3.2.2. Parler pour parler

La présence signifiante des personnages secondaires est permise par la tendance du détective au voyeurisme, mais également par sa propension à l’écoute passive. Tout le monde semble avoir besoin de parler, comme en manque de parole, à l’image de ce petit vieux solitaire des Mers du Sud : ‘« Moi, personne ne vient jamais me voir »’ (48). On trouve l’illustration de cette carence dans cette conférence sur le roman noir, ‘« discours monopolisé »’ (78)  par un intellectuel appelé Juan Carlos (et son complice ‘« onomastique’ » (78) : Carlos !). On se coupe la parole sans prêter attention à ce qui se dit, dans une « avalanche verbale » (81) aux allures de compétition sportive ! C’est la loi de la jungle et les plus féroces, les moins civilisés, triomphent, les autres succombant sous d’‘« invisibles coups de coude »’ (78) :

‘ ‘«  Si vous me permettez...
On ne lui permettait rien. Il essaya de glisser dans un silence du dialogue [...]  »’ (78).’

Parler pour parler semble la règle dans les milieux huppés : ‘« Ils sont incorrigibles. Ils ne sortiront jamais de la rhétorique »’ (MDS 212), dénonce le Marquis de Munt lors du discours de son ami Planas. Carvalho ironise en lui-même sur cette tendance, lors de sa conversation avec Viladecans, qui critique ce que lui-même pratique, les affectations de langage : ‘« Vous savez ce qu’est le jargon journalistique. C’est l’impropriété des termes personnifiée.
Carvalho essaya de personnifier mentalement l’impropriété, sans y parvenir » (24).’

Plus encore, parler de soi est une nécessité impérieuse : dans l’Enfer, Rainer a besoin de Soler, son ‘« seul confident »’ (381)  à l’approche de la mort. Montalbán métaphorise cette tension interne, par exemple dans le portrait d’un Planas s’apprêtant à prononcer son discours : ‘« Planas entra en scène le tête inclinée comme si les mots lui sortaient sous la pression d’une bombe hydraulique interne »’ (210). Mais ce n’est pas seulement dans le domaine de la parole publique que ce besoin se fait sentir : lorsque Ana Briongos cherche à se confier, ‘« on entendait presque le bruit des mots qu’elle amoncelait dans sa tête »’ (279). Même Planas semble satisfait de pouvoir s’épancher avec Carvalho puisqu’entre hommes d’affaires, cela semble difficile, même avec Pedrell : ‘« Par la suite nous nous sommes rencontrés cent fois, mais parler, ce qu’on peut appeler parler, non, jamais »’ (73-74). Or, Planas se livre longuement à Carvalho sans le connaître ! La parole débridée se manifeste dans toutes les couches sociales : ‘« Le chauffeur de taxi parlait andalou, et dans les deux premières minutes de conversation, il avait déjà lâché qu’il avait voté PSUC aux dernières élections générales »’ (MDS 85) ; ‘« [Munt] ne permettait pas de passer à d’autres sujets de conversation. Il imposait le récit de sa propre vie »’ (MDS 93) ; ‘« elle avait envie d’en parler »’ (E 175), dit Soler à propos de Michèle, ‘« il fallait que je parle à quelqu’un »’ (E 273), lui dit Rainer ; ‘« je ne pourrais partir sans vous parler »’ (E 369), lui confie Isabel.

Alors le visage d’Isabel va s’« apais[er] » (371) après ses aveux. La conversation prend parfois des allures de cure psychanalytique, comme dans cette scène où Michel et Rainer se parlent ‘« le dos tourné »’ (271) et où Michel s’enfouit dans le canapé pour solliciter des confidences. Parfois, on attend de la part de l’enquêteur une pression qui libère des inhibitions : ‘« Il voulait que je le pousse à parler »’ (E 166). Que ce soit pour l’aveu d’une culpabilité ou pour le récit d’une vie, l’élan et la nécessité sont les mêmes, c’est pourquoi Carvalho est apprécié pour son ‘« excellente propension réceptrice »’ qui l’assimile à une « toile blanche » (MDS 53) : l’enquêteur doit être un écran vierge de toute impression, pas un miroir accusateur. Sur cette toile viennent s’inscrire les idées, les espoirs, les désillusions, les souffrances, les passions et les remords de chacun, comme si l’enquêteur jouait effectivement le rôle de psychanalyste ou de confesseur, malgré les dénégations de Pepe : ‘« Je suis détective, pas psychiatre » (105). ’

C’est un fait que nos deux détectives jouent quelque peu ce rôle. Comme le dit joliment Michel Schneider à propos de l’analyste, Michel et Pepe aident les gens à relier les pages mélangées de leur vie (comme ils rangent les pièces dispersées du puzzle de la ville) et à relier leur vie aux autres. Ana Briongos, dans les Mers du Sud, va ainsi comprendre le rôle qu’elle a joué par rapport à Mima Pedrell, et Isabel de Tuermas, dans l’Enfer, réalise où l’a menée sa relation avec sa soeur : les détectives recomposent, en écoutant, le tissu des relations entre les personnages, ce qui les aide à tisser une toile logique au coeur de la ville, pour servir leur enquête.

