5.2.2. Corps étrangers

Ainsi, les deux héros ont beau essayer de se débarrasser de « l’empreinte générique », du livre-père, ils sont condamnés à le rejouer, voire à être plagiaires : Pepe se fait passer pour un auteur de roman noir (81) quand il ne joue pas son personnage de privé à la Hammett ; Michel écrit la biographie d'un autre à la première personne.

Le dialogisme fonctionne donc dans le genre policier aussi bien dans le récit, toutes les voix se superposant, qu’à l’échelle du texte, qui renvoie à d’autres textes. Ainsi, le genre peut constituer un excellent exemple de la propension dialogique du roman, étudiée par Mikhaïl Bakhtine, parce qu’il privilégie le dialogue entre individus et souligne le déjà-dit331. Chez Montalbán, ce dialogisme est fondamental : l’auteur intègre toutes sortes de voix dans son texte, tous les arts y étant représentés : les références cinématographiques abondent (57, 64, 87, 97, 160, 169, 178, 200, 203, 208, 209, 228), ainsi que les allusions musicales (60, 61, 87, 93, 104, 120, 201, 256, opéras et airs populaires mêlés), et plastiques (62, 194, 295, 89), centrées sur Gauguin. Mais la place de la Bibliothèque est tellement importante que nous allons l’étudier plus précisément.

Notons d’abord que cette intrusion culturelle est anormale, parce qu’elle provoque une dispersion. Or, Uri Eizenzweig attribue au détective une fonction essentielle pour la sauvegarde du genre : interdire l’accès au texte policier à tout ce qui génériquement lui est étranger332. Apparemment, Carvalho et le héros de l’Enfer pourraient s’acquitter de cette fonction, parce qu’ils rejettent la littérature, bien qu’ayant beaucoup lu : Michel a détruit son livre et abandonné une bonne partie de sa bibliothèque (« j'en ai eu bien plus » (E 59)) ; Pepe, « brûleur de livres »  (MDS 139), réduit en cendres la sienne, volume par volume, en commençant par ceux qu’il a le plus aimés, mais qui ont fait de lui un éternel déçu devant la réalité. Il lui semble avoir trop de mémoire, et pas suffisamment de pensée, un regard orienté par ce qu’il a lu, et figé par cette culture, qui ‘« avait faussé sa sentimentalité comme les antibiotiques peuvent détruire les défenses de l’organisme333 »’ (Meurtre au Comité Central, 192). ‘« Comment aimerions-nous, si on ne nous avait pas appris à aimer dans les livres ? Comment souffririons-nous ? Sans doute moins » (’274). Les mots des livres sont autant de barrages entre le moi et le monde.

Il y a ici l’idée que ‘« la lecture sépare le lecteur de sa propre identité 334».’ L’impossibilité d'être soi-même est exprimée par le personnage de Pedrell dans les Mers du Sud, qui a voulu réécrire sa vie en effaçant l’hypotexte, et s'est fait l’auteur de son propre malheur. Est-ce cette mauvaise influence qui disqualifie le livre aux yeux de la classe populaire (la mère d’Ana pense que tout le malheur de sa fille vient de là (242)), comme à ceux des riches parvenus, qui n’ont que mépris pour le littéraire (301) ?

Réduire ce champ littéraire au silence, ce serait alors lui appliquer la loi du Talion, puisqu’en définitive c’est lui qui a tué Pedrell, en l’amenant d’abord, par son seul poids de paroles, à abdiquer de son nom en devenant Antonio Porqueres, perte d’identité qui le conduira vers la mort : les Mers du Sud, c’est l’histoire de l’étouffement d’un nom par des centaines d’autres. Pour Uri Eisenzweig, le meilleur roman policier est ainsi celui qui aboutit à la « dissolution du crime, faute de criminel 335», c’est-à-dire à la découverte que c’est une non-identité (ici une somme d’identités de la Bibliothèque) qui est à l’origine du meurtre, meurtre figuré par l’univers écrasant du livre.

