3.2. D’autres voix au chapitre

3.2.1. Une curiosité contagieuse

En principe, le dialogue est effectivement très présent dans le roman policier, il constitue une partie essentielle du discours de l’enquêteur, la mise à la question des témoins permettant d’accéder à la vérité. En effet, le roman policier a évolué de l’indice-trace (Dupin, Holmes) à l’indice-corps (Simenon), c’est-à-dire qu’il faut chercher la vérité dans le discours du suspect, qui porte en lui la signification ambivalente du texte, l’oscillation entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge :

« Il reste que le suspect-témoin est ce personnage que l’on n’en finit pas de soumettre à l’interrogatoire, qui n’en finit pas de se dire et qui autorise l’invasion du texte par d’abondants dialogues. Stimulé par l’enquêteur, son discours effervescent charrie le flux du réel et de l’imaginaire, du précis et de l’approximatif, du vrai et du faux. Il est ce fatras dont seules méritent d’être dégagées quelques données précieuses, quelques pierres vouées à bâtir l’édifice de la solution 178 . »

L’objectif étant d’autopsier une société, pour Montalbán, on observe, à côté du discours intérieur qui permet de décrire, de rendre compte des différentes couches sociales, un mode de questionnement particulier au détective : en plus des questions automatiques et routinières, peu excitantes pour Carvalho, que l’enquêteur pose aux suspects et aux témoins, se développe toute une stratégie inquisitrice, improductive pour l’enquête, visant les personnages touchés par l’énigme mais aussi les gens quelconques, perte de temps au regard de la logique et des théoriciens du genre pour lesquels ces « romans de gare » doivent aller droit au but et se lire rapidement. Montalbán exploite à fond la position sociale intermédiaire du détective, en lui permettant d’interroger tous les milieux.

Dès lors, Carvalho, dont on attendrait plus d’efficacité puisqu’il est enquêteur professionnel, s’écarte souvent de la voie tracée du questionnement des témoins. Il profite par exemple de son interrogatoire pour essayer de comprendre le riche Marquis de Munt : ‘« Alors, que craignez-vous ? » (94), « des deux possibilités que vous voyez dans ce futur, sur laquelle miseriez-vous ? » ’(96) ; lorsqu’il rencontre le policier d’extrême-droite (qui lui confie ses projets de devenir mercenaire), il ne manifeste aucune agressivité (bien qu’ayant été torturé autrefois par des franquistes), mais se renseigne avec candeur : ‘« Tous vos collègues pensent comme vous ? »’ (263). La curiosité de Carvalho s’étend à toutes les classes sociales, et l’incline à perdre sans cesse le fil conducteur de son enquête. On constate ce risque de dérapage permanent quand il interroge le majordome de Pedrell :

‘« Pour qui a voté M. Stuart Pedrell aux dernières élections de juin 1977 ?
- Il ne me l’a pas dit.
- Pour l’UCD ?
- Non, je ne crois pas. Pour quelque chose de plus radical.
- Et vous ?
- Je ne vois pas en quoi mon vote peut vous intéresser.
- Excusez-moi » (63). ’

On perçoit bien dans ce décalage entre les attentes de l’interrogé et les questions posées la surprise du lecteur de polars devant un roman policier qui se soucie rapidement d’autre chose que du crime. Cette récurrence de l’interrogation « à côté de la question » est ainsi révélatrice de la démarche de Montalbán qui n’utilise la structure policière, inquisitrice par définition, que comme prétexte et moyen pour questionner la société espagnole et rendre compte de son état, couche sociale par couche sociale. Carvalho tient également lieu de lecteur (il est le premier à lire le récit de la vie des personnes qu’il interroge), et son attitude, comme la nôtre, a souvent le réflexe de la généralisation (on tire ce qu’on entend du côté de ce qu’on connaît déjà), mais il corrige ce défaut en acceptant d’avoir tort dans ce qu’il croit deviner des secrets des autres ; ainsi, avec ce même majordome (personnage parfaitement secondaire), qui lui détaille son rôle dans la maison de Pedrell :  

‘« Vous êtes comptable ?
- Non. Je suis professeur de commerce, et je fais des études de lettres au cours du soir. Histoire médiévale.’

