3.3.2. Une violence endémique

Pourtant, c’est d’avoir trop joué avec des mots de violence qui finira par tout déclencher. Le langage carnavalesque, parodie du langage, devient dangereux quand il déborde, parce que le Carnaval, donnant à chacun la possibilité de jouer les rôles qui lui plaisent et de renverser toute logique, fait revenir le refoulé et dédouble les êtres à l’infini.

Le mot « violence » est revenu bien des fois au cours de notre étude, et notamment en ce qui concerne le langage. C’est bien sûr un lieu commun que de dire que le roman noir a pour thème le conflit, et plus particulièrement, Jacques Dubois le rappelle, la rivalité entre groupes inégalement lotis : dans les Mers du Sud, c’est bien un « franchissement de barrière 199  » entre classes sociales qui a causé le drame - une « frontière » (156-295) sépare San Magin du monde bourgeois -, franchissement inversé d’ailleurs par rapport à sa signification habituelle (qui vise à un progrès social), le bourgeois Pedrell ayant voulu pénétrer dans le monde ouvrier. Ce qui, par un renversement de valeurs singulier, fait d’ailleurs de lui le coupable : ‘« le  criminel revient sur le lieu de son crime, Stuart Pedrell »’ (157), dit Carvalho.

Mais si nous évoquons ce thème ici, ce n’est pas dans le but d’étudier cette violence-là : l’Enfer nous montre le chemin, puisque Belletto a supprimé cette justification de la violence dans son roman, où l’argent n’a qu’un rôle ludique ‘(« Trente mille francs. Bonne matinée »’ (75)) et où les classes sociales ne sont pour rien dans l’installation de la haine, le crime ne trouvant pas vraiment sa justification dans la lutte des classes, mais dans l’amour et la jalousie, la révolte devant l’inégalité du sort (Simon a une vue exceptionnelle, Jésus ne voit pas) ; comme le dit Jean-Claude Izzo :

« La réalité, ce n’est pas ce qui est sous nos yeux [...] La face cachée de la vie, elle n’est pas dans l’acte [le crime], mais dans la somme de sentiments, d’émotion - amour, haine, violence - qui sont nécessaires pour que cet acte ait lieu 200 . »

La « somme » dont parle cet écrivain semble s’obtenir par le cumul des sentiments violents de toute une communauté. L’ambiance est tendue dans l’Enfer, les « survivants » (214) sont rares mais ils s’agressent volontiers, y compris lorsqu’ils font leurs courses, dans une « frénésie générale » (41) : ‘« Les cabines d’essayage étaient prises d’assaut [...] halètements, odeurs, cris et larmes des enfants, querelles des parents »’ (41). Les matchs sont des prétextes à déchaîner sa violence : ‘« Ils se fonçaient dessus comme des idiots »’ (88). Les Dioblaníz laissent des ‘« bagarres sanglantes, et même meurtrières »’ (28) se dérouler à l’occasion des concerts qu’ils organisent, et, bien qu’on les soupçonne d’avoir été à l’origine de massacres dans leur pays, ils tiennent le haut du pavé201.

La société entière se comporte donc violemment, à l’exception d’îlots de douceur. Comme le dit Theodor Adorno, un des auteurs de chevet de Montalbán - dont Pepe brûle un ouvrage dans les Oiseaux de Bangkok  :

« Il n’y a plus d’autre ciment entre les hommes que la pression qui les fait tenir ensemble 202 . »

La cohésion sociale est notamment assurée par tout le commérage autour des crimes, toutes ces conversations où, sous le couvert de la condamnation et de l’horreur, s’exprime le désir de meurtre, sur le mode de la dénégation203. Dans les romans de Montalbán, chacun cherche un responsable au désordre : gouvernement, KGB, milieux d’affaires, femmes faciles, etc. D’où les nostalgies franquistes, très courantes : ‘« On a besoin d’une main de fer »’ (248). La vision politique de l’auteur barcelonais semble rendre compte de l’impossibilité de résoudre la violence : ‘« On avait assassiné un général et un colonel, mais rien n’arrêterait la marche irréversible vers la démocratie »’ (273). Tous s’accusent mutuellement : ‘« Les gens sont méchants »’ (20). Même les filles insultent leur mère ; Yes dit de Mima ‘: « Elle est comme un chasseur obnubilé par sa proie »’ (220). Ana Briongos est perpétuellement ‘« en rogne »’ (171), c’est « une lutteuse » (171). Tout se joue dès l’enfance : ‘« Des enfants jouent avec les mètres jusqu’à les tuer. Les mètres dans les mains des enfants sont des bêtes à mesurer, aux abois, qui se débattent, manipulées par leurs bourreaux »’ (129). Cette violence latente semble constituer la société, devenue une « jungle » (235), c’est pourquoi Carvalho s’en exclut, avec sa chienne : « Aucun chien n’a construit San Magin, aucun chien n’a jamais déclaré une guerre civile » (226). ‘« Elle ne mord pas ?
- Elle ne sait pas encore ce que ça veut dire » (102). ’

En définitive, les deux romans rendent compte de la violence inhérente à tout rapport humain, qu’elle se déchaîne ou qu’elle soit étouffée par les moeurs civilisées : « Il lui tendit la main comme si son bras le fusillait tout en lui présentant ses condoléances » (MDS 74) ; « il affronta la femme qui semblait évaluer son poids et l’effort que ça demanderait pour le faire basculer dans le vide » (MDS 121). Chez Montalbán, la parole rattrape de justesse la violence, elle la suspend, comme chez Belletto, où le monologue intérieur traduit cette agressivité envahissante :

