5.3. La création cyclique

5.3.1. L’autotextualité cyclique

Montalbán illustre donc bien une tentative pour faire sortir le genre des ornières génériques et des attendus de la lecture, puisque le texte des Mers du Sud est composé de références à des genres littéraires extérieurs et parfois parfaitement étrangers, apparemment, au climat du polar ; mais le romancier barcelonais rejoint par ailleurs la tendance de Belletto à la référence centripète, que nous allons d’abord considérer dans un de ses aspects les plus narcissiques : l’auto-citation.

Chez Montalbán, celle-ci paraît dans ce fameux fragment dont Montalbán dit ironiquement qu’il ‘est « d’un auteur dont le nom ne dit rien du tout à Carvalho’ » (44). Ce poème, le premier à être cité in extenso dans le roman, appartient en fait à la première publication poétique de l’auteur lui-même, una Educacíon sentimental. D’une façon amusante, Montalbán s’auto-désigne comme responsable de la déviance de Pedrell : « Son obsession. Je crois que ça l’a pris en lisant un poème sur Gauguin » (57). Montalbán se cite lui-même et fait le lien entre les différentes parties de son oeuvre, ce lien étant d’ailleurs sans doute à chercher du côté de la permanence de la matière poétique d’un livre à l’autre.

Par ailleurs, le romancier met en scène une rencontre entre lui-même (travesti en Carvalho) et une ses lectrices, qui le reconnaît, au début du chapitre XII :

‘« Je t’ai lu. J’aime bien ce que tu écris [...]
- Eh bien, ces derniers temps j’écris avec une certaine lassitude.
- ça se voit, ça se voit. Mais ça arrive à tout le monde. » L’auteur barcelonais se paie même le luxe d’une auto-absolution, cette lectrice étant prête à oublier ses faiblesses d’écriture et à l’en consoler !
Même intention chez Belletto, dans une manière de publicité parodique, confiée en grande partie au personnage d’Annie, l’amie de Michèle, créature livresque qui ne semble présente que pour ce rôle d’encensement, puisqu’elle passe son temps à lire un auteur lyonnais que l’on reconnaît aisément : « Je vis le titre, Que notre règne arrive [allusion à Sur la Terre comme au Ciel], et une photo, je crus reconnaître la place Bellecour.
- C’est bien ?
- Oui, ça se passe à Lyon » (212). ’

Le saisissement perpétuel d’Annie face à Michel semble traduire son admiration, comme si elle savait qu’il est une créature des oeuvres qu ’elle est en train de dévorer : ‘« Annie m’observait avec le même étonnement que la première fois. Elle avait fini son livre Que notre règne arrive, et en lisait un autre, le Fantôme [allusion au Revenant], du même auteur et dont l’action se déroulait également à Lyon. Elle aimait cet auteur. Elle attendait avec impatience la parution d’un troisième ouvrage, en janvier prochain, le Royaume des ombres [alias l’Enfer !] »’ (239). 

En dehors de cette bibliographie complète, éloge publicitaire, on trouve dans le roman une autre allusion à Belletto, présent derrière le patronyme transparent, quasi-anagrammatique, de ce romancier, par ailleurs auteur du livre qui va aider Soler à retrouver Simon ‘:  « [...] une Histoire de Lyon [Belletto a écrit un Livre d’Histoire] de Robert Ballestron (écrivain régional prolifique et aux talents variés, auteur d’un traité d’astronomie, d’une petite encyclopédie sur la vie des bêtes, d’un dictionnaire de symboles, d’un ouvrage de cuisine, d’un manuel de morale à l’usage de tous, d’un ouvrage médical, de contes fantastiques pour enfants, du Fantôme et de Que notre règne arrive - les deux romans que lisait Annie - [...] »’ (249).