Le regard de Carvalho croisa celui du majordome : il était triomphal, joyeux devant le désappointement qu’il devinait dans l’esprit du détective » (62). 

Si le détective se trompe, c’est que l’Espagne est en plein mouvement social et que les schémas ne sont plus figés : le questionnement actif et souple, inhérent au genre, mais souvent limité à la seule enquête, permet de décrire cette évolution dans son mouvement même. Montalbán reprend donc la tradition du roman policier de l’abondance des dialogues, parce qu’ils permettent de visualiser des scènes où interviennent tous les types sociaux, en leur rendant leur naturel.

Cette démarche inquisitrice distingue pourtant le roman à énigme du roman réaliste pour Philippe Hamon :

« [...] les quêtes d’informations sur l’être d’un personnage sont, dans un roman, souvent marquées comme relevant de genres incompatibles avec la « formule » naturaliste : roman feuilleton, roman policier, roman à suspense 179 . »

Pourtant, en même temps, il apparaît qu’un personnage comme Pepe Carvalho a beaucoup à voir avec le « personnage-prétexte » de type zolien décrit par Philippe Hamon, en ce sens qu’il combine le rôle de « regardeur-voyeur », substitut du lecteur-voyeur (et dont le regard faussement candide est un appareil descriptif efficace) avec une fonction de porte-parole, équivalente à celle du « bavard-volubile », avec deux variantes : ce discours est souvent intériorisé et, de plus, Pepe est davantage un porte-questions ; c’est en faisant parler les autres, personnages utiles ou inutiles à l’intrigue, qu’il transmet les idées de Montalbán et sa vision de la société :

« C’est que les romans de Carvalho fonctionnent avec une double voix, la mienne et celle de Carvalho 180 . »

En ce sens, la querelle faite au genre policier pour son absence de réalisme (voulue par Poe181, mais dont se défendent les auteurs de roman noir182) n’a pas grande importance : comme l’explique Montalbán, le réalisme du roman est à prendre non pas dans le sens de représentation, mis en avant par Luckacs, mais, comme en était partisan Brecht, en tant que révélation, la littérature étant imprégnée de ce qui l’entoure, mais jouissant également de son autonomie183. Montalbán choisit donc de révéler la société telle qu’il la voit et la comprend, et c’est pourquoi il utilise un stock important de personnages dans ses romans, ce qui s’avère, cette fois même au regard de Philippe Hamon, un trait du réalisme :

« Tout faire rentrer dans l’oeuvre revient à dire que tout a droit de cité en littérature, n’importe quel personnage, n’importe quel sujet, n’importe quel milieu. Une telle absence de sélection est, pour Auerbach, on l’a vu, un trait majeur de l’attitude réaliste. Démarche typique d’historien, donc de sociologue ou d’anthropologue, que cette récupération des « objets perdus » du savoir, récupération que Flaubert, les Goncourt, Michelet, avaient déjà haut réclamée 184 . »

Cette esthétique, qui donne tant de place au « fatras », c’est-à-dire au portrait de gens inutiles à l’action et au dialogue hors-sujet, relève par ailleurs des origines feuilletonesques du roman à énigme, où était cultivée la digression, enchâssement de morceaux choisis ou imbrication de récits. Une des atteintes principales à l’unité du récit consiste à laisser s’exprimer d’autres voix que celle du narrateur, ce que tente de faire Montalbán. ‘« Disparaît la voix auctoriale unique 185»,’ dit Paul Ricoeur. L’auteur barcelonais ira d’ailleurs encore plus loin, par exemple dans la Rose d’Alexandrie, où deux voix narratives se superposent, nous faisant entrer dans deux mondes intérieurs. En dehors de son aspect purement littéraire, cette polyphonie rétablit les « objets perdus » de la société, leur donne une place.