‘« Je refermai la porte du bruyant et inefficace appareil ménager en douceur, me retenant de la réduire en bouillie comme je me retenais de briser la tête de Michèle à coups de poings. [...] - La musique, c’est votre métier ?
- Oui, dit-elle.
- Parlez-moi, dis-je. Parlez-moi ! » (154)’

En somme, si, selon la formule courante, le meurtre est un « langage en actes », l’Enfer montre ce qu’il en coûte de ne pas tuer, de résister à la tentation et d’être confronté à un langage inopérant, inefficace. Il révèle une autre fonction du langage, qui est de faire dévier le geste, de le refouler. Les voyous des banlieues n’ont pas cette possibilité, d’où le déchaînement des pulsions violentes : à la première page de son roman, Montalbán évoque l’un d’entre eux, comme empêtré dans sa langue, « essay[ant] de l’utiliser » pour s’exprimer. Il n’a pas accès au langage. Dans l’Enfer, Soler révèle aussi la vertu de l’expression écrite : il court se ‘« réfugier dans [s]on travail de rédaction, qui [l]’empêchait de céder à la haine »’ (297) à chaque fois qu’il se sent prêt à capituler face à ses instincts violents.

En effet, le détective, être de parole, dont le rôle est classiquement de restreindre cette violence, n’est en aucun cas extérieur à cette ambiance agressive ; bien au contraire, tous les deux ont du sang sur les mains. Carvalho, ancien homme de main de la C.I.A., qui parvient dans le quotidien à se limiter à une ‘« brusquerie contrôlée »’ (67) et à une ironie mordante qui le sauve de la violence dans des situations épineuses ‘(« Carvalho et la veuve se regardaient bien en face, comme pour mesurer leur degré possible d’agressivité »’ (26)), semble saisir l’opportunité d’un combat pour décharger sa ‘« rage accumulée »’ (251) entre deux enquêtes. Il arrive d’ailleurs qu’il roue quelqu’un de coups sans trop savoir pourquoi, comme dans Hors-Jeu (164) ou Tatouage (230) - roman pendant lequel il se montre extrêmement brutal avec deux femmes, dont l’une est sa maîtresse occasionnelle, pour obtenir des informations. Dans les Mers du Sud, se préparant à la rencontre avec Larios, il joue avec ses armes : ‘« Il fit le geste de tirer contre le mur [...] Il mit la sécurité, frustrant ses envies de tuer [...] bras tendu il cogna sur un adversaire invisible »’ (276). Lors du combat, une fois le voyou au sol, hors de combat, le détective se déchaîne contre lui : ‘« Carvalho le cribla de coups de pieds avec fureur [...] lui écrasant l’estomac, les reins, cherchant follement son visage [...] il le poussa pour le faire s’écraser contre le muret de briques »’ (289). Il soigne la culpabilité, consécutive à ces passages à tabac de « victimes faibles » (281), par l’abus d’alcool et la voracité.

Quant à Soler, ses projets criminels ne reposent que sur le désir de violence, alors même que les vrais coupables n’ont agi, eux, que par besoin d’argent (Lichem) ou par amour (les Dioblaníz, si « bons » qu’ils étaient même prêts à adopter Simon !). Avec sa ‘« rage complaisante »’ (25), Soler semble en fait être à l’origine de la violence, puisque dès le début du roman (et avant même qu’il ne forme des projets criminels), « prêt au combat » (9), il s’en prend violemment aux objets qui l’entourent, ses seuls opposants possibles ‘(« Je l’aurais bien jeté par la fenêtre [le réveil], avec rage [...] » ’(35)). La plupart du temps, il en reste à l’intention : « Je pouvais tuer », dit-il dès la page 72. Le champ lexical de la guerre est envahissant : Michel se compare à un soldat blessé ‘(« quand on a le ventre ouvert par un coup de hache et que les entrailles s’en échappent [...] »’ (64)) et même à un ‘« cadavre de la dernière guerre » ’(89) et il imagine - dès avant son suicide, qu’il mettra pourtant en avant comme la cause de son agressivité -, tuer tous les gens qu’il rencontre (Anne (29), le complice de Lichem (72), un concierge (113), un médecin (178), un douanier (315), Lossaire (254), etc.), que ce soit des personnages-clés du drame ou de simples silhouettes à peine croisées.

La guerre apparaît constamment dans les différentes formes humoristiques comme les exagérations et les comparaisons : Carrefour lui rappelle ‘« Verdun après la bataille’ » (41), il évoque « le conflit atomique généralisé » (39), une ‘« bataille navale » (’143)  une ‘« offensive mondiale »’ (25) des Chinois, fait ses courses en pensant que ‘« la guerre pouvait éclater, interminable, et âpre, elle ne [l]e prendrait pas au dépourvu »’ (112). Bien des comparaisons surprennent et ne font que renforcer l’impression d’agressivité délirante, prête à se déchaîner : ‘« Partez, lui dis-je avec toute la vaillance dont j’étais capable, c’est-à-dire celle d’un lapin en rase campagne face à une rangée de canons pointés »’ (101). 

