3.3. Langage en actes

3.3.1. La parole, une porte condamnée

Dans les Mers du Sud, San Magin est le lieu muet par excellence : les gens fuient les questions de Carvalho, s’expriment par la violence, parlent dans le vide, sur les murs : ‘« Chacun de ces mots était un miracle de survie, comme de la végétation sortie du béton »’ (162). Ana Briongos, qui recèle tant de secrets, à commencer par cet enfant qu’elle cache si mal, arbore pourtant un badge (comme Bromure, du reste) sur la liberté d’expression, dont l’usure est sans doute symbolique de la désillusion espagnole concernant la démocratie : ‘« la bouche brutalement fermée d’un trait de crayon rouge [...] Sur l’insigne au masque il avait beaucoup plu, quelques lettres étaient presque effacées, et l’ensemble était lézardé et délavé »’ (228). Son amant, Pedrell, a tout risqué pour exprimer autre chose de lui-même : ‘« incapable de trouver en lui un langage il était devenu ce langage »’ (194). Larios explique qu’il n’avait pas l’intention de tuer le promoteur, mort d’avoir trop parlé : ‘« S’il n’avait pas commencé son baratin, il ne se serait rien passé »’ (293). Et Pepe manque de subir le même sort pour le même motif ; mais le problème de l’expression touche même ce grand « bavard » (286) qu’est le détective : Carvalho a besoin d’alcool pour déclamer ses grandes vérités... et pour rédiger son rapport !

L’Enfer commence dans le silence, qui permet d’installer le suspense de mise dans le roman noir, le narrateur insistant sur sa signification, en ouverture du second chapitre : ‘« Le silence qui faisait pression sur mes tympans quand je m’éveillai était de ceux qui précèdent les déchaînements, mais, certain que j’étais que rien n’allait se déchaîner, j’en ressentis une espèce de déséquilibre, l’impression d’être poussé dans un abîme, sans possibilité de résistance mais sans tomber pour autant »’ (36).

Roman hanté par les difficultés à s’exprimer, L’Enfer est une parodie du roman policier - roman du discours performant -, et du hard-boiled - où les paroles sont des actes : Soler en est réduit à rêver seulement de ‘« paroles terriblement efficaces »’ (17). Il parvient rarement à dire ce qu’il pense (« ma faculté d’exprimer quelque sentiment que ce soit s’était émoussée » (332)) ; page 55, pour une fois, avec Anne, le lien entre pensées et discours se fait parfaitement : ‘« Dans la pièce côté rue on tombait sur le poster de Bach, ce poster faisait un peu étudiant attardé.’

‘Ce poster fait un peu étudiant attardé, dis-je. Mais... »’

Notre héros redoute les ‘« paroles stériles »’ (37) et les moments où ‘« il fallait parler »’ (37) lui coûtent de grands efforts, même s’il se contente de ‘« lâches paroles » (26’). Il est sans cesse confronté à son incapacité à s’exprimer : ‘« Ce qu’il fallait dire ne venait pas » ’(37), « rien ne me venait » (126), ‘« je ne savais que dire »’ (143, 153), et retrouve cette maladie chez Rainer : ‘« Mes paroles se mouraient comme les siennes »’ (46). Maladie parce que ce rapport aux mots est vu d’une façon très physiologique : Michel est très attentif à la prononciation ; celle de Lossaire, ‘« dont la bouche se tordait de façon vulgaire quand il émettait des mots »’ (284), le fascine (206).

Son incapacité à communiquer se retrouve dans ses rapports houleux avec les cabines téléphoniques et avec les deux appareils qu’il possède : ‘« Ces deux téléphones ne servaient qu’à m’énerver. Ils sonnaient en même temps. Double bruit, donc. Et je m’entroupais dans les fils. Il est vrai qu’ils ne sonnaient jamais. Sauf quand ma mère appelait, mais c’était surtout moi qui l’appelais. Et son téléphone était en panne. Impossible de l’appeler » ’(9). Le thème du dédoublement se retrouve ici, dans cette duplication de l’engin hostile, qui ne remplit pas sa fonction, tendant des pièges, coupant la parole. Le silence hante les premiers chapitres où Michel, seul avec sa folie intérieure, discours envahissant, a pour seule interlocutrice sa mère, dont le langage est inarticulé et dont le téléphone ne marche pas ! Son deuxième interlocuteur, Rainer, a coupé son téléphone pour ménager son coeur. A la fin du roman, Michel signale que le téléphone est son ‘« seul lien avec le monde’ » (392), mais il a à présent des relations...