Au contraire, l’Enfer traduisant plutôt la tendance égocentrique du roman anglais, Michel Soler s’affirme comme voix unique (même en tant que biographe, puisqu’il dit « je » à la place de Rainer et lui attribue des pensées) ; loin donc de se faire le porte-parole d’une société, il utilise le questionnement générique pour chercher à cerner le mystère renfermé dans chaque personne impliquée dans le drame. La tendance du héros est d’interroger pareillement les personnes concernées par l’enlèvement et celles qu’il aime : il applique à l’amour le langage de la détection et abuse de son rôle d’enquêteur, mettant véritablement à la question Michèle (par exemple page 280), pour parvenir à lui extorquer la vérité de ses relations avec Lossaire : ‘« En moi s’ouvrirent les vannes d’un torrent de questions, toujours différentes et toujours les mêmes, comme sont les remous d’un torrent (281) »,’ ‘« tout au plus, gagné par sa nervosité, me bornais-je parfois à la questionner quatre heures nocturnes d’affilée sur ses rapports avec Lossaire »’ (293). Il se met constamment en position de la juger et tente de mener un raisonnement logique, une application hasardeuse des techniques de détection par la déduction à un domaine tout sauf raisonnable : le sentiment amoureux, de façon à ne pas souffrir, en essayant d’adopter le point de vue distancié de l’enquêteur. ‘« Je renonce à décrire les méandres qu’elle sut si bien nous amener à tracer ensemble’ ‘. Je m’en tiendrai aux faits’ ‘, si toutefois on peut parler de faits. Nous nous étions aimés sur-le-champ. ’ ‘Bien’ ‘. Ce que signifiait un tel amour subit, incompréhensible, je ne cherche pas à le comprendre. Michèle, malheureuse et torturée de longtemps, n’avait cédé à ce sentiment que le jour de la disparition de son frère, lorsque, debout près du corps de Liliane, j’avais pris sa main et qu’elle ne s’était pas dérobée. Et ce sentiment, elle n’avait accepté de le vivre et de l’éprouver dans sa chair que le jour, la nuit, où je l’avais surprise la main dans la main du maudit Lossaire.’

‘Des faits, rien que des faits...’

‘Après quelques heures de bonheur parfait, scène cauchemardesque de la rue du Soleil. Michèle est reprise par ses démons. ’ ‘Pourquoi ? Parce’ ‘ qu’elle a revu son frère dans des circonstances atroces et que son imagination se représente’ le martyre qu’il doit endurer ? ‘Peut-être. Je soupçonne la raison d’être moins simple. Parce qu’ ‘’elle était tourmentée depuis le premier enlèvement, et que Simon lui est réapparu à un moment où elle pouvait rêver... être débarrassée de lui à jamais ? Je ne sais pas. Je renonce aux méandres. Je note ’ ‘le fait’ ‘ : Michèle reprise par ses démons [...] » (291-292). Nous avons noté en gras les formules du raisonnement logique, le champ lexical de l’enquête réflexive, figé par l’hypotexte. On voit bien que Michel s’y raccroche d’une manière désespérée, puisqu’il est entré dans cette démarche par le biais d’une renonciation (comprendre l’échec des relations amoureuses) et qu’il s’y raccroche au milieu de sa tentative de raisonnement, lorsqu’il se sent à nouveau aspiré dans les « méandres » du sentiment et de la jalousie (avec la référence à Lossaire). Nous avons également souligné tous les passages où resurgit le questionnement principal, touchant les sentiments de Michèle, aussitôt écarté car impossible à faire aboutir et surtout trop douloureux. La fin de notre extrait montre bien l’interrelation des deux domaines : c’est au moment où Michel étudie une deuxième hypothèse (domaine logique), qu’il l’écarte aussitôt en l’assimilant aux « méandres » qu’il refuse d’évoquer (domaine affectif).’

L’enquête ne peut donc jamais être pure, le détective n’est pas à une distance qui lui permettrait de garder sérénité et objectivité, comme le dit René Girard à propos d’Oedipe186, aspiré dans son questionnement alors qu’il croyait pouvoir se protéger de toute implication personnelle. Une autre preuve apparaît dans cet extrait : au moment où Michel suppose que Michèle n’a cédé à son amour que lorsque (et parce que) son frère a disparu, il semble ne pas se rendre compte qu’il pose en parallèle à cette disparition celle de sa propre mère, et donc que le même soupçon peut peser sur lui, peut-être bien plus responsable de la mort de sa mère que Michèle de l’enlèvement de son frère ! Bref, il est impossible de mener un raisonnement à froid, parce qu’on est perpétuellement impliqué ; et la maladie soupçonneuse de Soler brouille le terrain de l’investigation policière, en tentant d’y voir clair en l’autre, objet désiré, par le biais de la logique inquisitrice.