La bibliothèque, c'est donc « l'enfer paralytique » (MDS 101). Cette angoisse identitaire qui caractérise le mélancolique pour Michel Schneider est à rapprocher de ce que ressent l’écrivain :

« Les mots, rétifs à leur usage de moyens de communication deviennent des choses [...] comme si la peau du langage avait cessé de vêtir le monde et s’était animée de sa propre existence. Le mélancolique (l’écrivain) a cessé de communiquer avec le langage. Le langage est la réalité. La seule. Plus de : à travers, rien au-delà, partout l’épaisseur fantomatique qu’éprouve un rêveur à traverser sur la scène d’un interminable théâtre, une succession de toiles peintes 336 . »

Montalbán, par l’entremise de son héros, se plaît alors à voir disparaître en fumée ses propres livres favoris, Il s’en explique en disant qu’il s’agit de « petits sarcasmes », de ‘« petites plaisanteries, de petites boutades 337»’. Mais d’une part, parmi ces livres figurent les oeuvres de ceux qu’il reconnaît comme ses maîtres ; d’autre part, il avoue avoir déjà, lui-même, brûlé des livres, « par provocation, pour dire : ‘« Vous voyez, celui-ci aussi on peut le brûler 338 » ».’ L’auteur barcelonais nous semble donc dissimuler la portée de son geste : s’il l’a fait « par provocation », devant quelqu’un (ce qui amène à penser que Pepe brûle des livres, non pas seul, mais évidemment en présence du lecteur, parce qu’il est là), cela ressemble fort à une attitude enfantine d’élimination du modèle trop présent ; l’écrivain rejette l’hypotexte étouffant qui oblige à reproduire le déjà-lu.

Même Beser, qui dit que lire est un ‘« vice solitaire et innocent’  » (MDS 145), qualifie les poètes d’« escalfebraguetes » (146) : des « chauffe-braguettes » exaltant les rêves jusqu'à la souffrance. Le détective, lui, n'est qu’un « huelebraguetes » : un renifleur de braguettes, ce qui, semble-t-il, est une activité bien plus innocente !

Cependant, c’est précisément lui, l’homme de la Bibliothèque ‘(« rien dans le domaine littéraire ne lui est étranger »’ (143)) - d’ailleurs décrit sous les traits d’un « Méphisto » (139) roux -, qui va s’avérer indispensable pour accéder au savoir, en rouvrant ses livres, en lisant de la poésie. On pense bien sûr à Borges, et plus précisément au détective qu’il créa avec Bioy Casarès dans six Problèmes pour Isidro Parodí, capable de résoudre une énigme depuis le fin fond d’une cellule, illustrant l’idée que tout esprit ne peut que penser à travers la Bibliothèque, c’est-à-dire à travers la pensée des autres.

L’intégration du déjà-dit ne va donc pas seulement concerner l’intertexte policier, mais elle s’étend à la littérature en général, et même, chez Montalbán où ce phénomène est massif, à toutes sortes de livres scientifiques. L’homme qui brûle les livres en parle donc plus que quiconque, et il est l’instrument de l’exposition de toute une bibliothèque, fût-ce sur le mode de la dénégation. A l’inverse, Belletto s’arrange pour que le seul livre nécessaire à l’enquête d’une part ne soit pas du domaine proprement littéraire, et d’autre part, par le biais d’une anagramme transparente, il s’attribue la paternité de ce livre, s’efforçant là encore de faire en sorte que l’Autre soit le Même. Il outre donc encore la manie de Sherlock Holmes de s’approprier un savoir sur le mode de la dévoration, en le choisissant strictement et en l’intégrant à son projet. Il est notable que Belletto illustre ici davantage la tendance autarcique du roman policier, puisque les références « centripètes », renvoyant à son oeuvre propre, sont plus fréquentes chez lui que les références « centrifuges », extérieures au cycle et au roman policier. L’intertextualité explicite est donc rare chez cet auteur ; lorsqu’il utilise l’écriture d’un autre, il tâche de la fondre au maximum dans la sienne. Belletto s’amuse moins volontiers que Montalbán à s’approprier de façon manifeste la parole d’autrui : il utilise page 79 de Sur la Terre comme au Ciel un vers de Mallarmé ‘: « J’avais vu tous les films, et je trouvai brusquement la chair triste. Fuir ! Là-bas, fuir ! »,’ ou reprend la structure de Perec (« je me souviens... ») page 329 du Revenant - sachant que Perec, dans la Vie mode d’emploi, cite Belletto. 

