les marges du monde qu’il observe 176 . » ’L’humour naît bien sûr souvent de cette présentation distanciée. Le regard donne lieu dans les deux cas à de nombreux portraits, et nul n’échappe à l’oeil acéré des héros et de leurs créateurs : dans les Mers du Sud, ‘les « mains entretenues par la meilleure manucure du groupe capitaliste »’ (24) de Viladecans, la secrétaire de Pedrell, ‘« style ancienne élève des bonnes soeurs en instance de mariage avec un jeune homme qui aurait été son fiancé pendant douze ans » ’(41), un douanier dans l’Enfer, qui ‘« avait l’âge de la retraite multiplié par douze »’ (313). Même goût pour l’exagération imagée, même acuité pour saisir le détail étonnant : les ‘« paupières d’animal d’avant l’apparition de l’homme sur la terre »’ (E 47) de Rainer Von Gottardt, les mains d’Adela « qui devaient prendre un pénis comme si c’était la flûte enchantée de Mozart » (MDS 120) ; même attention aux mouvements, aux attitudes : ‘« Hector avait réussi à se coincer le torse, qu’il avait pourtant épais comme celui d’une libellule, entre deux piliers latéraux et il gigotait des bras et des jambes, les yeux sur les joues tellement il les roulait. On dut l’aider à se dégager »’ (E 305) ‘; « Teresa Marsé riait si fort que son fauteuil d’osier en pleurait »’ (MDS 117).
Le romancier utilise dès lors le roman noir, qui est pour les théoriciens du genre un roman du regard : la caméra intérieure du détective enregistre des indices sociologiques, croquant des scènes mondaines ‘(« cinquante femmes, en lutte quotidienne et implacable contre la cellulite, les varices et les agents de ville »’ (MDS 207)), dénonçant le règne des médias ‘(« un présentateur idiot posait des questions bêtes à un candidat stupide »’ (E 22-23)) ; on trouve aussi l’univers du petit et du grand commerce, avec ses « employé[s] zélé[s] » (E 41), le milieu intellectuel aux « gueules d’enflés » (MDS 77) - aspecto de huevos cocidos. Carvalho a un regard faussement candide qui évoque les Lettres Persanes : il reste songeur devant les caprices de la mode (« de fantomatiques vêtements pour transfuges du prêt-à-porter s’inspirant du tiers-monde » (113), ‘« des chaussures qui s’élevaient à une vingtaine de centimètres au-dessus du niveau de la mer »’ (129)). Il s’interroge devant les inventions de ses contemporains en matière de nutrition, de régime ‘(« la taille sabotée par des masseurs partisans de la lutte des classes » ’(207)) et d’éducation, par exemple les cours de « méditation artistique » de Nisa : ‘« Carvalho spectateur doutait de l’orientation que l’on pouvait donner à tant de silence et de méditation »’ (134). De la même façon, Soler s’étonne par exemple de la vulgarité d’un couple habitant un HLM, dont l’amour est aussi laid que les disputes.
Autre conséquence de ce regard qui mime l’étonnement, la description est souvent cyclique : souvent incomplète ou plutôt à peine ébauchée, elle est reprise plus loin, comme si l’enquêteur avait du mal à saisir l’être dans sa totalité, ou comme s’il ne se lassait pas de le regarder. Cette fascination est d’ailleurs nette chez Belletto puisque les portraits reviennent presque dans les mêmes termes ; il en est ainsi dans l’évocation des clochards de Satolas (197, 368). Cette curiosité ne concerne pas seulement les femmes, objets de désir, mais aussi, par exemple, dans l’Enfer, le couple du HLM devenu familier au héros qui les aperçoit régulièrement lorsqu’il est arrêté au feu rouge ‘(« Je les connais »’ (247)). Comme Pepe, il se plaît à imaginer la vie des gens qu’il rencontre fugitivement, comme celle d’un conducteur de Ferrari remarqué également au feu rouge ‘(« Je ne devais plus le revoir »’ (290)) : élan vers l’autre que la dispersion et le chaos citadins et sociaux vous condamnent à ne pas connaître, à ne pas voir, parce que toutes les individualités se sont fondues dans un ‘« visage collectif »’ (MDS 165).
Les personnages juste croisés acquièrent une dimension extra-textuelle, même si leur portrait est bref, car souvent les auteurs nous donnent à lire leur histoire, que le narrateur devine ou recrée (à l’image de l’écrivain lui-même), comme le fait Pepe dans le métro : ‘« De temps en temps le squelette réconfortant d’un sous-fifre de l’immobilier dont la voiture est en panne et qui utilise les transports en commun pour maigrir et économiser de petits whiskies de qualité médiocre, servis par un garçon débordé dont l’unique charme consiste à savoir dire au bon moment : M. Robert, ou M. Ventura »’ (160). Cette représentation est due à la qualité du regard du détective : ‘« il fut sensible [...] à tout ce qu’on pouvait lire derrière le cuir fin gris perle de ses gants »’ (MDS 61). Carvalho n’est pas ici en quête d’indices pour dénouer le crime, il cherche à deviner un être (inutile à l’enquête) derrière son apparence.