En fait, dans les deux romans, le « fatras » dont parle Jacques Dubois est valorisé ; et Soler et Carvalho, sous prétexte d’interroger les témoins, posent toutes sortes de questions, font les curieux ‘(« Mauvaise question ? Involontairement indiscrète ?’ » (E 82)), compulsent des albums de photos, d’Isabel de Tuermas pour l’un, de Jessica Pedrell pour l’autre. Le questionnement déborde ainsi de son rôle initial et permet d’accéder à l’intimité des êtres :

‘« ça vous regarde ma vie privée ?
- Normalement non, pas du tout, moins que ça. Mais à présent cela peut avoir un lien avec mon travail » (MDS 123). ’

W. Somerset Maugham dévoile ce qui pousse le détective amateur à venir en aide à autrui, sous couvert d’altruisme - ou même, en affichant son besoin d’argent, comme le fait Pepe ; l’écrivain anglais voit en ce personnage

« un monsieur qui fait l’important, fouine partout et, par pur plaisir de se mêler de ce qui ne le regarde pas, se lance dans un travail que n’importe quelle personne honnête laisserait aux fonctionnaires dont c’est légalement la tâche 187 . »

Mais la curiosité permanente de nos deux détectives n’est pas la seule en cause pour expliquer l’éparpillement du questionnement ; en effet, leur attitude est à l’image de celle de toute une communauté où chacun s’épie ‘(« tout le monde regarde tout le monde »’ (MDS 209)) ; le roman policier, opérant ce que Jacques Dubois appelle un « déplacement [...] de la sphère publique vers la scène privée », est né de ce besoin de s’infiltrer dans l’intimité d’autrui, de l’épier :

« La focalisation de la fiction sur la vie intime, voire secrète, des personnages est consubstantielle à l’énigme. Mode d’appropriation qu’ignorait le roman antérieur. Car fondamentalement la connivence entre détective (romancier) et lecteur est regard indiscret sur la vie des autres, curiosité trouble envers ce que fait le voisin. Somme toute, c’est un genre entier qui fait de l’indiscrétion et du commérage son principe narratif, son parti pris de méthode. A la faveur d’un accident, il s’autorise à sortir tout un refoulé de l’ombre 188 . »

Le lecteur adopte avec plaisir la stratégie inquisitrice de cet enquêteur qui ne respecte pas la vie privée et va, chez chacun, chercher à dévoiler ce qu’il cache, la nudité d’Isabel de Tuermas et sa jalousie envers sa soeur, l’attirance de Pedrell pour les toutes jeunes filles, etc. ‘« Les gens adorent les détails. Nous adorons tous les détails » (’ E 162), dit Rainer à Soler, lui conseillant de révéler dans sa biographie des éléments de son intimité quotidienne.

Sans parler de l’amorce narrative de premier choix que constitue la découverte d’un cadavre, utilisée par de nombreux auteurs, tels Vargas Llosa dans Qui a tué Palomino Molero ? ou Juan Benet dans l’Air du crime, jusqu’à Julia Kristeva dans Possessions, qui ouvrent leurs romans par d’alléchantes (et souvent ironiques) descriptions de corps violentés, mutilés, déshumanisés : là, on peut voir ce qu’on ne fait qu’apercevoir fugitivement dans la réalité, et le goût du lecteur pour le macabre est comblé. Ernst Bloch explique d’ailleurs que le roman policier, bien qu’attestant de l’effort, depuis le siècle des Lumières, pour humaniser et rendre plus justes les techniques judiciaires, a ‘perpétué « les séductions et les frissons d’antan »,’ du temps de la question et des aveux extorqués :

« Aussi l’ancienne curiosité qui poussait à regarder par-dessus le mur du voisin, et si possible à écouter aux portes, avide de matière à commérage, subsista-t-elle parfaitement 189 . »