Revenons donc à Montalbán, qui a énormément pratiqué l’allusion et la référence directe dans son oeuvre poétique ; par exemple, les Coplas por la muerte de mi tía Daniela (1973) sont fondées sur un intertexte du quinzième siècle, en l’occurrence Jorge Manrique339. Dans les Mers du Sud, Juan Marsé, autre auteur catalan contemporain, est une référence capitale : au-delà des clins d’oeil (page 82) ou de la présence dans le cycle d’une indicatrice et amie de Pepe Carvalho nommée Teresa Marsé (Marsé est l’auteur d’un roman intitulé ú ltimas tardes con Teresa) - objet d’ailleurs d’une enquête-poursuite à travers toute la Thaïlande dans les Oiseaux de Bangkok -, ce qui semble donner la solution de l’énigme au détective réside dans cette expression polysémique qui revient de façon entêtante dans les monologues de Carvalho, la otra cara de la luna. Or, cette expression, qui occupe tout autant l’esprit de l’auteur340, recoupe le titre du deuxième roman de Marsé, La otra cara de la luna (1962). Ce qui y est raconté n’est pas sans rappeler le destin de Stuart Pedrell : un jeune bourgeois se révolte contre sa classe d’origine avant d’être récupéré par le système.

L’énigme des Mers du Sud est ainsi éclairée par cette référence intertextuelle, utilisée de manière souterraine, non attribuée, qui donne la solution à Carvalho au milieu du roman341 : ‘« Quelqu’un t’a tué, t’a fait retraverser la frontière, et t’a abandonné sur ce qui pour lui était la face cachée de la lune »’ (156) ; l’assassin est désigné métaphoriquement dès son apparition par sa tenue dominée par le « métal lunaire - d’une lune en solde » (285). Par là, Montalbán montre explicitement que l’énigme est une affaire d’intertexte, que c’est parce que le texte est « habité » par d’autres qu’il peut signifier et révéler : lorsque Pepe, grâce à cette révélation, entre dans l’appartement de Pedrell à San Magin‘, « la porte s’ouvrit avec la résistance d’une page que l’on tourne »’ (189).

Voilà pour ce qui se cache sous le palimpseste narratif, mais d’autres références apparaissent distinctement, le roman se laissant envahir par d’autres textes, malgré la pseudo-répulsion culturelle de Carvalho, comme s’il était impossible de répudier la Bibliothèque dès lors qu’il y a mystère : les trois fragments poétiques majeurs pour l’enquête (Eliot - présent avec Melville, Baudelaire, Rilke et Cernuda sur les rayonnages de Pedrell -, Quasimodo et Pavese) sont complétés par un poème non attribué, une référence à Gabriela Mistral (qui revient à la mémoire de Carvalho page 85), des allusions faites par Beser et Fuster à Baudelaire, Alberti, García Lorca, Melville, Vendrell, Valderrama, et la récitation, par Fuster, de l’Ode à la Paella de Péman. En dehors de la poésie, le domaine romanesque est bien représenté : les intellectuels de la Conférence sur le roman noir jettent sur le tapis les noms de Dostoïevski, James, Chandler, Hammet, Mc Donald, Chester Himes, Balzac, Chrétien de Troyes, Proust, Joyce, Agatha Christie ; Munt cite Stendhal et évoque Cuore de De Amicis, Señas de identidad de Goytisolo, et De l’autre côté du fleuve parmi les arbres de Hemingway ; Maurice, de Forster, la Ballade du café triste, de Carson Mc Cullers, sont victimes du héros pyromane. Ajoutons à cette liste les romans de la bibliothèque de Pedrell : les oeuvres complètes d’Huxley, l’Homme de plâtre de Kessel ; les auteurs et les oeuvres cités par les amis de Pepe : Sonnica la Courtisane, de Blasco Ibanez, et le roman fétiche de Beser, la Régente de Clarin. La dernière catégorie concerne des auteurs d’ouvrages philosophiques, politiques ou scientifiques, que nous reproduisons en note342 .