Des personnages plus que secondaires ordinairement repassent plusieurs fois durant le récit, comme le serveur-pétomane de l’Enfer (90, 93, 103, 141), ou le restaurateur déprimé des Mers du Sud, qui ‘« offrait 150 kilos d’humanité blafarde seulement décorée par de grands cernes mauves et plissés »’ (165, cf. aussi 191). Cette représentation est un privilège normalement réservé aux personnages importants, mais ici le regard n’est pas purement fonctionnel et se veut humain, exprimant par là même la pensée du narrateur sur la société : « Près de la guérite où l’on vendait des tickets pour les golondrinas, gisait une fille sale et dépenaillée, un enfant au sein à demi endormi. Un carton à ses côtés racontait l’histoire de son mari cancéreux et soulignait son extrême indigence qui exigeait une aumône de la part des passants. Des mendiants, des chômeurs, des partisans de l’enfant Jésus et de la Très Sainte Mère qui l’enfanta. La ville semblait inondée de fugitifs et de fuyards » (127128) . L’ironie de l’auteur et de son personnage se confondent dans la vision d’une société dont les différents messages interfèrent et se superposent aux yeux du passant.
La description s’affirme comme interprétation orientée : ‘« Quelques désolants représentants de la race humaine en profitaient, installés sur des bancs, mangeant un croûton de pain et buvant un fond de bière, et roulant des yeux à l’affût de l’uniforme qui les ferait détaler »’ (E 197). Le regard est ainsi intériorisé, subjectivé, et la description s’introduit naturellement dans le récit au rythme de la progression - ou du stationnement - du détective dans l’espace : Pepe se perd dans la contemplation d’un vieillard au bord de l’eau, qui métaphorise le temps qui passe : ‘« « Une barque passa lentement, ouvrant de lourds sillages dans l’eau sale. Carvalho était comme fasciné devant la dignité d’un vieux retraité avec une veste trop large, un pantalon trop court et un chapeau de feutre aussi profond que ceux de la police montée canadienne. Un de ces vieillards soignés qui avancent avec une fermeté terrible vers une sépulture payée pendant quarante ans, tous les premiers dimanches du mois »’ (128). Dans l’Enfer, les rares passants se détachent avec plus de netteté encore, et le regard de l’enquêteur ne les rate jamais : ‘« [...] il me fallut arriver au feu de la place Grandclément pour rencontrer âme qui vive, peu d’âme et peu vivante en vérité, deux vieillards que la gravité de leurs infirmités avait empêchés de fuir l’été et qui traversèrent devant moi, cassés en deux, le blanc de l’oeil tout apparent, chaussés de grosses chaussures d’hiver et mâchant leurs gencives de bon coeur »’ (19). Sur le même thème : la vieillesse et le temps cyclique, ces deux citations montrent bien les répercussions de la focalisation interne sur la description, teintée de poésie chez l’un, lugubrement sarcastique chez l’autre.
En effet, le regard de Michel est rarement magnanime et on a l’impression qu’il ne rencontre que des monstres : le Docteur Morvan Tormavel lui semble « quasi un nain » (178), il note l’« hallucinante tête de veau » (42) d’une mère de famille, laquelle lui inspire ce commentaire : « une femme énorme prête à me voler dans les plumes comme font volontiers les parents qui tuent leurs enfants mais ne souffrent pas qu’un étranger leur adresse la plus gracieuse des réprimandes » (42). Il s’interroge sur un « couple si mal assorti » (71), « beauté blonde et singe vêtu » (71, id. 229), conspue un réceptionniste : « Ce vieil imbécile d’employé de la réception de l’Hôtel des Etrangers était debout sur le trottoir, imbécile et oisif [...] J’eus la tentation de monter sur le trottoir et de foncer pour l’obliger à regagner sa réception à la vitesse de certaines araignées, dont on imaginait qu’elle serait la sienne s’il courait » (113, id. 348). Cette violence rentrée, qui dépasse très rarement le discours intérieur, est également perceptible lorsque le héros de l’Enfer repense à quelqu’un qu’il a précédemment croisé et dont il se demande quelle est sa vie à présent : « Le douanier âgé était absent du poste-frontière, sans doute mort de vieillesse après mon premier passage, et ses collègues préparaient son enterrement, faisant des quêtes, choisissant les inscriptions qui seraient portées sur les couronnes mortuaires, bref, personne au poste-frontière » (346).
