5.2. Le jeu avec l’intertexte

5.2.1. Mon cher Watson

Le renouvellement du cliché est donc un enjeu de l’écriture policière ; pour Uri Eisenzweig, ce genre présente la performance narrative comme une nécessité, renforcée par l’appartenance reconnue à un type de récits précis. Pour un lecteur de roman policier, il y a toujours un pré-texte, d’autres textes, parfois même jamais lus, mythiques ; les auteurs semblent toujours s’imaginer que tout le monde a lu les grands anciens, Poe, Doyle, etc., (comme le petit Carvalho, cf. 131) et ils jouent avec ce prérequis dans leur oeuvre propre. Ce qui est vrai, c’est que ces références font partie d’une culture commune, et qu’à ce titre, la grande majorité des lecteurs s’attendent à quelque chose en ouvrant un roman policier, d’autant qu’il faut compter avec toute une culture, notamment cinématographique - sur laquelle s’appuie considérablement Montalbán -, et encore davantage aujourd’hui, télévisuelle. Tout ceci crée donc un horizon d’attente :

« L’idée même de « mystère » narratif et d’une possibilité de solution oriente fatalement la lecture, ou plutôt la désoriente, la décentre vers d’autres récits possibles, vers d’autres solutions désormais éventuelles, connues ou non 320 . »

Uri Eisenzweig examine trois attitudes : l’intertextualité explicite ou implicite, le métadiscours critique et la parodie ; dans les trois cas, il s’agirait d’affirmer l’originalité du roman, de le démarquer des autres, de le singulariser sur la toile de fond générique, en discréditant l’hypotexte. Alors que Belletto préfère l’allusion (intertextuelle ou parodique) discrète le plus souvent, Montalbán use de la référence massive, déclarée, sans se priver de commentaires critiques sur la catégorie du roman policier. Il reprend en cela une tradition spéculaire très ancienne : avec une certaine ironie, l’auteur de littérature populaire n’hésite pas à dénoncer l’écriture et ses invraisemblances ; déjà Wilkie Collins, en 1868, faisait dire à son détective : ‘« Ce n’est pas la première erreur de ma carrière, Mr Blake ! Il n’y a que dans les livres que les détectives ne se trompent jamais321. »’

D’après Uri Eisenzweig, l’interpellation des grands anciens se fait en général au début du cycle, et, étant négative, elle doit contribuer à mettre en valeur le nouveau détective lancé sur le marché, qui se distingue ainsi favorablement du bataillon de ses prédécesseurs. C’est une démarche commerciale, conséquence de la concurrence générique, et perçue comme nécessaire dès la naissance du genre : Doyle, qui appréciait Poe, a tout de même mis dans la bouche de Sherlock Holmes des propos méprisants à l’égard de Dupin322. On trouve un exemple de ce rabaissement de l’hypotexte dans le Revenant, premier roman du cycle lyonnais de Belletto, au moment où le narrateur se voit proposer un travail : « Trois mille francs. Ah ! bon. Trois mille francs pour aller de Lyon à Caluire. D’accord, à une heure où ça commence à circuler mais quand même. Situation caricaturale, pensera-t-on, comme je le pensai moi-même quelques secondes. Piège habituel des histoires policières : une mission anodine en apparence, et le héros, naïf, un homme comme tout le monde, pour avoir accepté de porter une valise sur trente mètres, se voit aussitôt traqué par le Mafia, le K.G.B. et le Ku Klux Klan. Dès qu’il ouvre sa fenêtre pour aérer, les balles sifflent323 [...] ». L’auteur semble nous dire : avec mon roman, je vous propose autre chose que ces récits éculés et outranciers.

Et pourtant, c’est effectivement la même histoire de persécution qui nous est offerte, avec les mêmes outrances, puisque le geste de Marc X lui attirera les pires ennuis et qu’il sera poursuivi depuis Lyon jusqu’au fin fond de la péninsule italienne ! Dans le deuxième roman, Sur la Terre comme au Ciel, le héros ne peut pas croire aux allégations de Daniel, l’homme de main, qui lui explique en quoi consiste son travail : ‘« Des microfilms ! La banalité de ses inventions me dégrisa presque324 »’. L’allusion péjorative au genre n’a donc qu’une valeur publicitaire, établissant par avance une comparaison déclarée catégoriquement, par le narrateur - « vendeur » lui-même, à l’avantage du roman que nous avons sous les yeux, sans que nous puissions juger sur pièce, puisque nous entamons notre lecture, et qu’aucune instance objective n’intervient pour trancher325. Ainsi, en présentant des détectives précédents une vision dégradée, l’auteur valorise l’originalité du sien : en dévaluant Lossaire, détective professionnel mais débutant et sans envergure, le narrateur Soler s’impose comme enquêteur plus valable, avec toute la mauvaise foi autorisée par la focalisation interne.