Pedrell est le reflet inversé de Carvalho, puisqu’il accumule les livres, ayant trois bibliothèques (dans son bureau, des livres anciens chez lui, et à San Magin) alors que Pepe, ancien « drogué de la culture » (Hors-Jeu, 62), détruit à petit feu la sienne (« ça m’aide à penser » (la Solitude..., 246)), préférant enquêter sur des morts, « héros littéraire[s] inutilisé[s] » (Tatouage, 239). Confronté aux lectures du promoteur assassiné, il les laisse d’abord sur leurs étagères. Mis à part un simple repérage taxinomique (reproduit en note), qui prouve d’ailleurs sa culture, il se fait surtout des réflexions sur le contenant, pas sur le contenu : « [...] Carvalho resta dans le salon pour s’imprégner des dimensions de la pièce, des stucs hyperouvragés du plafond, de la substance quasi nutritive des boiseries qui recouvraient tous les murs. Parfois, elles servaient d’appui à d’énormes bibliothèques pleines de volumes reliés ; elles pouvaient aussi n’être que revêtement mural [....] »  (61).

Autres éléments d’opposition entre Pepe et Pedrell : ce dernier finance la diffusion de la culture, ‘« des maisons d’édition, des revues, des bibliothèques, des donations, des fondations »’ (53). Il a repris ses études (56), alors que Carvalho, qui dans la clandestinité se faisait appeler l’Etudiant, a tourné le dos à l’instruction et à ses activités d’instituteur et de professeur de sociologie littéraire. Par ailleurs, Pedrell écrivait des vers (56), et sa fille a repris le flambeau (fragment page 104).

Pedrell, l’homme à la « soif intellectuelle selon [Carvalho] maladive » (193), va donc agir comme un stimulateur culturel extraordinaire pour le détective - et les Mers du Sud visent sans doute à atteindre le même but vis-à-vis du lecteur : Pepe ouvre des livres, se remet à penser à des poèmes qu’il a lus ou à d’autres lectures (85, 101, 154, 313), et, sous couvert de l’enquête, lit des journaux (122), « feuilletant avec attention » (193) les livres de chevet de Pedrell, se livrant même à un travail d’explication de texte pour les fragments poétiques, ce qui va lui demander de se remettre en position d’élève auprès du professeur Beser. Par ailleurs, il compare Yes à Ophélie (67), des homosexuels à Roméo et Juliette (277), entre dans une Conférence littéraire, applaudit la pièce de théâtre de ses amis, un travestissement burlesque du Cid, se réfère à Gramsci, se fait prendre pour un romancier ami de Juan Marsé, se souvient de ses lectures de jeunesse (131), dont Jules Verne.

C’est cette immersion dans la culture qui va peu à peu lui donner la solution de l’énigme. Montalbán reprend la tradition intertextuelle du roman policier et la pousse à son comble, en intégrant des allusions à toutes sortes d’ouvrages, de la politique à la cuisine en passant par l’esthétique, ce qui participe de l’effort de décloisonnement qu’il entreprend. Il inscrit son oeuvre dans le monde des livres, lui faisant une place parmi les rayonnages serrés de la Bibliothèque, et l’ouvre à d’autres voix, celles de la littérature déjà-là. Raymond Gay-Crosier montre en quoi cette esthétique modifie l’acte de lire :

« La contiguïté de textes apparemment discontinus, ce procédé qu’on a très vite associé à celui du collage dans la peinture, ne confirme pas seulement l’impossibilité d’une synthèse définitive mais insiste sur la nécessité de la continuation du travail signifiant de la lecture 343 . »

Le lecteur serait donc interpellé et invité à réfléchir à travers ce corpus de citations et d’allusions, mais dans une certaine mesure, cela pose un problème : celui de l’acquis du lecteur et de sa possibilité à partager cet amas terrifiant de références, d’autant plus qu’il est parfois sollicité par le narrateur pour compléter lui-même la référence, comme à la page 85 : ‘« Il se rappela un poème de Gabriela Mistral »’ ; à nous de deviner lequel !