Dans cette vision déformée et mégalomane d’un super-Belletto aux talents multiformes, synthèse de tous les écrivains et de tous les types d’écriture, et, pourquoi pas, écrivain unique, adulé de ses lecteurs (Annie est une lectrice, de surcroît !), auteur de plus indispensable (pour résoudre l’énigme), passe toute l’angoisse créatrice d’un écrivain qui ressemble en fait beaucoup à l’auteur Soler dans le roman, c’est-à-dire narcissique et mégalomane, sûr de réussir, pour assurer sa « maîtrise du monde » (287), mais aussi désespérément inquiet et travaillant dans la douleur ; par cette chimère d’un Ballestron triomphant, Belletto joue donc avec ses propres peurs et se réconforte, en mettant en scène ses lecteurs rêvés : Annie, qui ne lit que lui, Michèle, qui parle fréquemment de son impatience à lire le livre de Soler sur Bach (201, 213, 246) (livre détruit dont elle a pourtant entendu parler !) et même ce lecteur désintéressé et si confiant qu’est Rainer (« Il croyait en moi » (220, 288)). Ainsi, l’auteur de l’Enfer se révèle ici le pendant exact de sa créature, dont on a vu les aspects cyclothymiques, les accès d’orgueil alternant avec les gouffres du doute. Il pratique ce que Michel Schneider appelle « la citation de narcissisme 348  », « stratégie de harcèlement par la signature » qui vise à affirmer son autorité et à convaincre le lecteur qu’une oeuvre est en train de se construire.

Belletto et Montalbán renvoient donc à leurs autres créations,  intertextualité restreinte 349 chez l’un,  autoplagiat 350  conscient chez l’autre, qui s’en sert de façon systématique, reprenant des éléments d’une oeuvre pour en façonner d’autres, renvoyant ainsi au détail du texte ou à sa structure même.

Ainsi, dans les Mers du Sud, à un moment où Pepe est en pleine confusion et où l’auteur nous présente le désordre de ses pensées, surgit cette étrange vision ‘: « Ici, on étrangle, c’est tout’ ». C’est en fait une auto-référence puisque cette phrase est tirée de la Solitude du Manager, page 185. Elle est d’ailleurs prononcée par Pepe lui-même, « ici » désignant son propre bureau !

Autre exemple de renvoi de détail, qui montre le jeu qui peut s’instaurer avec le lecteur collectionneur, la fameuse référence obscure à Gabriela Mistral s’éclaire, également par le recours à la Solitude, où c’est la femme de la victime qui l’utilise ‘: « Ils me rappellent un poème de Gabriela Mistral que m’ont appris les bonnes soeurs. Trois petites filles jouent à imaginer le futur. Les trois veulent être reines »’ (162). Le contexte d’emploi dans les Mers du Sud s’explique alors :

‘« [...] Il regardait passer les femmes de quarante et cinquante ans, et se les imaginait enfants, jouant les petites princesses.
Il se rappela un poème de Gabriela Mistral » (85). ’

En observant l’auto-textualité, on comprend que, malgré l’alinéa - absent de l’édition originale -, la référence va avec ce qui précède et non pas avec ce qui suit, à savoir les angoisses de Carvalho face à l’énigme à résoudre.

Ces exemples montrent que le savoir circule d’un ouvrage à l’autre, et que le personnage n’est pas seulement une compilation de livres lus, mais aussi de tout ce qu’il a « vécu » dans les autres romans du cycle et qui resurgit sans cesse. Le dernier exemple que nous citerons va plus loin, puisqu’il concerne l’oeuvre elle-même ; nous le trouvons également dans la Solitude du Manager, page 131 : Pepe rencontre un témoin, cinéaste, qui lui confie une idée de film : ‘« Un haut responsable obsédé par le mythe de Gauguin décide d’abandonner sa famille et son travail pour partir pour Tahiti. ça pourrait s’appeler Gauguin 2 ou Tahiti. Il prend le métro à une heure de pointe et arrive dans un quartier ouvrier. Il imite le mode de vie des Tahitiens. Il vit avec une ouvrière d’usine, une Canaque de la ceinture barcelonaise. Personne ne le connaît. Au début il se sent heureux mais il rencontre une série de barrières mentales qu’il ne parvient pas à surmonter. Et c’est le malheur pour lui et pour les autres. Il a introduit l’insatisfaction comme un virus inconnu des Tahitiens [...] ».’ Le cinéaste imagine deux fins possibles, dont on a vu qu’elles coexistent d’une façon symbolique dans les Mers du Sud : le suicide ou l’assassinat du personnage devenu gênant (il propose même le rôle de l’assassin à Pepe Carvalho !).