Les difficultés à dialoguer sont fréquemment soulignées ‘: « Je ne la compris pas. Et elle ne voulut pas s’expliquer davantage »’ (161), ‘« je ne sus qu’ajouter, il ne sut que répondre »’ (169), ‘« nous n’avions rien à nous dire. Ou les mots s’arrêtaient en chemin »’ (353), ‘« chacun se perdait dans les méandres de ses pensées »’ (347). Au moment où il constate la trahison de Michèle : ‘« Pas un mot »’ (227). Annie lui est sympathique parce qu’elle est une ‘« esclave fidèle à qui il était à peine besoin d’adresser la parole »’ (275), ce qui simplifie les échanges et semble faciliter un ‘« discours aimable et sincère »’ (275). Pour le reste, il est difficile de s’entendre, même au sens propre : ‘« il serait bon qu’on s’entendît parler autrement qu’en s’amenant les poumons dans la bouche »’ (141). L’enquête va donc avoir tendance à compliquer le rapport au langage. La difficulté à parler empêche tout apaisement : Michèle, à l’inverse d’Isabel de Tuermas, ne parvient pas à se libérer du poids du passé par les mots, elle reste bloquée dans son angoisse. Et Michel lui en voudra éternellement, de nouveau pour une histoire de mots : ‘« Je ne vous pardonne pas de ne pas m’avoir répondu le premier soir » (364). ’

En conséquence, dans la relation amoureuse ou affective, en particulier avec Isabel, Michel établit une ‘« règle de silence »’ (369) pour que les feintes et les soupçons ne rompent pas l’harmonie des corps. Avec Michèle, il constate que ‘« ne pas pouvoir [se] parler créait une sorte de complicité »’ (146) ; il cherche à maintenir le silence : ‘« il vaut mieux ne pas parler »’ (315), ‘« on ne va pas recommencer à parler »’ (363), ‘« nous évitâmes de parler »’ (366). Cet effort vise parfois à sauvegarder le langage : ‘« Ne faites pas en sorte que les mots ne veuillent plus rien dire » ’(284), et à se protéger de la tentation du mensonge et du déferlement de violence que parler produirait. C’est ce que cherche à éviter Michel et c’est ce qui coupe les ailes à ses envies de parler ; ‘pris ’ ‘« d’un désir subit de parler à Michèle »,’ il se reprend : ‘« j’eus peur d’entendre sa voix » (’327). Michel va souvent chercher à supprimer l’échange par la douceur ‘(« mes baisers sur la bouche l’empêchaient de parler’ » (234)), l’amour pouvant faire office de « bâillon » (283) : ‘« La crise de mots était passée »’ (283). L’amour physique crée effectivement une complicité qui se passe de verbalisation, et on constate que chacun comprend le désir de l’autre sans ‘avoir « besoin de l’exprimer par d’interminables bavardages, raisonnements et prières »’ (330). Lorsque l’animosité reparaît, lorsque Michel est à nouveau la proie des mots, des questions soupçonneuses, les images de violence affluent, et parmi les tortures qu’il imagine faire subir à Michèle, revient la volonté de la rendre muette : ‘« Tu peux parler ? Non, je m’y attendais. Ce ciment prend très vite »’ (157).

On a vu également à quel point la communication avec Rainer est ardue, chacun ayant besoin de se confier : ‘« Il me pressait de mots. Après chacun, il aurait pu tomber raide mort tant il lui coûtait de les articuler »’ (53). La musique pour eux est l’équivalent de l’amour, puisqu’elle leur permet de se taire, au moment où les questions tourmentent encore Soler : ‘« Il ne me parlait plus de rien [...] Toute parole, tout geste, toute démonstration auraient été superflus, auraient entamé notre émotion, qui était calme et infinie »’ (300). Pour ‘« éviter de parler dans le malentendu »’ (273), ‘« éviter les pièges retors »’ (273) du langage, les fables, les fuites, Soler cesse de poursuivre Rainer de ses questions.