Pour ce qui est de cette liste impressionnante d’ouvrages savants, politiques, économiques, littéraires, psychologiques, etc., ce sont eux qui posent le plus de problèmes a un lecteur moyen. Certes, beaucoup de gens lettrés sont friands de romans policiers et après tout, on ne peut pas dire que la structure même du genre appelle un lecteur sans culture : le détective lui-même n’est-il pas fréquemment un savant, un professeur, un journaliste, bref quelqu’un qui a quelque chose à voir avec le domaine de la connaissance ? Dans l’Enfer, le détective est également un intellectuel ; si Carvalho doit s’intéresser pour son enquête à des domaines variés, comme la peinture, Michel Soler, le musicien, doit faire montre de ses connaissances en architecture. L’auteur fait ironiquement allusion aux références savantes du roman à énigme : ‘« On avait blanchi et restauré tout ce qui était surface de pierre et ornements (parfois incongrus sur une construction Renaissance, doriques, sans doute rapportés, absents si je me souvenais bien de la photographie de Rainer Von Gottardt, et que je n’avais pas remarqués non plus dans l’ouvrage de Robert Ballestron, triglyphes et métopes des frises, moulures des stylobates et statuettes sur leurs acrotères) [...]’ » (252) ; parenthèse inutile et pur prétexte à montrer son savoir, en référence à Sherlock Holmes qui avait des connaissances variées (mais toutes strictement utiles à l'enquête, tombant à point nommé), et méprisait toutes les autres. Les références à des oeuvres scientifiques sont apparemment les seules à être admises par le genre policier, depuis ses origines :par exemple, pour dénouer l’intrigue de la rue Morgue, dans l’oeuvre de Poe à l’origine du genre, Dupin ouvre un livre de Cuvier344.

On pourrait dès lors dire que Montalbán, qui a, a priori, avec son personnage de détective privé, professeur renégat, plus à voir avec la veine du hard-boiled américain qu’avec le roman à énigme anglais ou français, joue avec les différentes sources du roman noir actuel et adresse un clin d’oeil au privé tout en muscles du hard-boiled , peu versé dans le littéraire ; clin d’oeil très marqué d’ailleurs, vu la présence massive de la Bibliothèque et des références intertextuelles dans le roman. L’auteur espagnol outre la tendance intertextuelle, en l’ouvrant vers un domaine plus large que celui du genre policier.

D’autre part, il faut remarquer que ces allusions sont utilisées d’une curieuse façon, puisque dans la majorité des cas, non explicitées : Montalbán fait une sorte de catalogue des oeuvres de la bibliothèque de Pedrell, et de celles de Pepe, titres et auteurs, rien de plus ; même Gramsci, cité (fait unique dans ce roman) par Pepe lui-même, l’homme qui hait les livres, n’est absolument pas utilisé pour ses thèses politiques, mais comme justification paratextuelle au cycle et à l’existence fictionnelle du détective barcelonais : ‘« Gramsci lisait des romans policiers, et il a même toute une théorie là-dessus » ’(228). Le seul ouvrage politique commenté, en dehors des deux citations faites par l’intellectuelle (chap. XII), l’est par Munt, Montalbán n’ayant sans doute pas résisté à la tentation de faire prononcer l’éloge d’un ouvrage proposant un « communisme austère » (96) par le symbole même de la haute bourgeoisie oisive et raffinée.