Montalbán joue avec cet usage intertextuel lié au phénomène cyclique depuis l’origine du roman policier, le roman-feuilleton : le but était d’entretenir la complicité avec le fidèle lecteur par des allusions régressives aux aventures précédentes du héros récurrent, en entretenant la mémoire du lecteur ou en suppléant à ce qu’il n’avait pas lu, tout cela étant indispensable à la bonne compréhension de l’ensemble. Par ailleurs, des allusions progressives assuraient la promotion de l’épisode suivant351. Mais il ne s’agit pas ici d’une oeuvre qui ferait la publicité d’un roman à venir, même si la Solitude (1977) est antérieure aux Mers du Sud (1979), ce que fait ironiquement Montalbán dans le roman qui suit352 ; avec cette mise en abyme d’un roman dans l’autre, il joue plutôt avec l’idée de ressassement des thèmes et des structures souvent reproché au genre policier ; il montre une fois de plus qu’il assume le toujours-déjà-dit, le toujours-déjà-là, non seulement venu de l’extérieur, de l’hypotexte policier, mais aussi de l’intérieur, c’est-à-dire le déjà-écrit carvalhien.

Par ailleurs, il dévoile une façon de travailler particulière, rejoignant la position de Maurice G. Dantec, auteur de romans hybrides, qui parle de « génétique trans-narrative » :

‘« Mais le territoire [de la littérature] est désormais connu, reconnu, ressassé, balisé, surréférencé, c’est à se demander qui copie l’autre [...] Mes bouquins contiennent d’autres livres, écrits par d’autres, disons des « samplings » d’autres livres, ou des embryons de récits encore en gestation dans ma propre cervelle, chacun de mes romans n’est qu’un neurone particulier dans un réseau de neurones dont j’essaie péniblement d’établir la typologie. La citation et la référence bibliographique ne sont plus isolées du texte, elles font partie de cette cartographie. Aucun livre n’est coupé des autres, de son contexte353. »’

D’un réservoir d’histoires, on en retire une, en assemblant des éléments récurrents. Les liens établis entre les différents romans du cycle carvalhien attestent de cette dynamique créative : dans Meurtre au Comité Central (1981), Carvalho projette de faire une cure, qu’il entreprendra effectivement dans les Thermes (1986) ; dans la Solitude du Manager (1977), Montalbán amorce page 187 l’intrigue de l’Inconnue sans papiers, nouvelle appartenant au recueil des Histoires de fantômes (1986). Derrière une apparente variété, la permanence des matériaux textuels se laisse donc aisément percevoir, en particulier dans cette spécialisation du roman populaire qu’est le roman policier.

Cette invasion du même renvoie sans doute à la perception actuelle de la temporalité : à un temps progressif et linéaire s’est substitué un temps circulaire. Le choix narratif de la répétition peut exprimer l’option choisie pour faire face à ce que la fin de l’histoire peut amener d’inquiétudes : on se persuade alors que

« le récit ne s’invente pas, l’humanité se raconte depuis toujours les mêmes récits ; l’origine, la volonté d’innover fut une des tares de la modernité. Il faut répéter les mêmes récits, c’est ce qui permettra à l’individu de retrouver les siens, et de reconstituer son existence morale 354  ».

En revenant d’un livre à l’autre, le détective devient lui-même cliché, retour du même. En effet, les grand enquêteurs donnent toujours l’impression d’être immortels, et leurs créateurs ont parfois les pires difficultés à les laisser tomber ; Montalbán avait ainsi prévu la fin de la série pour 1995 avec un dernier roman, qui se serait intitulé Milenio, « le plus imaginaire 355 », disait-il, mais en 1998 paraissait en Espagne un nouveau volet des aventures de Carvalho. A l’inverse du héros romanesque classique, l’existence du personnage de série ne parvient pas à être suspendue au dernier mot du livre et à s’inscrire comme telle dans la mémoire du lecteur : elle appelle un perpétuel recommencement, et à moins de le faire mourir, ce qui est très mal supporté par le lecteur, l’auteur ne peut faire autrement que d’imaginer une autre de ses aventures. Dans le domaine policier, l’attente du lecteur est tout à fait singulière et il n’est sans doute pas de domaine littéraire où la pression du récepteur se fasse autant sentir sur la production et sur le personnage. L’entreprise cyclique répond au sentiment d’incomplétude que semble ressentir le lecteur, tout en le stimulant toujours, à cause de l’inachèvement qui lui est propre :