Or, ce qui est singulier chez Montalbán, c’est qu’à l’inverse de ce qui se pratique le plus souvent, la référence intertextuelle explicite, énoncée par Pepe et parfois par d’autres, n’est pas toujours dépréciative ; au contraire, elle rejaillit le plus souvent contre Pepe : ‘« Moi, je croyais que les détectives privés faisaient de la gymnastique, du jiu-jitsu  »’ (72), lui reproche Planas, en référence à Arsène Lupin sans doute. L’apathie de Pepe déçoit ses interlocuteurs, aussi bien que sa silhouette légèrement alourdie. Les gens mesurent l’écart entre ce qu’ils imaginaient, dicté par leurs lectures ou par les adaptations cinématographiques, et ce qu’ils voient : un détective indolent, qui louche ostensiblement sur les seins de sa cliente le jour de leur première entrevue, ‘« de manière obsessionnelle’ » (25), alors même qu’on embauche un détective privé pour sa vue pénétrante et sa capacité à voir loin !

Cette attitude va donc s’opposer à ce qui est prôné comme indispensable à l’établissement et à la survie d’un nouveau détective dans le secteur policier, écrasant de son poids de références. Pepe s’affirme lui-même comme résidu dégradé de ses prédécesseurs illustres ‘: « Cette affaire est au-dessus de mes forces. D’habitude, je joue dans des films en noir et blanc. Et vous, vous m’offrez une superproduction en technicolor, avec gouvernement et appareils policiers par-dessus le marché »’ (Meurtre..., 37). ‘« On m’a dit que tu étais détective privé, comme dans les romans ou les films de Bogart.
- En plus modeste.’ » (La Solitude du Manager, 91)

Comment expliquer cette attitude apparemment suicidaire commercialement, qui fait que le détective se montre lui-même comme le reflet dévalué de bien d’autres (cf. 1.2.2) ? Peut-on arguer de l’appartenance de ce roman à la parodie ? Non, d’après Uri Eisenzweig, les auteurs parodiques poursuivraient le même but que les autres, puisque ‘« la présence dégradée des autres dans le même est au principe de la narration policière 326 ».’

En fait, peu importe la connotation : l’intertexte ouvre le texte, il en fait déborder le sens. De plus, le plaisir du lecteur réside dans l’écart manifesté explicitement par rapport au modèle, et c’est cet écart qui constitue la parodie, et qui assure à l’auteur d’être perçu comme différent.

De plus, au-delà des connotations positives ou négatives, la référence intertextuelle sert de caution, en ce sens que c’est à elle de jouer le rôle d’effet de réel. L’intertexte naturalise le texte : nous ne nous posons par exemple plus la question de savoir si le dédoublement des lieux (les deux hôtels particuliers semblables à Berlin et à Lyon) dans l’Enfer est vraisemblable, puisque c’est presque un cliché de la littérature policière depuis Arsène Lupin et la Demeure mystérieuse, référence implicite. A partir de cette donnée, Belletto redouble le dédoublement, puisqu’il y a non seulement deux lieux semblables, mais aussi deux enlèvements (un à Berlin, l’autre à Lyon), le second étant dédoublé deux fois (Soler enlève Simon/l’Allemand le lui prend ; l’Allemand enlève Simon/Lichem le lui prend). Nous ne nous interrogeons plus au sujet de la vraisemblance, comme nous le ferions dans la réalité, la littérarité de l’oeuvre la cautionnant : le détective privé illustre parfaitement cet aspect, personnage purement fictif dont l’existence est admise a priori grâce au poids de l’hypotexte, à sa résonance.

Belletto introduit dans l’Enfer le problème de cette dichotomie entre ce que nous acceptons dans la réalité et ce que nous admettons aisément dans les livres, à travers le personnage de Patrice Pierre, auquel Soler, après avoir hésité, finit par ne donner qu’une ‘« version mensongère et très abrégée de l’histoire »’ (263), parce qu’il redoute sa réaction en cas de récit complet : ‘« Non, malgré la sympathie qu’il me témoignait, il téléphonait dans la minute au commissariat, à Interpol, à l’aile psychiatrique de l’Hôtel-Dieu, aussitôt accouraient quinze infirmiers, sourires faux, bras gauche velu tendu vers moi et bras droit replié dans le dos tenant la seringue. »’ (263). Par ailleurs, il importe d’évacuer du récit sa propre culpabilité, pour ne pas troubler le lecteur (représenté par Patrice Pierre ou Lossaire), pour qu’il se concentre sur la recherche du « vrai » criminel ; d’autant qu’en ce qui concerne Lossaire, étant un détective privé débutant, il doit tout voir sous l’angle des représentations culturelles qu’il n’a pas encore confrontées à la réalité (c’est-à-dire qu’il est familiarisé, par sa culture littéraire ou cinématographique à un certain type d’intrigues policières non complexes, où la culpabilité est circonscrite au seul criminel), et ne pourrait pas ne pas faire de Michel le seul responsable.