En effet, la peur du mensonge pèse constamment sur le dialogue ; le soupçon, élément constitutif du roman policier comme du roman noir, s’étend dans l’Enfer à toutes les relations. Mentir s’avère nécessaire pour se faire accepter, aimer, et pour ne pas être poursuivi par le langage interrogatif : Michel envisage ‘« de justifier par un jeu de trois ou quatre mensonges [s]on silence téléphonique depuis [s]on départ »’ (363, id. 327) ; ‘« quel petit mensonge lui servir ? »’ (329), ‘« je continuai de mentir » (351) ; « je lui avais tant menti que je ne savais plus quoi lui dire [...] surtout pas la vérité »’ (352). Page 340, il manipule Isabel de Tuermas avec une grande habileté, parce qu’il la sait sincère, parvenant à la faire agir selon sa volonté sans qu’elle s’en aperçoive, et le narrateur nous communique en aparté les phases de sa manoeuvre. En même temps, il veut absolument qu’elle le croie loyal et se pose comme garant de la bonne foi : ‘« Je serai là pour dire la vérité »’ (353). 

Même en s’exprimant peu, Soler constate qu’il est prisonnier du langage, y compris dans le discours intérieur, où certaines expressions semblent être là pour ‘« faire échouer le monologue n’importe où (92) »’, et même lorsqu’il se limite à peu de mots : « je disais ‘toujours oui (58) »’. C’est cet appauvrissement lexical qui va l’entraîner dans le crime. Cette passivité, il la retrouve chez Simon qu’il va du coup pouvoir manipuler : ‘« Il suffirait de le retenir par des mots, d’autres mots [...] Mais d’autres mots ne furent pas nécessaires (121) » ;’ ‘« il fallait lui arracher les mots. Il parlait peu [...] il disait toujours oui »’ (128). La relation à l’autre se trouve altérée, échappe au locuteur ‘(« je fus le premier et le plus surpris de ma déclaration » ’(31)). L’impression d’être envahi se manifeste aussi quand le ton ou le registre échappe au locuteur ‘: « d’un ton d’emphase et de familiarité dont je m’étonnais moi-même »’ (164) ; ‘« saisi d’un invraisemblable accès de vulgarité [...] Je le répète, invraisemblable »’ (167).

En fait, l’Enfer montre qu’on est possédé par les mots, qu’ils parlent à travers nous, comme lors du délire qui suit la scène où Michel voit Lossaire avec Michèle : ‘« Je tremblais, mes lèvres tremblaient, comme si des mots difformes, s’en échappant sans cesse, les malmenaient au passage »’ (228). Il note la monstruosité des ‘« mots qui déformaient [s]a bouche sans répit »’ (228) ; il cède finalement à la violence verbale‘, « lançant aux entrailles grondantes de la terre des suites ininterrompues de jurons inouïs qui remontaient sous forme de bulles à la surface des eaux, et je jurais, maugréais, et pestais encore quand je butais contre un trottoir [...] »’ (228-229). Ces jurons, il les refrène en présence de Michèle (280). Les mots se refusent, nous privant du soulagement qu’ils peuvent procurer : ‘« Plus un mot. Plus un mot n’aurait pu sortir de ma bouche. A l’aide, à l’aide ! »’ (95). 

‘« A la fin, Rainer Von Gottardt dut approcher le magnétophone de sa bouche, ses organes de la parole ne produisant plus que de longs ffffff chargés de salive crépitante, la fatigue, la maladie, le désespoir lui rentraient les mots dans la gorge où ils roulaient avec tant de pauvre rage qu’ils parvenaient à se hisser aux bords des lèvres exsangues, et là, au bord de ces lèvres qui ne pouvaient plus que demeurer ouvertes pour leur livrer passage et se laissaient noyer de trop de salive, ils ne prenaient pas forme, s’affaiblissaient et glissaient jusqu’au creux de ses entrailles, sous le coeur, qu’on entendait cogner sous la chemise »’ (85-86). Vouloir parler tue petit à petit Rainer, il est mis à mort par son propre langage, au rythme des cassettes qui se succèdent pour enregistrer ce qu’il sait être ses dernières paroles.