La violence semble le soutenir, puis, après sa tentative de la retourner contre lui, elle participe de sa résurrection : « Souvent la haine et le mépris du monde m’étouffèrent, mais je n’en respirais que mieux » (139) ; en particulier lorsqu’il va pouvoir défouler cette pulsion criminelle sur le premier ennemi qui se présente, Lichem : ‘« une partie de moi-même était prête à la guerre, la partie rageuse qui avait armé ma main d’Alymil 1000 et de boutons de gaz de ville, et qui n’avait pas obtenu pleine satisfaction de sa rage destructrice [...] »’ (185). Il fera ainsi preuve d’une ‘« rage si aveugle »’ (185) qu’il déstabilisera son adversaire. L’arme de ce dernier, une fois en la possession du héros, butin de guerre, va être l’occasion de nouveaux délires sanglants :  ‘« Cran de sûreté, chargeur plein, six balles, détente, rien de sorcier, un jeu d’enfant. Qui me chercherait des poux avec une insistance trop tatillonne prendrait incontinent six balles dans la matière cérébrale »’ (194). La menace pèse alors sur tout le monde, y compris les femmes (il imagine ‘Isabel « l’arme de Lichem entre ses deux grands yeux verts « (’325)), et surtout, Michèle.

Cette hostilité universelle  se concentre en effet sur Michèle de Klef ‘: « La guerre faisait rage entre nous »’ (311). Le héros semble victime de ce qui l’envahit : ‘« je luttai contre une sorte de haine »’ (268). Cette aversion est douloureuse à contenir, c’est pourquoi retrouver Simon, juste après avoir vu sa soeur, permet une forme de soulagement, par un mouvement de ‘« tendresse libératrice »’ (159). A chacune de ses rencontres avec la jeune femme, Michel s’épanche largement auprès du lecteur sur le mélange d’amour et d’aversion qui compose leur relation (156, 172, 182, 267), son envie d’être cruel avec elle (147), son désir de vengeance (126), la violence qu’il contient sans cesse (154, 172, 181) et il se complaît à imaginer, tandis qu’il lui tient des propos doux et embarrassés, les tortures qu’il pourrait lui faire subir (157, 293), jusqu’à imaginer la tuer en la noyant (172), par lapidation (116) ou par balle (210), avec l’arme volée, « arme dans laquelle il restait une dernière balle ! Pour Michèle ? Non, ha, ha ! » (349). Dans l’autobiographie de Rainer, Soler désigne Michèle par une périphrase éclairante : ‘« la jeune femme hostile dont il [Soler lui-même] allait bientôt réduire l’âme à néant »’ (368).

Or, ce qui va être intéressant à nos yeux, c’est que cette violence n’est pas limitée au seul Soler, dont on aurait pu faire un maniaque dangereux, menaçant toute la société, comme dans un roman noir classique. Mais ce que Belletto montre, dans un premier temps, c’est la haine mutuelle entre deux amants ; derrière les mots anodins qu’ils se disent, le narrateur, en particulier par le biais de la focalisation interne, rend l’hostilité des pensées, qui en deviennent apparentes : « Michèle était tendue comme une arbalète [...] de petites flèches d’hostilité qui sifflaient et pleuvaient sur tout le quartier du Point-du-Jour et me frappaient, moi, si proche d’elle dans l’espace et par le coeur, durement » (279). « Une bouffée de haine me fit suer davantage » (201). La violence semble être exacerbée par la chaleur, et même avoir partie liée avec elle ; on est bien en enfer et les instincts mauvais s’enflamment :  « Michèle m’entraîna dans son cercle 204 d’angoisse et je revins à la charge avec Lossaire » (281). Certes, la jalousie est pour quelque chose dans l’animosité de Michel envers Michèle : « une haine formidable me souleva du sol » (227), note Michel en voyant Lossaire et Michèle ensemble et il compare la jalousie à un « fer rouge » (227). Mais, bien avant Lossaire, il faut mettre en avant la folie suicidaire contrariée de Soler qui a fait naître sa « hargne dirigée non plus contre moi, mais contre le monde. Et dont son amour n’avait guère émoussé la virulence 205... » (244) ; quant à Michèle, « angoissée et hostile » (297), son « anxiété » (293) si souvent évoquée est au coeur de ses difficultés amoureuses : « elle finit par me haïr de ne pouvoir m’aimer en paix » (293).

Ce qui est très révélateur, dans les rapports entre ces deux amants, c’est qu’ils montrent combien la violence se dissémine : « Elle ne répondit pas, tendue et agitée par une terrible nervosité. Elle m’énervait » (182). Pour refouler cette violence, ils se raccrochent désespérément au langage, et même si les mots se dérobent, ils recourent à ce qui évite bien des conflits : la simple politesse, ce qui expliquerait l’usage du vouvoiement entre eux. Si le langage n’intervient pas, comme nous l’avons vu, la contagion de la violence ne rencontre aucun obstacle, quitte à être déviée dans la violence sexuelle ; dans l’extrait suivant, qui suit une tentative avortée de conversation où abondent les points de suspension et les mots en trop qu’on se reproche, cette alternative violente face à la propagation de la violence apparaît nettement : « Je crus que c’était elle qui allait me tuer, sans voisin assez fort, ce voisin fût-il Torbjörn Skaldaspilli le géant, pour desserrer l’étreinte de ses doigts sur mon cou. Elle louchait. Une haine proche de l’abjection la défigurait. Ce fut un moment de folie. J’étais prêt moi-même à la frapper de toutes mes forces. Je résistai. Nous résistâmes. Un autre dénouement s’imposa. J’empoignai Michèle par le bras et l’entraînai avec irrésistible sauvagerie dans la maison [...] nous fîmes l’amour comme sans doute le font les bêtes dans les prés, les fleuves, les forêts. Les montagnes » (365). 