Cette écoute, pour être passive, n’en est pas moins sensible : même lorsque ces conversations sont motivées par l’enquête, Carvalho et Soler ne sont pas de froids analystes comme Poirot, qui se réjouit d’extorquer la vérité à ceux qu’on étiquette « coupables ». Ainsi, Soler accompagne à l’aéroport Isabel, la compagne de Lichem, avec tendresse et douceur, et Pepe ne sort pas intact de son entrevue avec celle qui a provoqué indirectement la mort de Pedrell : ‘« La tristesse qui débordait des yeux d’Ana Briongos se déposa dans ceux de Carvalho »’ (231).

Le détective est le seul à n’avoir pas besoin de se raconter ; Michel ne parle pas de son suicide et préfère se fondre dans la parole de l’autre : ‘« Oui, je voulais bien commencer. L’écouter, ne plus parler, que lui parle, toujours »’ (E 84) ; Carvalho répugne à évoquer ses souvenirs :

‘« Comment s’est passée votre enfance, Monsieur Carvalho ?
Le détective haussa les épaules.
- La mienne a été triste, très triste, confessa Planas [...] » (MDS 71). ’

Le « je » est omniprésent dans le discours de chacun ; il triomphe bien sûr dans l’expression d’un puissant comme Planas, où la fonction expressive du langage écrase toutes les autres fonctions : tout est ramené vers lui, Planas, alors même que la raison d’être de la conversation est de parler d’un autre, du mort ! Durant l’interrogatoire, les gens glissent sans cesse du « il » définitivement absent à un « je » envahissant : l’égocentrisme profite et bénéficie de l’enquête. Les « moi, je » ponctuent le discours de Planas (71-72), de Munt et de bien d’autres. Pepe se laisse volontiers utiliser, laissant la conversation dévier jusqu’à ce qu’on lui laisse la parole pour revenir à l’enquête.

Cette sympathie, cette curiosité de l’autre s’étendent largement chez Montalbán, conformément à son projet ; ainsi le roman prend-il une dimension extra-textuelle car les personnages n’expriment pas d’eux-mêmes le seul fragment nécessaire à l’enquête comme dans le policier classique où chaque rôle est voulu, construit, pour brouiller les pistes et compliquer la recherche du lecteur. Pepe Carvalho est à l’écoute de tous ceux qu’il croise : il donne la parole à ceux qu’on serait tenté d’appeler des personnages tertiaires, que Claude Bremond qualifie de « fonctionnaires du récit », « évidés des passions qui les meuvent 194 » dans le roman en général : ici, un taxi, un concierge, un vendeur, un garçon de café, qui traversent le texte sans utilité pour l’enquête, s’impriment sur la pupille de l’enquêteur, et parfois ils s’expriment, même longuement, surtout chez Montalbán, sur ce qu’est leur vie, avec leurs souffrances, leurs obsessions ‘(« Toujours en train de faire du bruit. Je ne supporte pas le bruit »’ (MDS 188)), toutes leurs frustrations, comme celles que Cifuentes, le malheureux syndicaliste emprisonné à six reprises, raconte à Carvalho : ‘« Ici, tel que vous me voyez, je suis sur la brèche depuis 1934 et je suis passé par tout, vous entendez, par tout. Les coups que l’on évite, et ceux que l’on reçoit »’ (171). Oui, Carvalho entend, il n’exclut jamais ; il remise pour un temps les questions qu’il a à poser pour son enquête afin d’écouter cet homme marqué par l’histoire et finit par le réconforter : ‘« Vivez tranquille »’ (176). « Restez ferme, mon vieux » (166), conseille-t-il à un restaurateur paranoïaque, crispé sur ses regrets franquistes, qui prétend qu’« il faut savoir [lui] parler » (166), alors qu’il meurt d’envie de s’exprimer, et il le prouve avec le premier venu : Carvalho - ce que fait aussi le serveur pétomane avec Soler, mélangeant toutes les misères de sa vie, sans ordre, simplement juxtaposées, dévidées, bousculées, en un seul paragraphe (108) ! Cette écoute est une occasion supplémentaire pour Montalbán d’intégrer des tranches de vie, de mini-portraits de personnages qui se profilent sur la toile de fond de l’énigme. Par exemple lorsque Teresa Marsé « dérape » dans son discours informatif sur Pedrell pour évoquer la maîtresse que son père avait installée dans un appartement : ‘« Il l’avait fait pour Paquita, la modiste de ma mère. Une femme très chouette. Je vais parfois la voir à Pampelune. Avec du piston j’ai réussi à la faire entrer dans une maison de retraite. Elle a eu une hémiplégie’ » (MDS 117). 