‘ ‘« La sérialisation, ici, répond à la déception structurelle en permettant à la lecture de recommencer pour tenter à nouveau l’impossible totalisation de ce qui est essentiellement discontinu356. »’ ’

D’où le phénomène cyclique, lié au genre depuis l’origine. Pour Uri Eisenzweig, c’est précisément l’intertextualité qui explique cette nécessité du cycle357 : le genre policier a besoin de la caution de l’intertextualité pour se poser comme vraisemblable ; dès lors il secrète des séries. Un détective a besoin de se créer un passé, quelque chose comme une tradition, grâce à l’intertextualité et à l’autotextualité, c’est-à-dire aux phénomènes de résonances autorisés par le cycle :

« Le roman policier pose son univers comme réel dans la mesure où il représente la réalité comme livresque 358 . »

On peut mesurer la portée de la vraisemblance ainsi obtenue à travers l’immense notoriété de Pepe Carvalho en Espagne, qui en est même à servir de référence dans la réalité ; dans le magazine Méditerranée consacré à Barcelone, il est conseillé d’utiliser comme « sésame » dans certains restaurants : ‘« Je viens de la part de Pepe Carvalho, servez-moi ce que vous voudrez359»’. La familiarité du lecteur avec le héros cyclique explique sans doute également qu’il soit aisément utilisé dans des adaptations cinématographiques ou télévisuelles. Le lecteur, à qui ce héros est devenu si familier, n’attend qu’une chose : découvrir son visage, comme celui de quelqu’un avec lequel on a longtemps correspondu par lettre sans jamais le rencontrer.

Cependant, l’auteur nous paraît actuellement moins dévoré par son personnage, son identité mieux établie ; au contraire de ce qu’on a longtemps allégué comme cause de l’anonymat de l’écrivain, il semble que ce soit justement l’aspect répétitif de l’oeuvre cyclique qui caractérise et identifie l’écrivain aux yeux du lecteur : est-ce parce qu’il en tire mieux parti, glissant sa griffe personnelle dans l’empreinte générique ? Parce que le genre est plus coté ? Ou parce que la production d’un Montalbán ou d’un Mendoza est plus variée ? Ne peut-on pas finalement penser que cet anonymat était dû davantage au phénomène éditorial de la collection, dont le nom (Série Noire, le Poulpe, etc.) tend à absorber à son profit celui des auteurs ?

Notes
348.

M. Schneider, op. cit., p. 279.

349.

J. Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1978, p. 304.

350.

M. Schneider, op. cit., p.280.

351.

J.P. Colin, le Roman policier français archaïque, p. 100 : « Annoncer le prochain titre, c’est maintenir en haleine, se garder une clientèle ; rappeler le passé, c’est un geste plus gratuit de connivence attendrie, et un signal important dans la perception de l’unité narrative des différents titres. »

352.

Dans Meurtre au Comité Central (1981), page 85, Montalbán fait référence, inopinément, en plein discours politique d’un leader de gauche, au prix qui a couronné les Mers du Sud. Et il adresse à nouveau par la suite un clin d’oeil à « ceux qui savent déjà qui aura le prix Planeta et qui a tué Kennedy » (142) - allusion au titre du roman où paraît la figure de Carvalho : J’ai tué Kennedy (1972).

353.

M. Dantec, « la Fiction comme laboratoire », in les Temps Modernes, pp. 275-276.

354.

S. Berto,  « Temps, récit et postmodernité », in Littérature n° 92, le Montage littéraire, déc. 1993, p. 95.

355.

M.V. Montalbán, in Histoire de la littérature espagnole, Tome 2, sous la direction de Jean Canavaggio, Fayard, 1994, p. 641.

356.

U. Eisenzweig, le Récit impossible, p 84.

357.

Cf. ibid., p. 175 : « Autrement dit, au-delà de l’explication de la réduplication de textes par le désir de lecture, il y a également le fait que la structure inévitablement sérielle (parce qu’intertextuelle) du genre crée, à son tour, un certain type de lecteur. »

358.

Ibid., p. 181.

359.

M. V. Montalbán, « Pepe Carvalho se met à table », in Méditerranée n°24, janv-fév. 1998, p. 58.