Cette représentation tangible et massive, dans les Mers du Sud, de l’intertextualité à l’oeuvre dans tout texte, élaboré à partir du toujours-déjà-là, constitue sans doute une sorte de légitimation parodique du roman noir ; parodique, puisque l’allusion est ici vidée de tout contenu et qu’on se contente d’un catalogue impressionnant, exactement comme lors de la Conférence sur le roman noir : ‘« Himes a réalisé un travail équivalent à celui de Balzac.[...] Tout vint sur le tapis. Du roman de la Matière de Bretagne de Chrétien de Troyes jusqu’à la mort du roman après les excès épistémologiques de Proust et de Joyce [...] »’ (79). Autre façon de tourner en dérision la citation, l’utilisation d’auteurs à des fins extra-littéraires : lorsqu’il est par exemple question de Juan Marsé, auteur espagnol majeur, page 82, c’est pour expliquer ses techniques de séduction !

Par l’amas de références, Montalbán, ironiquement, semble vouloir faire dire au critique : ‘« Ah ! que cet auteur de roman policier est donc cultivé ! »’ et parvenir ainsi à faire reconnaître la valeur de ce genre savant. En fait, l’auteur barcelonais, se moquant de tous ceux qui exhibent en désespoir de cause leur culture pour se faire admettre345, doit surtout penser que le genre montre son évidente littérarité puisqu’il s’exhibe ici livre parmi d’autres livres de la Bibliothèque.

Reste que Pepe est enseveli sous ce flot de références « sèches », qu’il n’utilise pas, et qui ne renvoient pas à grand-chose pour la plupart des lecteurs, sauf à identifier globalement le champ de lecture, commun au détective et à la victime (face à un criminel illettré), comme émanant d’un courant de pensée progressiste et idéologiquement connoté à gauche346. Ces livres ‘« scrupuleusement alignés sur des rayonnages scrupuleux »’ (42), semblent suspects à Pepe, qui s’imagine sans doute qu’ils ne sont là que pour l’apparence, comme s’il n’y avait rien derrière les tranches des ouvrages, que le moyen, pour un promoteur véreux recevant des intellectuels et des artistes, de se racheter à leurs yeux.

Pourtant, ces livres ont suivi Pedrell dans sa quête d’un ailleurs, alors même qu’il n’a rien emporté d’autre à San Magin ; Pepe s’est donc trompé, et c’est la poésie elle-même, le seul domaine littéraire qui l’ait intéressé dans la bibliothèque de Pedrell (à cause du vers trouvé dans sa poche), qui va lui donner la clé du mystère. La poésie a alors une place prépondérante dans ce roman, puisque, à l’inverse des catégories précédemment étudiées, Montalbán ne se contente pas d’un titre et d’un auteur, les textes poétiques impliqués par l’enquête étant donnés in extenso : d’abord le poème intitulé Gauguin (44) ; le vers de Quasimodo (27), cité en exergue au roman, sert de matrice au développement d’une matière poétique dans le cadre romanesque ; les trois extraits mystérieux (44-45), l’un rappelé par Artimbau (58), un poème exceptionnellement non cité (85), dont nous reparlerons, le poème de Yes (104), le poème de Péman (141). Le chapitre XXI reprend les trois fragments principaux pour une identification et une explication de texte menée par le professeur Beser, fragments qui hantent Pepe au chapitre suivant ; enfin, les Poésies complètes de Cernuda, dans la bibliothèque de Pedrell à San Magin, contiennent un poème sur le voyage, signalé par un marque-page : Les îles (193).

Certains de ces poèmes, on l’a dit (cf. 2.4.3.), témoignent de l’existence de Pedrell. Or les témoins, dans un texte classique, font exploser le point de vue narratif ; mais l’irruption poétique accentue encore cette particularité, et on ne sait plus qui parle, c’est-à-dire qui mène le récit, le détective ne pouvant plus faire la synthèse de toutes ces voix, ce que faisait autrefois Holmes, relayant in extremis le narrateur Watson, dépassé par les événements ; ici, Pepe reste d’abord aussi improductif que l’assistant du détective classique347, et il se perd dans la polysémie poétique, comparable à la multiplicité des versions des faits présentées par des témoins successifs. C’est le professeur Beser qui tentera d’en faire la synthèse car Carvalho ne parvient pas, pour sa part, à relier le signifié poétique à l’attitude de Pedrell, qui semble aller à l’encontre du sens des vers qu’il portait sur et en lui : il a changé de sens, de direction.