Ce qui est certain, c’est que chaque auteur se trouve, en présence de l’hypotexte, forcé à trouver mieux, ou au moins à trouver autre chose. D’où des surenchères, déjà à l’époque d’Agatha Christie, qui imagina par exemple, dans le Meurtre de Roger Ackroyd, de faire du narrateur l’assassin, et ceci dans un texte à la première personne ! Paul Auster raconte dans le Diable par la queue avoir conçu son premier polar, Fausse balle, en prenant le contre-pied de ses lectures327.

Cette concurrence ne pouvait pas aller sans une certaine usure ; d’où le décentrage opéré par le roman noir : l’intérêt ne porte plus sur le crime, en tant que puzzle, problème à dénouer, mais sur le climat, les situations sociales étant éclairées autrement par l’irruption du crime. Quant aux auteurs parodiques, ils jouent à amplifier le mystère, jusqu’à l’invraisemblable (comme dans le Mystère de la crypte ensorcelée de Mendoza, dont le dénouement est rocambolesque328), en sorte que, confronté à des explications d’une complexité affolante (parodiant les éclaircissements fumeux de dernière minute du détective classique), le lecteur délaisse l’idée d’y voir clair et renonce de lui-même à trouver le sel du livre dans l’éclaircissement d’un mystère.

D’autres auteurs parodiques, à l’exemple de Montalbán, dégonflent cette énigme, montrant leur désintérêt pour le dénouement : dans les Thermes, on n’a même pas la solution de l’histoire ! Ne pas entrer dans le système concurrentiel pour Montalbán, c’est tactiquement faire en sorte que le lecteur lise bien, substituer un vrai lecteur au joueur qui cherche purement et simplement à deviner la solution. En ne mettant manifestement pas toutes les cartes dans la main du joueur, ou encore en le détournant de tout intérêt pour le criminel, l’auteur barcelonais le condamne à la lecture !

Autre possibilité pour contourner l’usure de cette perpétuelle recherche du crime le plus imprévisible : le mixte générique. Belletto s’inscrit dans cette catégorie d’auteurs, qui empruntent à des genres différents - mode d’intertextualité plurielle -, de façon à rouvrir l’éventail des possibles (comment imaginer un crime aussi étonnant que l’énucléation d’un enfant ?), aussi bien qu’à faire éclater l’horizon d’attente du lecteur. Ce dernier, perdu dans ce mélange de roman noir, de roman à suspense, de thriller, de roman fantastique, de roman à énigme et de roman psychologique, ne sait plus à quel hypotexte se vouer pour exercer une emprise sur le texte et deviner son dénouement. D’où les libertés prises par Belletto, qui peut même se permettre, sans danger de voir le mystère du roman élucidé, de « narguer » le lecteur en multipliant les indices. Belletto choisit donc le mixte générique et l’altération des contrats de lecture pour étonner le lecteur et jouer avec ses attentes dictées par l’hypotexte.

L’intertextualité instaure finalement un jeu entre l’auteur et le lecteur, qui identifie immédiatement le stéréotype, par exemple dans Meurtre au Comité Central, l’énigme de la chambre close revue et corrigée par Montalbán : ce dernier nous guide, par l’intermédiaire de personnages qui commentent le problème posé : « On se croirait dans un roman anglais » (48), et quarante pages plus loin, pour ceux qui n’auraient pas fait le rapprochement : «  Le mystère de la chambre jaune ». Les personnages figurent ainsi les différentes positions du lecteur, confiant, lassé, amusé, fragile, surpris, doué d’une subjectivité, certes, mais somme toute, comme le faisait remarquer Roland Barthes, le lecteur est surtout une somme de lectures :

« La subjectivité est une image pleine, dont on suppose que j’encombre le texte, mais dont la plénitude, truquée, n’est que le sillage de tous les codes qui me font, en sorte que ma subjectivité a finalement la généralité même des stéréotypes 329 . »

Belletto établit ce jeu d’une manière plus souterraine : conformément à sa conception du lecteur comme double de l’auteur330, il semble imaginer que le lecteur a, comme lui, lu un grand nombre de romans policiers ; dès lors, si auteur et lecteur sont dans le même « sillage », il est inutile de préciser les allusions et jubilatoire de ne pas le faire. Tout fait signe alors au lecteur avisé, même les noms de rues, par exemple celle qui porte le nom du Docteur Locard (près de chez les de Klef), célèbre criminologue lyonnais, auteur notamment de Policiers de romans et de laboratoire, ouvrage dans lequel il loue les méthodes de Dupin et de Holmes, déclarant s’être inspiré des idées de Conan Doyle pour tenter d’établir une science de la détection : quand la réalité rejoint la fiction...