En fait, à travers tous ces exemples, on perçoit la différence fondamentale entre les deux romans ; chez Montalbán, l’espace privilégié est toujours habité, toujours humain : ‘« Il sortit sur le palier ; le bruit et les odeurs de l’immeuble l’assaillirent : les claquettes et les castagnettes de l’école de danse, le toc-toc méticuleux du vieux sculpteur, les effluves de trente ans de crasse accumulées ; ternissant l’éclat du vernis une poussière gluante s’était sédimentée sur les moulures des recoins et sur les lucarnes plein ciel qui plongeaient leurs yeux opaques dans l’escalier (18) ».’ Ici se manifeste l’attachement de Carvalho à cet espace marqué comme lui par le temps au moment où il le quitte avec la peur de ne pas revenir : ‘« A bientôt, dit-il à ses quatre murs, et en descendant l’escalier, il prêta attention, ici au martèlement du sculpteur, là au va-et-vient bruyant du salon de coiffure, à la trompette en sourdine du garçon lilas »’ (276). Chez lui, c’est donc la mémoire qui domine la description, ainsi que son goût pour une humanité plurielle ; tandis que des passages descriptifs de l’Enfer ressortent la névrose, la tendance perpétuelle à l’exagération, qui définissent Michel Soler : ‘« J’allai me pencher à la fenêtre, pratiquement murée. On aurait pu atteindre le mur aveugle et lépreux d’en face avec un crayon neuf »’ (8).
Espace presque constamment habité d’un côté, intériorité maladive de l’autre, la description est en tout cas toujours transmise au lecteur d’une manière subjective, en point de vue interne. La société est donc présente dans les deux romans, mais avec une différence de taille : la visée sociologique de Montalbán est essentielle. Dans le roman espagnol, il est bien difficile de démêler ce qui est à attribuer au regard du héros et ce qui serait un commentaire de l’auteur, tant la fusion est grande entre l’un et l’autre, tant Pepe est le porte-parole de Montalbán ; ou son porte-regard, choisi avec pertinence puisque c’est un voyeur professionnel. Comme l’écrit Michèle Gazier :
‘ « Pour Montalbán lucide, un détective est un personnage providentiel, un être frontalier résolvant à sa place le problème du narrateur tel que se le posaient les écrivains du XIXe siècle français 177 . » ’L’auteur espagnol utilise ainsi les possibilités offertes par le roman noir américain pour substituer au détective classique parlant tout seul, réduit à son discours, un enquêteur voyant, observateur d’une société : d’où des arrêts sur image, des portraits sur le vif, montrant que la curiosité humaine déborde largement le cadre de l’enquête. Comme dit Pepe dans la Rose d’Alexandrie, ‘« sauver des vies, les démolir, ce n’était pas son métier, son métier, c’était d’observer un fragment précis de leur parcours, sans se préoccuper de leur début, ni de leur fin »’ (303).
Au contraire, dans l’Enfer, la parodie est patente puisque la ville est vide : le polar ne veut plus dès lors être le prétexte à une analyse de la société. De surcroît, la description n’a jamais l’aspect gratuit du point de vue de l’énigme qu’elle a chez Montalbán, puisqu’elle est toujours l’occasion de réactiver les indices ‘(« le blanc de l’oeil tout apparent »’ des vieillards est un signe prémonitoire de l’énucléation de Simon, tout comme les yeux exorbités des clochards). Chez Montalbán, l’allusion à ce monde de fuyards qu’est devenue la ville est certes un écho de ce qui se passe dans le roman (la fuite de Pedrell), mais la description et les portraits servent d’abord à représenter ce qui semble être au centre des préoccupations de l’auteur, à savoir rendre compte de ce qu’est devenue l’Espagne après Franco. Par la description, le polar redonne au détective sa vocation de « eye », c’est-à-dire d’homme tourné vers le monde, qui nous ouvre les portes non seulement d’une ville, mais de toute une société. Le discours intérieur ne manque pas d’être aussi, comme chez Belletto, porteur d’obsessions souvent métaphorisées : l’usure, le souvenir, le temps qui passe.
Certains romans noirs ont cru museler définitivement le détective en adoptant une narration objective et distanciée ; la solution proposée par Montalbán et Belletto atteint le même but en présentant l’enquêteur de l’intérieur : ce qui nous submerge, dès lors, n’est plus un discours logique et ordonné, mais des pensées vagabondes et parfois en perdition. Ce qui n’empêche pas que ces romans hybrides privilégient aussi, comme leur modèle, la forme dialoguée.
U. Eisenzweig, le Récit impossible, pp. 292-293.
M. Gazier, préface de la Solitude du Manager, p. 11.