La sauvagerie semble en effet inhérente à l’amour physique, même avec Anne : « Le plaisir lui-même fut si violent qu’il ne dérangea guère une relative immobilité, se fût-il exprimé avec la frénésie exigée par sa violence que nous eussions elle et moi volé en éclats dans la pièce, ses longs gémissements m’incitant à lui dévorer le visage de baisers » (63). Seuls les rapports avec Annie, d’où le sexe est absent, sont vierges de toute agressivité ; en cela elle représente le double intouché d’Anne et d’Ana. Faire l’amour comme si c’était la guerre n’est pas une caractéristique du seul Michel (cf. 235, 330) : Rainer, qui qualifie cet acte, comme Soler, de « sacré » (218-233), parle de ses relations avec Ana, une « passion violente » (219), de la même façon (« nous nous sommes aimés purement et vicieusement » (270)).

Parmi les liens que René Girard établit entre violence et sexualité206 sont relevés le sang, les formes violentes de la sexualité (viol, rapt, inceste, sadisme), très présentes dans l’Enfer 207, les querelles qu’elle provoque (Lossaire), les objets de substitution qu’elle emploie en cas de déception (Isabel, Anne), la violence qu’elle amène lorsque le désir rencontre un obstacle - et le roman de Belletto en est l’illustration.

« Mon sexe érigé était dur comme fer » (E 266). « Elle retira sa main [du sexe de Gueulenoire] comme si elle avait touché une prise électrique » (MDS 12) » : la conjonction violence/sexe est en effet également perçue par Montalbán, par exemple au chapitre I, où le vol de voiture est motivé par un projet sexuel formulé à plusieurs reprises ; dans l’action, Gueulenoire s’encourage même sexuellement, « palp[ant] le crochet appuyé sur l’arrondi de sa couille qu’il caressa de l’intérieur de sa poche » (10). Les deux crimes ont également une connotation sexuelle : Larios a voulu tuer le responsable de la grossesse de sa soeur, Soler a commis le premier enlèvement pour posséder Michèle. En outre, ce que dit René Girard des dangers suscités par une sexualité trop longtemps réfrénée évoque le héros de l’Enfer:

‘« Tout comme la violence, le désir sexuel ressemble à une énergie qui s’accumule et qui finit par causer mille désordres si on la tient trop longtemps comprimée208. »’

Dans le roman, la première relation sexuelle de Soler « libéra dans la pièce un objet avide et turbulent de fou suicidaire continent depuis des lustres et durement résolu à manifester l’énergie d’une ultime révolte [...] » (62). Les catastrophes s’enchaîneront ensuite, comme déclenchées par le désir contrarié de Michel, désir sexuel, désir de violence qui va perturber sa vie et celle de la communauté209. Rainer a également enduré l’attente, n’ayant découvert que tardivement l’amour avec Ana ; il y a perdu son « expression angélique » (270) : « Mon âme n’était pas préparée aux turpitudes de la chair, par conséquent mon corps en a vite porté les stigmates » (270). Parmi ces stigmates, nombreux (alcoolisme, maladie), l’un est particulièrement significatif : dans des circonstances mystérieuses, Rainer a perdu un doigt, l’index gauche, mutilation/castration qui l’a banni du monde de la musique, son paradis, et de celui des hommes. Michel se blessera aussi et passera à côté de la même catastrophe : un trou, « au creux de l’os de la hanche » (258) qui laissera une « petite cicatrice du milieu du corps » (329), et une autre blessure, Michel étant atteint au même endroit que Rainer : « Je crus qu’on me coupait les doigts [...] Mais je m’étais tordu et entaillé l’index gauche, qui saignait »  (378). Le livre se termine sur la mention de son « index gauche encore douloureux, et loin d’être guéri » (394) ; Soler a donc eu plus de chance que Rainer, laissé « sans possibilité de relèvement » (270) par une castration définitive. C’est peut-être la raison de l’éloignement prudent (mise à l’index ?) de Michel vis-à-vis de toutes les femmes, même de la plus aimée, à la fin du roman.

Si le sacré n’apparaît pas dans la conception de la sexualité chez Montalbán, il est évident qu’il rejoint Belletto pour faire de celle-ci une manifestation de la violence ; même Pepe, qui peut pourtant assouvir ses fantasmes avec sa compagne, femme publique, est susceptible d’être tenté par la violence sexuelle, comme lorsqu’il est confronté à la déclaration d’amour de Yes, la « fille-fleur » (64), qui le culpabilise :  « Il la déshabilla avec parcimonie et la pénétra comme s’il voulait la clouer sur le tapis » (257) ; « Carvalho la retourna, la mit à quatre pattes et se disposa à la sodomiser. Pas une protestation ne sortait de la tête cachée par la chevelure douce et soumise. Les bras autour de la taille fine comme une jeune tige, Carvalho laissa tomber sa tête sur le dos de Yes et sentit que sa fureur noire l’abandonnait » (109). Dans cette fin de phrase, c’est la « fureur » qui est sujet et qui domine, mais elle est sans doute désamorcée par la passivité de la jeune fille, qui n’est pas contaminée par la violence. Paul Ricoeur retrouve cette idée de contagion dans les civilisations les plus anciennes :

‘« La comparaison entre la sexualité et le meurtre est soutenue par le même jeu d’images : dans les deux cas, l’impureté est liée à la présence d’un « quelque chose » matériel qui se transmet par contact et contagion210. »’