Notes
320.

U. Eisenzweig , op. cit., p. 171. Cf. aussi, p. 153 : « C’est vers d’autres textes que le lecteur est orienté, en effet, par le mouvement centrifuge du Grand Détective qui, lisant l’univers de l’énigme, s’indique lui-même et donc la Vérité, comme extérieurs au récit présentement lu. »

321.

W. Wilkie Collins, Pierre de lune, Paris, Phébus Libretto, 1995 (éd. orig. 1868), p. 470.

322.

Cf. D. Fernandez Recatala, le Polar, p. 144 : « Holmes louait et dépréciait son devancier, le chevalier Dupin ; Rouletabille procédera de la même façon à l’égard du héros de Conan Doyle, car, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de refouler le modèle en le perfectionnant, de prendre, dans une perspective oedipienne , sa place » (souligné par nous).

323.

R. Belletto, le Revenant, Hachette/P.O.L., 1981, pp. 206-207.

324.

R. Belletto, Sur la Terre comme au Ciel, Hachette, le Livre de Poche, 1982, p. 124.

325.

On pourrait penser que cette instance extérieure est présente sur la page de couverture du roman, sous la forme paratextuelle d’un jugement critique sur l’oeuvre. Mais celui-ci est souvent, bien sûr, redondant par rapport à la prétention, décrétée à l’intérieur du texte, à faire un roman différent. Ex : « L’Enfer est un polar et Belletto un écrivain. Ou, pour préciser, l’Enfer est peut-être un faux polar mais Belletto, sûrement, un vrai écrivain.» F. Nourissier. Cf. 3ème partie, 2.1.

326.

U. Eisenzweig, op. cit., p. 173 et p. 174.

327.

Cf. P. Auster, le Diable par la queue, Arles, Actes Sud, 1996 (éd. orig. 1982), p. 150 : « Pourquoi ne pas inventer une histoire où le meurtre apparent se révèle avoir été un suicide ? A ma connaissance, cela n’avait jamais été fait. »

328.

Nous citons pour preuve un extrait des explications produites par le narrateur-fou, soi-disant dans le but « d’éclaircir les points obscurs des événements » de façon indiscutable, discours dont on appréciera le degré de rationalité, de clarté et d’objectivité ! « Il administra à sa fille, soit par l’intermédiaire d’une religieuse pervertie, soit grâce à quelque autre artifice, un stupéfiant qu’il dut se procurer auprès de l’entreprise laitière qu’il possède, et que celle-ci doit utiliser, je crois, pour accroître le besoin de ses produits chez les consommateurs. Il transporta le cadavre jusqu’à la crypte, et, ceci fait, alla chercher la petite qui dormait, étrangère à tout. Le plan original prévoyait que la police, enquêtant sur la disparition de celle-ci, découvrirait le mort et, pour ne pas mêler une innocente au scandale, donnerait les recherches pour interrompues. Il est clair que tout fut compliqué par la présence imprévue de Mercédès qui avait suivi Peraplana et la malheureuse Isabel jusqu’à la crypte sans être vue. Je suis d’avis que la drogue administrée à Isabel avait un effet bref et qu’une fois dans le labyrinthe, on lui fit respirer de l’éther pour qu’elle reste inconsciente. Mercédès aspira l’éther et fut victime de rêves où se mêlaient la réalité et son désir. ça nous arrive à tous, même sans éther, et il n’y a à cela aucun déshonneur. Mais son intoxication ne l’empêcha pas de découvrir le cadavre déposé sur les lieux, et de croire, peut-être sous l’impulsion de rancoeurs secrètes, à un crime d’Isabel. Elle n’imaginait pas qu’il pût y avoir une autre personne dans la crypte, car, s’il est certain qu’elle l’avait vue, elle avait été trompée par le masque à gaz par lequel Peraplana se protégeait des effluves d’éther, et l’avait pris pour une énorme mouche. Les espadrilles Wambas, que Peraplana portait ainsi que le mort, et qui, au demeurant, étaient à l’époque très populaires, contribuèrent à cimenter son erreur  » (le Mystère de la crypte ensorcelée, Points, seuil, 1982, pp. 180-181).

329.

R. Barthes, « la Lecture, l’oubli », in S/Z, p. 16.

330.

Il s’en explique dans les grandes Espérances de Charles Dickens, par exemple p. 43, p. 55, p. 356.