Les mots tuent, les mots sont une malédiction, ‘« parler aggravait la soif »’ (49) ; on se souvient de la scène du concert et du bruit des langues ‘« se décollant d’un palais »’ (308). Les mots tuent, Michel en est conscient qui évite de jurer en présence de l’invalide : ‘« Ce que balles dans la moelle et l’encéphale n’ont su faire, mon langage ordurier... »’ (212). Lui-même est atteint mortellement par les propos de Michèle, ‘« paroles inattendues, cruelles, désolantes, folles, dont chacune se fichait dans ma chair comme un pieu »’ (283). Il finit par rêver d’une ‘« humanité muette, toutes langues coupées »’ (196).

Plus encore, l’Enfer est une tragédie du verbe ; au commencement est le silence, personnifié par le père des de Klef, ‘« dieu sans pouvoir, muet »’ (239), incapable de raconter le passé, et la fin du récit est marquée par le silence de Simon :  ‘« Il ne répondait pas aux questions ou mal, il ne comprenait pas. Et il avait des difficultés à parler »’ (380). Pour lui aussi, le passé est aboli par l’impossibilité de le dire ‘: « - Tu te souviens, alors ? Il ne répondait toujours pas à cette question »’ (386). L’aphasie inhérente au code herméneutique selon Barthes, en tant qu’elle n’est normalement « qu’une suspension de réponse, obligée par la structure dilatoire du récit 195  », c’est-à-dire qu’un moyen pour l’auteur de renforcer l’impact de l’énigme en retardant sa résolution, cette aphasie est dans ce roman parfaitement incarnée dans les deux De Klef privés de parole, et qui nous privent du même coup, mais définitivement, de la solution du mystère : ‘l’Enfer est une tragédie du verbe, parce qu’il se construit, du début à la fin, autour d’une aphasie figée.’

Dans ce livre de secret, l’auteur a obscurci le langage maternel, fidèle à son étonnante idée que ‘« le sens est de nature maternelle’ 196  » : la mère du narrateur‘, « perdue dans un monde à elle »’ (20), parle « une langue non répertoriée » (161-162), par onomatopées, ‘« déluge de syllabes farouches »’ (169), lorsqu’elle n’est pas d’accord, et « langage drôlatique » (134), « chapelet de bribes verbales » (134) pour le reste ; malgré tout, Simon la comprend immédiatement et finira, comme elle, par « parler cheval » (128) ; Simon, l’enfant qui a refoulé ce qu’il pourrait dévoiler, communique sans problème et dès l’abord avec elle : ‘« ils semblaient deux musiciens qui s’accordaient bien »’ (134). La musique est toujours chez Soler l’image de l’harmonie innée entre les êtres.

Torbjörn, le voisin de Michel, parle ‘« un français chaotique »’ (32). Soler, Espagnol d’origine comme son créateur, est dans le domaine des langues également très attiré par la multiplicité, l’anormalité : l’hôtelier turc et sa « belle voix » (238), Isabel de Tuermas et les mots américains qui lui échappent, les « infatigables bavards » (303), d’origine sud-américaine, que sont les Dioblaníz, faisant par leur parole obstacle à la vérité ; elle avec sa voix « perçante » (303) et lui qui ‘« bredouillait un grommelant sabir qui faisait bruit de fond, rien de plus »’ (303).