Soler est quand même moins à l’aise que Carvalho qui a déjà entendu bien des choses, et il ne peut par moments s’empêcher de montrer ses sentiments : ‘« C’est affreux ce que vous me racontez »’ (176). Carvalho, lui, est passé maître dans l’art du dialogue, en ce sens qu’il s’adapte à son interlocuteur : comprenant ainsi que Yes est convaincue du départ de son père vers le Sud, il s’accommode de cette lubie et poursuit son interrogatoire : ‘«  Pendant qu’il était dans les Mers du Sud - entendons-nous - , n’a-t-il pas essayé de se mettre en rapport avec vous ou avec l’un de vos frères ? [...] Quand votre père vous apparaît, il vous dit où il a passé tout ce temps ? »’ (66). Carvalho, confronté à un indicateur fasciste, fait montre de la même patience, il prend acte des manies et des lubies de ses interlocuteurs et ne les contrarie pas ‘: « Vous êtes un policier rouge ?
- Pas du tout, je suis un policier patriote.
- Je comprends »’ (29). 

‘Quand il risque un commentaire, il est le plus souvent nuancé : « Ce que tu viens de dire est un peu démodé » (105), suggère-t-il à Yes qui lui confie ses envies de fugue ; mais Pepe prise tout de même l’ironie, jouant son rôle de faux Candide, par exemple avec Mima, après la réunion politique : « Ils sont toujours comme ça ?
- Comment, comme ça ?
- En train de faire semblant » (215). ’

Il aime aussi mettre les gens en face de leurs propres contradictions ‘: « c’est Franco qui a installé les premières centrales »’ (251), assène-t-il à un Bromure franquiste et écologiste‘. « Et qu’en pense la Vierge ? »’ (85), demande-t-il à un chauffeur de taxi qui vote PSUC et qui a orné sa voiture d’une Vierge de Montserrat. ‘« Votre grotte du Sacromonte était à loyer modéré ? »’ (91), fausse question destinée au Marquis de Munt, devenu hippie par snobisme. Ces interrogations, purement rhétoriques, n’entraînent pas vraiment la prise de conscience escomptée, puisque les gens ainsi interpellés les prennent souvent au premier degré et y répondent sérieusement.

Ici se révèle le rôle du détective touchant au discours : plus qu’il ne l’analyse, Carvalho le révèle dans ses contradictions, ses hypocrisies. Mais cette légère agressivité témoigne tout de même de la difficulté à servir d’exutoire à ce besoin universel de se confier ; Pepe, malgré toute la distance qu’il tente tout de même de maintenir, en s’entourant souvent d’un « mur de silence » (165), se sent parfois prisonnier de la parole d’autrui : ‘«  [...] [il] se vit pris au piège dans une prison de confidences et d’hypocrisies civilisées »’ (212) ; les champions de la parole publique, ‘« les conférenciers bavards » (79’), les puissants à l’égocentrisme surdimensionné, connaissent les ressorts d’une conversation qui ne tourne qu’autour d’eux : ainsi, ponctuer son monologue de ‘« me demanderez-vous »’ (95) muselle l’interlocuteur et l’oblige à la passivité. Le détective se révolte quand même lorsque Yes va trop loin, il refuse de tout entendre : ‘« Mon père était tendre et imaginatif.
- Les langoustines sont excellentes » (218’).

Cependant, l’agressivité de Soler est bien plus nette que celle de Carvalho. Son regard manque d’indulgence, l’ironie se fait rageuse et confine au sarcasme très souvent ; c’est vrai aussi pour le dialogue, qu’il évite souvent par peur de ne plus retenir sa hargne : il persifle silencieusement, gratuitement, un douanier, un concierge, un chauffeur de taxi, mais cherche querelle à Lossaire par une ‘« remarque sans intérêt, vaine et hostile »’ (207). Une des rares personnes avec laquelle il fasse réellement preuve d’écoute est le serveur pétomane ; mais il ne va pas tarder, en présence de Michèle, et justement parce qu’elle est là, à jouer sur ce qu’il sait de la maladie de cet homme, et à utiliser ses confidences à son profit, y faisant lourdement allusion pour le rabaisser, malgré son aimable proposition : ‘« Vous souhaitez que je coupe le son ?
- Pas du tout, dis-je. Un bruit de fond facilite les échanges verbaux. Une guerre mondiale dans la pièce à côté les contrarie, si vous voyez ce que je veux dire » (144).’ 

Soler n’a en aucun cas l’humanité et la mansuétude de Carvalho : il trouve ce serveur ‘« dégoûtant, pitoyable »’ (108) et redoute même ses ‘« accès de culpabilité babillarde’ » (109). S’il écoute Miranda, l’auto-stoppeur pris sur la route vers Cadaquès, c’est parce que cet homme lui ressemble, par son origine, sa maladie, et parce qu’il a lui-même envie de parler, que lui-même est en manque de parole. De surcroît, « parler à un étranger » (315) ne l’engagera pas, il le sait, lui, le narrateur au discours intérieur envahissant, qui a tant de difficulté à extérioriser ses sentiments et ses pensées, et à laisser la parole à autrui.

Notes
194.

Cl. Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1973, p. 175.