Le poème le plus fiable, qui finira par lui indiquer la direction (le sens) de San Magin est heureusement, « pas très polysémique » (148), sans quoi, aurait-il pu faire aboutir son enquête ? Et il ne pourra que constater un déplacement du sens, éminemment poétique, devant le corps de Pedrell transporté de San Magin à la Trinidad, ‘« un cadre où sa mort gardera un sens, dans un paysage humain et urbain adéquat »’ (155). Autre direction, autre signification, autre interprétation... Ici, le genre policier dit son irréalité, c’est-à-dire sa littérarité, puisque la disposition du corps se conforme à la signification poétique, à laquelle se fie l’enquêteur - alors même que la position du cadavre n’est due qu’au hasard : ‘« Je n’ai jamais eu d’imagination littéraire »’ (301), avoue celle qui a fait jeter le corps de Pedrell dans un chantier.

Dans ce cas-ci, le texte policier n’est donc pas seulement parsemé de citations savantes, mais infiltré, troué par la matière poétique ; le poème prend sa place dans le tissu romanesque comme les recettes de cuisine, c’est-à-dire par un collage, qui porte la signification de l’ensemble. Montalbán a donc inventé une mise en valeur considérable d’un genre mineur peu lu, peu édité car peu rentable, mais très bien considéré, par un genre mal considéré mais de plus en plus publié, attirant de nombreux lecteurs : en quelque sorte, Montalbán prend ici une revanche. En effet, poète novateur reconnu dans les années soixante (il fait partie des novisímos), il a dû, pour vivre de sa plume, se consacrer également à d’autres formes d’écriture, plus prisées des lecteurs.

Etonnante rencontre donc entre deux genres a priori peu compatibles, et pourtant, utilisée ainsi, la poésie reprend non seulement une place quantitative dans le champ littéraire mais dévoile surtout son mystère ; Montalbán rend à la fois urgente et désespérée la résolution de l’énigme poétique : urgente parce qu’elle porte la solution de la mort de Pedrell, et désespérée parce qu’à l’inverse d’un indice (les poils de l’orang-outan dans la main de la victime de la rue Morgue), son sens ne s’épuise ni ne se précise jamais. Au contraire, cet indice poétique nous égare dans la polysémie, qui renvoie par là même, en la signifiant mieux que tous les discours, à l’obscurité de toute mort, à l’impossibilité de lui attribuer une seule origine. La démarche inquisitrice est ici décentrée : le titre du roman l’atteste, reprenant celui d’un poème de Pavese : il faut aller chercher la vérité dans l’ailleurs textuel que constituent ces poèmes, non à l’intérieur de l’univers décrit ; de la même façon, dans Tatouage, c’est une chanson, qui revient comme un refrain (procédé d’ailleurs pratiqué par Belletto), qui fait progresser la narration. Ainsi, le travail du détective, être toujours excentrique, selon Eisenzweig, sera de procéder à ce déplacement de l’intérieur d’un genre qu’on dit clos vers le genre le plus ouvert à l’interprétation, la poésie, devenue ici indispensable à la vie et à la quête du sens : ‘« Et après, on dit que la poésie n’est plus possible au XXe siècle ? »’ (156).

Notes
331.

Cf. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, coll. Tel, 1978, pp. 101-103.

332.

U. Eisenzweig, « l’Instance du policier dans le romanesque », in Poétique n° 51, sept. 1982, p. 300.

333.

Le seul livre auquel Carvalho fait régulièrement grâce vaut d’être signalé : il s’agit de Un poète à New York, de Garcia Lorca (cf. par exemple la fin de la Rose d’Alexandrie). La mémoire est un thème tellement présent dans l’oeuvre de Montalbán que Pepe ne peut s’empêcher de garder dans sa bibliothèque l’auteur de ces vers, cités page 49 de la Rose d’Alexandrie :

« Les airs sont faux. Il n’existe

qu’un petit berceau dans le grenier

qui rappelle toutes les choses. »

M.V. Montalbán explique d’une autre façon cette clémence dans le Désir de Mémoire, p. 163 : « [...] quand je sauve Federico Garcia Lorca du bûcher, c’est une manière de dire : « Bon, on ne va pas fusiller ce monsieur car Franco l’a déjà tué. » ».