Cette contagion, fréquemment inhérente au phénomène de la violence, apparaît lors du combat avec les voyous, combat prolongé au-delà du nécessaire et du raisonnable par un détective ivre de colère, qui libère sa violence dans les coups de pied qu’il envoie « avec fureur » (289) à un adversaire au sol : « Pedro les esquivait comme un animal électrique [...] Il entendait aussi les halètements de bête fatiguée et furieuse qui s’échappaient de la bouche entrouverte du détective [..] Carvalho reprit sa respiration d’animal 211 [...] » (289)

En effet, Belletto et Montalbán expriment l’invasion de cette violence primitive par une abondance d’images animales. Carvalho, « animal urbain » (les Oiseaux..., 82) qui vit dans une « tanière » (102), est un « animal vorace » (258) lors de ses ébats, et dans ses élans vers la nourriture : Yes sait qu’elle ne pourra lui parler que s’il a mangé, et « assouvi la bête qu’[il] nourr[it] en [lui] » (255)) ; de plus, c’est une bête féroce quand il combat. L’Enfer est un texte envahi par ce système de comparaisons, qui se conjugue avec une autre figure de rhétorique, plus habituelle au roman noir : l’hyperbole, violence faite au langage, qui se met à outrepasser la réalité.

Michel se compare ainsi sans cesse à un animal : « à quatre pattes comme une bête » (56, id. 390) ou « animal inconnu » (151) quand il fait l’amour ; une grenouille (65), un cheval (76), un chien (95), un « moineau mourant » (154), un « vieil insecte » (181), un « porc-épic géant » (283), une chouette (321), un crabe (322), etc. Cette invasion de l’animalité est un écho amplifié, déformé et parodié de l’héritage du roman policier classique où l’enquêteur est un grand fauve dont le meurtrier est la proie. En généralisant ce stéréotype, Belletto montre bien sa vérité, puisque tous sont animalisés, de Rainer à « l’animal Léonard » (346, id. 90, 334, 335), jusqu’à « cet animal de soleil » (394) : Simon, le « petit lapin » (122 notamment) parle « cheval » comme Liliane, Lossaire a « une intelligence de mouche, une sagacité de boeuf assoupi » (209), un concierge est une « araignée » (113), un médecin un âne (356). Même les objets sont animalisés : les cercueils/ « sales grosses bêtes » (248), les balles/abeilles (335), le bocal au rire de chèvre (216), etc.

Des animaux, réels ou imaginaires, envahissent les lieux : les toilettes (296), les confitures (67), Michel en voit ou en imagine partout : sa voiture lui semble un ‘« lézard de feu »’ (132) ; il explique sa blessure par ‘« un chat qui [l]’a mordu’ » (129). Même s’ils sont au coeur du système humoristique dominé par l’hyperbole ‘(« ce reluisant Hôtel Quivogne de la propreté duquel se serait plaint le plus débonnaire des cochons »’ (189)), les animaux sont associés aux fantasmes sadiques et souvent en position de victimes : souffrance (65), soumission (95), brutalité (156), chasse (101, 198), mutilation (317), mort (152, 175, 193, 205), agonie (206, 322).

Dans les Mers du Sud, l’animalité agressive du détective se déplace métonymiquement sur son pistolet : ‘« Carvalho palpa le couteau qu’il avait toujours dans sa poche, un animal qui vivait mordant la mort et qui soudain la lâchait avec toute sa rage accumulée »’ (251‘). « Le pistolet dormait avec une présence froide de lézard » ’(276). L’arme est souvent personnifiée, comme si c’était elle qui était l’agent déclencheur de l’action violente, et donc responsable de son déchaînement. La peur que Pepe ressent devant ses armes (276) vient de ce qu’il pressent qu’elles lui permettront de faire, ce qu’elles libéreront en lui.

Dans l’Enfer, une métaphore animale vient traduire la complexité des relations humaines : tous les gens qui veulent du bien au héros (Torbjörn, Anne, Patrice Pierre, Rainer) sont qualifiés ainsi : ‘« Ah ! L’animale !’ » (64), y compris Michel lorsqu’il dit « je » à la place de Rainer. Cette désignation vise sans doute à manifester la dualité des sentiments qu’inspirent les gens qui vous veulent du bien, perçus paradoxalement comme plus dangereux que des ennemis parce qu’ils se rapprochent trop de vous et vous contraignent à renoncer à la violence. Michel refuse apparemment, comme Carvalho, d’être « esclave des sentiments » (MDS 257), l’affection des autres créant une dette (MDS 218), dans un rapport quasi-économique ‘:  « Carvalho la caressa le temps suffisant pour ne pas décevoir sa demande »’ (MDS 275) ; ‘« je lui ferai payer les intérêts de ce que je pourrai lui donner. Il me paierait ça sous la forme de l’immense satisfaction que l’on a à protéger quelqu’un »’ (MDS 219) ; ‘« Charo lui préparant l’addition pour une aussi longue absence de sexe et de compagnie »’  (MDS 225). C’est pourquoi Soler, comme Carvalho, a des sentiments si partagés : ‘« J’avais envie de me pencher, d’ouvrir sa portière et de la pousser au premier virage un peu sec. Ou de la garder près de moi le plus longtemps possible, les deux »’ (E 29). ‘« Charo lui caressa les cheveux du bout des doigts, et Carvalho les lui emprisonna pour les repousser, mais il les garda et les serra avec effusion »’ (MDS 38). 