L’attirance de Soler pour les langues étrangères est fondée sur leur musicalité, mais aussi sur la neutralisation du sens qu’elles permettent parfois : les mots dissimulent davantage leur secret. Son goût pour la déformation du langage est d’ailleurs sans doute à mettre sous le même éclairage :  Soler cherche à se distraire de ses problèmes de communication en usant du langage carnavalesque, en jouant constamment avec les mots, dont la forme plastique le fascine ; il signale sa curiosité pour la langue en évoquant une phrase ‘trouvée « dans un livre de grammaire ancien comme exemple de sonorités sans grâce »’ (203). Il en fait son slogan ‘(« Un phénix caché et inconnu a vie ici » (’289)), se retrouvant pleinement dans cette image solaire et goûtant le choc sonore des termes de la phrase. Au moment même où il exerce un chantage envers Michèle d’une façon si odieuse, il entend ce qu’il dit ‘(« Prêtez-vous-y »’ (146)) et joue avec cette sonorité : « Ces quatre syllabes laissaient facilement oublier leur sens et semblaient alors d’une langue étrangère et mystérieuse » (146-147). Dans la même séquence, si lourde de menace, une autre expression l’amuse, par la répétition paronomastique qu’elle contient :  « un froufrou de taffetas moussu » (148). Le jeu puéril sur les sons, sur la forme (Michel amuse aussi le petit Simon en mimant ce qu’il veut lui dire (135)), accompagne souvent les moments tragiques : en plein incendie de la maison de Liliane, Soler joue sur la polysémie en évoquant « feu [s]on père » ; avant l’enterrement de sa mère, il parle de ‘« vider le calice lyonnais jusqu’à la lie, et même [...] jusqu’à l’hallali ! »’ (196). Et pour tenter de minimiser le rapt de Simon dont il est coupable, il se rassure ‘: « j’enjôlais Simon et non l’engeôlais, ha, ha ! le fin mot m’emplit d’aise »’ (138-139). Ces deux exemples de jeu sur l’homophonie semblent attester la légèreté du signifiant, qui autorise une insouciance que condamne le signifié ; Michel joue donc avec l’un en tentant de refouler l’autre.

Une fois trouvées, surgies, ces expressions ne le quittent plus et reviennent périodiquement à son esprit : ‘« La Lancia démarra et disparut dans un frou-frou de taffetas moussu » (184’). Cette structure en écho est fréquemment utilisée, parce que le son retient l’attention du musicien qu’est Soler : ‘« Lire mon livre ! Ha, ha ! Elle pouvait toujours se frotter le bas-ventre avec une branche de houx. (Hou hou, hou hou, hou hou hou, fredonnai-je en moi-même) »’ (201) ; cette plaisanterie, pur jeu phonique, resurgit dès que Michèle demande à lire le livre sur Bach (cf. 213, 246). Soler mêle ce goût du jeu sur les sonorités à sa manie de copier la manière de parler des gens qu’il rencontre, par exemple le tic de langage de Michèle qui consiste à répéter plusieurs fois certains mots‘: « Oui, le père perd, et il en est, dit Michèle, désespéré désespéré »’ (183) ; il aime également la permutation : ‘« tous mes paniers dans le même oeuf »’ (225, 393), ‘« que viennent bien tenues les aubaines promises, que tiennent bien venues les aubines promesses »’ (237). Plus le mot est dégagé de l’emprise du sens, plus Michel est heureux de ses créations verbales : ‘« ce qui n’avait aucun sens mais me fit rire »’ (225). La légèreté des mots est dans la manipulation qu’ils autorisent, croit-il, et il place leur poids dans le seul signifié.

A travers l’attitude du héros face au langage se devine celle de son créateur. Pour Belletto, ce goût pour le charabia constitue un désir de régression, de recul au stade du nourrisson, c’est-à-dire un retour vers la mère197. Est-ce pour mieux le signifier que dans l’Enfer, la mère elle-même use d’un langage régressif ? On pense ici au rapport langue/texte établi par Jacques Dubois :

‘« Si la langue est maternelle, le texte (le livre) est paternel : il contient la Loi, à laquelle on ne saurait échapper .‘ 198 ’ »’

La jubilation de Belletto face aux altérations subies par le langage (maximales dans le cas du personnage maternel) se conjugue sans doute avec cette tentative d’échapper à la Loi du texte en jouant avec l’hypotexte policier et avec des préceptes narratifs qu’il feint de violer (par exemple, la mort de celui qui dit « je » au début d’un roman).

Notes
195.

R. Barthes, op. cit., p. 83.

196.

R. Belletto, les grandes Espérances de Charles Dickens, p. 177. En fait, cette atteinte au langage, qui est maximale dans le cas de la mère - personnage de surcroît textuellement mis à mort - semble illustrer ce que dit R. Barthes, in le Plaisir du texte, Seuil, Essais, 1973, pp. 51-52, à propos du rapport entre l’écrivain et sa langue maternelle : « L’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère [...] pour le glorifier, l’embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être reconnu [...] » (souligné par nous).

197.

Cf. R. Belletto, les grandes Espérances de Charles Dickens, p. 177.

198.

J. Dubois, l’Institution de la littérature, Nathan, Labor, coll. « Dossiers Media », 1978, p. 116.