Le roman policier est un roman bavard, qui parle d’un mort ; l’ensemble de la communauté peut faire connaître à voix haute ses sentiments sur un il définitivement hors de la scène, qui, tant qu’il était présent, obligeait au silence, aux politesses ou aux murmures. Mima, la femme du disparu de Montalbán, manifeste cette liberté nouvelle. Le lien ainsi établi entre parole et meurtre laisse percevoir la violence qui sous-tend les rapports humains. Roland Barthes en a montré le poids dans S/Z :

« Telle est la fonction du bavardage (Proust et James diraient du potin), essence du discours de l’autre, et par là parole la plus mortelle qu’on puisse imaginer 190 . »

N’oublions pas les ancêtres de la littérature populaire du roman policier, ces romans-feuilletons publiés à grands tirages : comme dans la ‘« presse à scandale »’ (E 221) - qui d’après Rainer fera la fortune de Soler grâce aux secrets que ce dernier révélera sur l’artiste mutilé -, le lecteur est convié à traquer le détail qui se dissimule, à le grossir en suivant la démarche du détective, portant une part importante de sa culpabilité. Le fait divers, sur lequel se fonde le roman policier, donne aux membres d’une communauté l’occasion de se parler, les rassemble autour d’une même curiosité191. Et le narrateur est celui qui ébruite tout, faisant fi de tout ce que nous avons appris à ne pas regarder, à ne pas savoir, ou à ne pas divulguer. Pedrell, dans les Mers du Sud, représente cette diffusion généralisée du secret, chacun s’exprimant sur lui, et il répond ainsi parfaitement à la définition de Philippe Hamon :

« L’objet à décrire se présente comme une tranche de parole 192 . »

Nous sommes donc tous des curieux aux oreilles tendues, telle cette femme qui passe dans les Mers du Sud, et qui observe ce que font Carvalho et Fuster : ‘« Sur la côte, une femme samoyède portait son poids et celui de son panier. Elle s’arrêta pour écouter tout en reprenant son souffle »’ (138). Comme elle, nous n’existons en tant que lecteur (à l’image du détective) que par ce regard indiscret et cette libido sciendi totalement tendue vers l’anodin. Chez Belletto, le vocabulaire de l’enquête et de la divination se répand chez tout le monde ; Rainer soumet le narrateur à toute une grille de questions, pages 288 et 220 : ‘« Je souhaiterais moi aussi que vous me parliez de votre vie. »’ Le verbe « deviner » a une fréquence étonnante : ‘« Devinant peut-être - son idée folle à lui, jumelle de la mienne - les mots suivants » (224), « je devinai à nouveau qu’elle étouffait de rage » (181), « elle semblait deviner tout » (55),  « vous devinez tout » (60).’

Le champ lexical de l’inquisition est largement représenté : ‘« Ce que vous me laissez soupçonner » (271), « divers indices m’ont même permis de supposer que vous avez joué en concert ? » (53), « elle m’avait posé mille questions »’ (250), le pire étant de vivre ‘« sans trop savoir ce que l’autre avait dans la tête » ’(276) et cette universelle mise à la question rend bien naïve la question du gentil Patrice Pierre : ‘« vous ne me cachez rien ? » ’(265). Si Anne est si bien perçue par le narrateur, c’est qu’elle est transparente et qu’‘« elle ne pos[e] pas de questions » ’(362) ! En effet, tout le monde cache quelque chose, tout le monde cherche à découvrir les secrets d’autrui, tout le monde est exposé : ‘« vous manquez de vie privée. On sait tout de vous tous »’ (MDS 124, id. 299), dit Pepe à Lita Villardell. Il semble impossible de protéger un quelconque secret ; Montalbán, à travers la multiplicité des gens qu’il laisse s’exprimer, rend cette rumeur permanente des conversations, par exemple dans la pharmacie, au chapitre XXV, où, derrière la conversation principale, on entend la femme du pharmacien discuter au téléphone en catalan : ‘« Inès, tu sais que Piula est peut-être enceinte ? Au revoir »’ (181).