C’est encore un animal, dans l’Enfer, qui va nous donner la signification profonde du roman : au coeur de la ville, sous les fenêtres du héros, ce dernier découvre un ‘« gigantesque bouc ! Ordinairement, les dessinateurs des rues représentent l’Enfant Jésus, ou la Vierge Marie, ou la Vierge Marie berçant l’Enfant Jésus, ou des champs, des soleils, des moutons, des lapins, en un mot des visions apaisantes et encourageantes, lui non, un bouc, gigantesque et hideux, la tête auréolée de rouge, avec trois cornes, en plus, et des oreilles de renard ! »’ (242). Ce bouc est annoncé par une hyperbole imagée page 214 et resurgit page 353 : ‘« Sauter du cinquième en visant le bouc »’, proposition détachée par un alinéa et destinée à faire dévier l’animosité entre Michel et Michèle.

Voilà donc la figure du bouc émissaire. Mais il ne s’agit pas, comme dans le roman noir courant, de trouver en un coupable l’exutoire à la violence générale et une soupape au sentiment de culpabilité de chacun. Il s’agit, dans un contexte de « folie » (mot récurrent dans l’Enfer), symbolisé par cette chanson de Carnaval qui suit Soler ‘(« une nuit de carnaval, de folie et de délire »’ (94)), de trouver une victime émissaire, selon le principe mis à jour par René Girard dans la Violence et le Sacré, c’est-à-dire une victime prise dans le champ habituel des pharmakos : un animal (Blette, la chienne de Carvalho), un enfant (Simon de Klef), un étranger (Pedrell à San Magin), ces deux derniers étant isolés (ce qui évite tout risque de vengeance, donc de contamination de la violence, fatale à la communauté), l’un par la haine que lui voue sa soeur, la disparition de sa mère et la paralysie de son père, l’autre par son anonymat volontaire ; tous seront « sacrifié[s] » (E 377) aux confins de la ville, pour éloigner la brutalité de la communauté : Vallvidrera pour Blette, San Magin et la Trinidad pour Pedrell, Villeurbanne pour Simon. Le « masque tragique grec » (MDS 228) porté en guise de badge par Ana Briongos dévoile alors toute sa signification dans ce qui est qualifié de « tragédie » (302) : ce masque est, d’après René Girard, porté par les membres de la communauté juste avant le sacrifice ; il a glissé du visage d’Ana, après qu’elle se fut rendue complice du meurtre du père de son enfant - qui, de son propre aveu, était « fatal » (281) -, en protégeant, comme l’ensemble de ceux qui peuplent le « labyrinthe » (161) de San Magin, et au-delà (la femme de Pedrell et ses associés), celui qui a fait office de bourreau :

‘« Quand elle n’est pas satisfaite, la violence continue à s’emmagasiner jusqu’au moment où elle déborde et se répand aux alentours avec les effets les plus désastreux. Le sacrifice cherche à maîtriser et à canaliser dans la « bonne » direction les déplacements et substitutions qui s’opèrent alors212. »’

Le discours autour de Pedrell, vu sous cet angle, est particulièrement clair ; il s’agit pour chacun des témoins interrogés par Carvalho de justifier du choix de la victime sacrificielle, qui ne doit pas inspirer la pitié : « Dans tous les milieux, on le considérait comme un oiseau rare » (54) ; « ce mec-là les gênait, je renifle ça. Tous » (263). C’était un « intrus » (293), pour ceux de San Magin, un « entrepreneur brechtien » (55) pour Artimbau, et pour ses collègues, qui n’appréciaient pas sa prise de distance ‘(« il avait fait de son travail une parodie »’ (70)), un « martien » (230) pour Carvalho, un pervers pour les femmes : l’accusation d’inceste - écho du mythe d’Oedipe - n’est pas loin quand Adela parle de « son goût pour les petites filles du jardin d’enfants » (122), « plus jeunes que de rigueur » (57), ajoute Artimbau. Bref, le portrait-robot idéal de celui qui doit « payer tous les péchés de la classe dominante » (194) parce qu’il menaçait de brouiller les frontières sociales. Ce discours autour du pharmakos souligne encore la parenté entre le roman à énigme et la tragédie, dont l’origine se trouve peut-être, pour Pierre Vidal-Naquet, dans le « chant déclamé à l’occasion du sacrifice du bouc (tragos) 213 »

Quant à Simon de Klef, cette hypothèse rend parfaitement compte du portrait orienté que le narrateur de l’Enfer fait de lui : malgré l’évident charme de l’enfant, Soler le présente comme un être maléfique, ‘« adorable et possédé »’ (278), avec l’approbation de sa soeur. Le narrateur ne cesse de le rappeler, à chaque apparition de l’enfant avant son sacrifice : il ‘« était habité par des forces maléfiques »’ (118), et tous les mots de la famille de mal sont répétés pour le décrire, de manière obsédante et totalement mystérieuse si on ne cherche pas à l’expliquer par cette désignation de la victime. La « complicité » (344-363) que Michel ressent par moments avec les femmes a alors, effectivement, quelque chose d’« abominable »  (363), comme il le mentionne furtivement.