334.

M. Schneider, op. cit., p. 351.

335.

U. Eisenzweig, op. cit., p. 68.

336.

M. Schneider, op. cit., pp. 372-373.

337.

M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 165.

338.

Ibid., p. 163.

339.

Nos informations sur l’oeuvre poétique de Montalbán proviennent de l’ouvrage de Marie-Claire Zimmermann, Poésie espagnole moderne et contemporaine, Dunod, 1995.

340.

Cf. M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 10 : « [...] l’autre face de la lune, c’est le lieu où l’on ignore ce qu’il y a, le mystère, et en tant que référent symbolique il permet de beaucoup jouer. »

341.

Cf. G. Tyras, « Manuel Vásquez Montalbán », in le Roman espagnol actuel, p. 201 : « Lorsque la métaphore lunaire s’impose au détective, le sud des banlieues prolétaires de Barcelone se substitue au nord des quartiers bourgeois que Pepe Carvalho arpentait jusqu’alors. »

342.

- Livres philosophiques et politiques brûlés par Pepe : La Philosophie et son ombre, de Eugenio Trias, La Philosophie de Bréhier. Il se réfère à Gramsci (228).

- Dans les bibliothèques de Pedrell, dominent les livres de critique politique, religieuse, historique, littéraire, médicale : Les Paradigmes de la Science, de Kung ; des « théologiens allemands », des « américains de la contre-culture », Maritain, Mounier : Pour Marx ; Le Sens de l’extase d’Alan Watts, Les Belles Années quarante de Barbara Probst Salomon, Citoyens et fous, histoire sociale de la psychiatrie de Klaus Dörner, Francis Scott Fitzgerald de Robert Sklar, Dialogue entre Machiavel et Montesquieu, de Maurice Joly, Qu’est-ce que le socialisme...l’impérialisme, le communisme...en catalan, Structure de la lyrique moderne de Friedrich.

- Références de l’intellectuelle du chapitre 12 : Varèse, Cañedo Marras.

- Références de Munt : Le Communisme sans croissance de Wolgang Harich.

343.

R. Gay-Crosier, « De l’intertextualité à la métatextualité, les Géorgiques, de Claude Simon », in Plaisirs de l’intertexte, p. 327.

344.

E. Poe, le Double Assassinat dans la rue Morgue, in Histoires extraordinaires, le Livre de Poche, 1972, p. 46.

345.

Ce qui est une tendance très nette chez la plupart des auteurs depuis les origines du genre jusqu’au roman policier expérimental. Pour J.P. Colin, in Le Roman policier archaïque, p. 94, « l’allusion littéraire ou la citation fonctionne d’une façon particulière quant aux rapports socioculturels entre narrateur et lecteur : ce signe de culture de la part du premier ne s’adresse évidemment pas toujours au second, mais par-dessus sa tête, à un au-delà. Ce peut même être l’appel de l’auteur à une justice distributive supérieure, qui, dans une postérité rêvée et inaccessible, accepterait enfin de reconnaître l’éminente dignité, au moins potentielle, d’une littérature policière jusqu’alors considérée comme en-dehors de la culture. »

346.

Cf. M.V. Montalbán, le désir de mémoire, p. 164 : « Chaque titre est un message, chaque titre implique une charge littéraire, une charge idéologique qu’il est possible pour le lecteur de déchiffrer. [...] ces titres traduisent une sélection, ils indiquent une disposition culturelle de celui qui les possède. »

347.

L’incapacité du capitaine Hastings à tirer parti des informations, à raisonner, à aboutir, est souvent soulignée ; dans Poirot quitte la scène, Watson ne parvient pas à utiliser les indices culturels (John Fergueson, Othello) laissés par Poirot.