« Entendons que toute parole est collective. L’individu isolé étant une fiction, nous n’existons qu’à l’intérieur d’une civilisation, d’une culture, d’un système de représentation, de grilles interprétatives, de mythes fondateurs et de croyances, bref de relations (dans la double acception du terme, logique et interhumaine), toujours déjà présentes 193 . »

L’auteur de l’Enfer rend ce tissu de relations humaines par le motif de la chaîne qui relie les différents protagonistes par le secret ; mais surtout, on l’a dit, les yeux des personnages prennent toute la place dans le roman, et cette obsession de Belletto semble traduire le besoin d’épier et de savoir, du regard  « soupçonneux » (22) et interrogateur que Liliane pose sur son fils, au « regard aigu » (73) du complice de Lichem, en passant par le voyeurisme affiché de Soler (semblable en cela à Pepe - en plus dissimulateur -, qui fixe fréquemment des « seins de manière obsessionnelle » (MDS 25)) : ‘« Forcément, depuis des mois que je la lorgnais, elle avait dû penser voilà un fâcheux, un malsain qui... »’ (E 95).

Le regard, c’est la curiosité affichée, manifeste, c’est la parole figée, déviée, empêchée ; il traduit parfois, et en particulier pour Belletto, nous le verrons, une difficulté maladive à communiquer.

Notes
178.

J. Dubois, op. cit., p. 149.

179.

Ph. Hamon, op. cit., p. 284. Hamon distingue trois rôles : le regardeur-voyeur, le bavard-volubile, et le technicien travailleur, ces trois types étant une manière pour Zola de transmettre un savoir au lecteur par des biais différents.

180.

M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 138.

181.

J.L. Borges, Autopsies du roman policier, p. 297 :  « Poe ne voulait pas que le genre policier fût un genre réaliste, il voulait qu’il fût un genre intellectuel, un genre fantastique, si vous voulez, mais un genre fantastique de l’intelligence, pas de l’imagination seulement ; des deux choses, bien sûr, mais surtout de l’intelligence. » Cf. notre 3ème partie, 2.1.

182.

E. Mandel, dans Meurtres Exquis, p. 169, signale le manque de réalisme du néo-roman noir français - courant dans lequel il place Belletto -, bien trop pessimiste, en reprenant les propos d’un auteur de néo-polars, Thierry Jonquet : « Le regard du polar est outrancier, très scandalisé. Il ressemble tout à fait à un regard de militant » (p. 168).

183.

M.V. Montalbán, « la Littérature de troisième type », in Hard-Boiled-dick, pp. 47-49.

184.

Ph. Hamon, op. cit., p. 31.

185.

P. Ricoeur, Temps et Récit II, la Configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, coll. l’Ordre philosophique, 1984, p. 145.

186.

R. Girard, op. cit., pp. 107-108.

187.

W. Somerset Maugham, « Déclin et chute du roman policier », in Autopsies du roman policier, p. 149.

188.

J. Dubois, op. cit., p. 28.

189.

E. Bloch, « Aspects philosophiques du roman policier », in Autopsies du roman policier, p. 255.

190.

R. Barthes, S/Z, p. 192. Cf. également G. Auclair, le Mana quotidien, Anthropos, coll. Sociologie et connaissance, 1970, pp. 153-154 : « Papotage et commérage sont désormais à l’échelle planétaire. En ce sens, les grands moyens de diffusion collective rétablissent dans la société de masse quelque chose des relations caractéristiques des communautés où nul n’est tout à fait un étranger pour ses voisins. »

191.

Cf. Ch. Grivel, Production de l’intérêt romanesque, un état du texte (1870-1880), un essai de constitution de sa théorie, la Hague, Paris, Mouton, 1973, p. 285 : « Le roman n’est que la manifestation exacerbée d’une inclination, d’une curiosité générale, « primitive » : l’homme, le public, aime par nature le sang, veut par instinct le crime, est friand par besoin du scandale. »

192.

Ph. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Hachette, coll. Langage linguistique communication, 1981, p. 198.

193.

J.C. Vareille, « Butor ou l’intertextualité généralisée », in Plaisirs de l’intertexte, p. 277.