En même temps, l’issue des deux sacrifices montre bien la dualité qui s’attache au pharmakos. Le mot grec pharmakon, rappelle René Girard, a le sens de poison et de remède ; ce qui explique la double réaction à l’immolation ‘: « Depuis qu’il est parti, j’ai pu respirer à mon aise »’ (MDS 26), avoue sans vergogne la femme de Pedrell, qui montre combien la disparition de son mari a permis à chacun de retrouver un équilibre (Planas a même récupéré la maîtresse du promoteur). Les affaires reprennent... René Girard souligne l’aspect positif du pharmakos :

‘« La victime émissaire meurt, semble-t-il, pour que la communauté, menacée tout entière de mourir avec elle, renaisse à la fécondité d’un ordre culturel nouveau ou renouvelé214. »’

‘ « Enfin quelque noeud mystérieux se défit en moi »’ (386), constate Michel, en voyant Simon énucléé, et, note-t-il, « apaisé » (380) par ce sacrifice, sa soeur et lui enfin « réconciliés » (386). Ils sont alors tout tendres avec cet enfant, image de la reconnaissance dévolue à la victime du sacrifice, grâce à qui le calme revient dans la communauté. On trouve quelque chose de ce culte traditionnel dans la dévotion de Yes pour son père, dans les Mers du Sud ; elle ne connaissait pas son père et ne s’intéressait guère à lui, et voilà qu’elle en fait un mythe dès qu’il disparaît, lui trouvant toutes les qualités du monde ! ‘« Il a voyagé jusqu’à la purification et maintenant il dort »’ (67). Certes, elle se plaint de sa disparition, mais n’envisage jamais d’utiliser les talents professionnels de Carvalho ; ce dernier ne lui sert qu’à construire une image divinisée de son père, retrouver son image ‘(« Dis-moi, tu sais qu’il te ressemble ? »’ (66)) en réalisant une sorte d’inceste fantasmé, susceptible de tenter un homme fréquemment confronté au ‘« tabou esthétique de l’inceste »’ (Hors-Jeu, 157) et soupçonné ici d’être un ‘« détourneur de mineures »’ (216). Le détective, « effaç[ant] d’un geste toute possibilité de ressemblance » (67), se défend vigoureusement, dès lors, de ce rapprochement, car il sait qu’il est lui aussi un intrus à San Magin ‘(« un homme du monde, qui venait de l’au-delà ’» (175-176)) ; il est parfaitement conscient du danger qu’il y aurait pour lui à trop correspondre aux caractéristiques du pharmakos...

Ainsi, contre ce qui se produit habituellement, Montalbán et Belletto valorisent dans la narration la place de la victime, la rendant attachante, Montalbán négligeant exprès le personnage du criminel :

‘« Plus la crise est aiguë, plus la victime doit être précieuse215. »’

Belletto va même plus loin, selon l’esthétique du roman à suspense, en replaçant le sacrifice où il doit être, c’est-à-dire à l’issue cathartique de la crise, après que celle-ci eut frôlé la catastrophe, dans un délire collectif, une confusion totale, un échange dangereux des identités. Au contraire, dans le roman policier le plus classique, le crime est antérieur, hors-texte ou raconté au premier chapitre ; c’est pourquoi l’ambiance sociale, ensuite, paraît souvent atone, lénifiée, comme vidée de ses pulsions violentes, ce qui permet sans doute à l’enquêteur du roman policier originel d’enquêter aussi sereinement, tout à ses pensées, alors que Soler ne parvient pas à réfléchir, encore sous le joug de la violence.

Cependant, d’où vient cette crise, comment trouver l’origine de ce déferlement de violence, de cette agressivité qui fait tache d’huile et se propage d’elle-même (et qui, dans la Machine de Belletto, ne rencontre aucun obstacle et triomphe), comme le phénix auquel Soler se compare, ‘« bestiole irréelle qui se reproduit toute seule »’ (292) ? Dans le rêve qu’il raconte, l’image de la morsure du chat traduit la peur de la contagion de la violence :  ‘« pour que ce chat [...] meure si facilement, c’est qu’il est atteint d’une terrible maladie. Peut-être contagieuse, et qu’il m’a peut-être transmise ? »’ (192-193). Cette infection, Soler, comme tout un chacun, cherche à en trouver l’origine à l’extérieur de son être : il l’impute à la ‘« chaleur meurtrière »’ (11), à la maladie, à Dieu, à la mort, à l’amour déçu, aux femmes sur qui il projette son propre désir de violence. René Girard précise que nous vivons dans un monde intermédiaire entre celui qui transfère le jeu entier de la violence à Dieu et celui qui le restitue aux hommes :

‘« Dans ce système intermédiaire, qui est le nôtre, l’opposition entre la division violente et l’harmonie pacifique, la différence qui devrait s’étaler dans le temps, dans l’ordre diachronique, se voit transmuée en différence synchronique. On entre dans l’univers des « bons » et des « méchants », le seul qui nous soit vraiment familier216. »’

D’où le succès des romans policiers traditionnels ! Mais nos deux romans brouillent davantage les frontières manichéennes en montrant, au contraire, comment la violence se propage chez chaque individu, partagé entre le Bien et le Mal : les Dioblaníz ont agi monstrueusement par amour pour leur fils, le frère d’Ana a tué pour venger sa soeur, Pedrell, la victime, était un promoteur véreux, Simon de Klef est un enfant cruel, les enquêteurs sont des brutes, etc. Même une figure angélique comme celle de Patrice Pierre peut basculer : « Le docteur Patrice Pierre s’arrêta un instant sur la large route du Bien et de la Bienveillance qu’il suivait depuis toujours, il s’arrêta un instant à l’embranchement Mal, Contrariété et Doute, un sentier Mal, Contrariété et Doute prenait en effet sur la large route et se perdait dans les orties en serpentant. Il y fit trois petits pas et revint aussitôt » (265). 

En fait, c’est dans l’indifférenciation que René Girard trouve l’origine véritable de la violence, et, plus précisément, ce qui semble tout à fait pertinent dans l’Enfer, dans la multiplication des doubles. Nous trouvons par cette hypothèse l’explication la plus plausible de la prolifération des figures dédoublées dans le roman, que nous avons précédemment étudiées (cf. 1.2.) :

‘« L’universalisation des doubles, l’effacement complet des différences qui exaspère les haines mais les rend parfaitement interchangeables constitue la condition nécessaire et suffisante de l’unanimité violente217. »

La schizophrénie de Michel, son identification à des figures opposées, ses doubles inversés : Lossaire (Soler), Lichem (Michel), Rainer (Pluie/Soler-soleil) et jusqu’à Michèle, son homonyme, trop proche de lui ; les conséquences désastreuses de ces identifications successives - dispersion du désir sexuel (Isabel/Ana, Anne, Michèle), imitation de projets violents (viol, énucléation) : tout cela semble répandre la violence comme la poudre, de l’intérieur vers l’extérieur. La communauté tout entière, jusqu’à la soeur de Simon, semble alors lui souhaiter du mal et reprendre à son compte l’affreux dessein de Michel.

Carvalho, perdu dans cet univers indifférencié qu’est San Magin, ‘« horizon régularisé de blocs semblables »’ (161) (où chaque appartement est le « calque » (241) de celui du voisin), est lui aussi menacé par ses doubles : son homonyme Larios, qu’il manque de tuer, et Pedrell, dans lequel il se retrouve tant qu’enquêter sur sa mort lui semble « suicidaire » (168) - même âge, même lassitude, mêmes lectures, même solitude, même insatisfaction, même désir d’évasion, même goût pour les toutes jeunes filles blondes. Le topos de l’identification entre chasseur et chassé se redouble ici (puisque Carvalho pourchasse autant la victime que le criminel), dans un vertige identitaire, d’autant que l’identité du détective espagnol est déjà minée par la figure envahissante de l’hypotexte. Ce dédoublement est encore renforcé par la signification même du roman policier, où « je » n’est pas un « autre » :

‘« Chacun devient le policier d’autrui, voire son propre policier : et le policier, à la recherche de « son » criminel, qui est bientôt sa victime, a besoin de cet être comme un autre soi-même, pour le détruire, ou pour s’en servir, comme d’un complément nécessaire à sa vie218. »’

Nos deux romans montrent donc bien à l’oeuvre une contamination de la violence qui se résorbe (ou qui s’est résorbée, dans le cas des Mers du Sud), par le sacrifice d’une victime émissaire. En définitive, c’est cette crainte de la contagion (exprimée par le choeur dans la tragédie grecque) qui pourrait expliquer la peur qui règne dans l’Enfer, presque à tout moment (« je réussissais à ne pas montrer à Michèle à quel point sa panique m’avait contaminé » (174)), la peur qui culmine lors du concert de la Purification au Temple, (« on avait peur » (307)), lieu symbolique du sacrifice où la mère de Jésus exulte véritablement, la peur qui a tué la mère du narrateur, prise dans la spirale de la violence, la peur que ressent aussi Pepe Carvalho devant son arme, et dont il fait l’expérience à chacune de ses aventures.

Notes
199.

J. Dubois, le Roman policier ou la modernité, p. 173.

200.

J.C. Izzo, « la Vie même », in les Temps Modernes, pp. 193-194.

201.

Ernst Mandel, op. cit., p. 168, fait d’ailleurs curieusement de ces derniers le moteur du roman, qui « doit sa force au passé révolutionnaire latino-américain de certains de ses protagonistes, qu’il [Belletto] évoque avec une grande efficacité. »

202.

Th. Adorno, op. cit., p. 38.

203.

G. Auclair, op. cit., p. 197, note que la chronique des faits divers a ainsi pour fonction d’« assurer, en l’exaltant, la cohésion sociale face à ce qui la nie [...] ou menace de la détruire. »

204.

souligné par nous.

205.

souligné par nous.

206.

Cf. R. Girard, op. cit., p. 56 : « La sexualité est impure parce qu’elle se rapporte à la violence. »

207.

Y compris l’inceste, trahi, fantasmé. Soler, qui ne supporte pas l’idée de relations sexuelles entre Liliane et son père, raconte sa tentative de réanimation de sa mère adoptive en ces termes : « Je tentai la respiration artificielle. Mais je savais mal faire, c’était la première fois [...] je la regardai s’approcher sans quitter de la bouche la bouche de ma mère à califourchon sur qui je m’agitais en vain (178). »

208.

R. Girard, op. cit., p. 58.

209.

S. Freud, Essais de psychanalyse, p. 255, évoque la composante sadique de la pulsion sexuelle : « Nous reconnaissons que la pulsion de destruction est régulièrement mise au service de l’Eros à des fins de décharge [...] ». En même temps, p. 259, Freud affirme que les pulsions érotiques, étant plus mobiles, peuvent « faciliter les décharges ».

210.

P. Ricoeur, Philosophie de la volonté II, Finitude et culpabilité, Aubier Montaigne, coll. Philosophie de l’Esprit, 1960, p. 34.

211.

souligné par nous.

212.

R. Girard, op. cit., p. 21.

213.

J.P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Oedipe et ses mythes, p. 91.

214.

R. Girard, op. cit., p. 381.

215.

Ibid., p. 33.

216.

Ibid., p. 206.

217.

Ibid., p. 122.

218.

A.M. Boyer, « Portrait de l’artiste en policier », in Modernités, p. 245.