5.3.2. Belletto : le cycle inéluctable

Ainsi, le bonheur né de la lecture du cycle procède du plaisir à être dans le domaine du connu, du familier : on s’habitue au regard de Carvalho, aux outrances langagières du héros de Belletto. Ce qui est intéressant dans ce dernier cas, c’est que justement, comme si Belletto avait craint d’être dévoré par un personnage récurrent, le héros ne porte pas le même nom dans le Revenant (Marc X), 1981, dans Sur la Terre comme au Ciel (David Aurphet), 1982, et dans l’Enfer (Michel Soler), 1986. Belletto, qui désigne lui-même ces trois romans comme constituant un cycle, semble avoir ainsi voulu parer au risque de prolifération cyclique : la conception que se fait Belletto de sa création laisse supposer qu’en multipliant les figures, en donnant des noms distincts à ce qui n’est finalement qu’une seule identité, il tente de combattre l’invasion du double.

Cependant, l’esprit cyclique est le même, puisque les trois personnages sont extrêmement proches, et dans leurs caractéristiques et dans leurs situations : ces trois romans à la première personne se passent l’été à Lyon, les héros sont des musiciens déboussolés, déprimés, qui ont perdu leur compagne dans l’avant-texte ; ils accumulent les relations féminines et leur ressemblance s’étend jusqu’à leur façon de conduire ou leurs perpétuels maux de ventre. Le personnage de Rainer, dans l’Enfer, est comme annoncé par le poème cité à la fin du Revenant, page 470, poème de Rainer Maria Rilke, Maria étant le grand amour du héros dans ce roman : ‘« Cela, je le jure la main sur le coeur que je ne l’ai pas fait exprès. »’

A part les variations observées dans l’Enfer, et qui sont dues au désir de créer un roman musical (indices musicaux, répétitions, etc.), le style est sensiblement le même et contribue à délimiter le cycle dans l’oeuvre de Belletto : le narrateur a par exemple une tendance chronique à l’exagération. La ressemblance peut aller jusqu’à l’identité : on trouve par exemple dans l’Enfer (112) une phrase de Sur la Terre... (43) : ‘« La guerre pouvait éclater, interminable et âpre, elle ne me prendrait pas au dépourvu. »’

Bref, on n’en finirait pas d’énumérer les similitudes entre les trois romans, qui tissent un réseau répétitif comparable à l’inchangeabilité de Carvalho d’un roman à l’autre. Ainsi, le prédicat survit au personnage sur lequel il s’est greffé et produit un sentiment de reconnaissance, inhérent à la production cyclique, d’un livre à l’autre. Cette liberté du prédicat à l’intérieur d’une production romanesque atteste d’ailleurs de la subtilité de la notion de personnage, dont l’édification est dominée en réalité beaucoup plus par des questions de style que par des caractéristiques fixes, par exemple le nom ; d’où d’ailleurs la tentative de Belletto, à l’exemple de Kafka, de désagréger ce nom avec le héros du Revenant, Marc X, qui se présente comme tel alors que les autres ont une identité complète. La construction cyclique, chez Belletto, n’est sans doute pas pour rien dans cet effort de dégager le personnage de ses attributs romanesques particularisants, pour en faire le porteur d’« états baladeurs » dont parlait Nathalie Sarraute :

« [...] Ces mouvements, sur lesquels toute son attention et celle du lecteur se concentre, puisés dans un fonds commun, et qui, telles des gouttelettes de mercure, tendent sans cesse, à travers les enveloppes qui les séparent, à se rejoindre et à se mêler dans la masse commune, ces états baladeurs qui traversent toute son oeuvre, passent d’un personnage à l’autre, se retrouvent chez tous, sont réfractés chez chacun suivant un indice différent, et nous présentent chaque fois une de leurs innombrables nuances encore inconnues, nous font pressentir quelque chose qui serait comme un nouvel unanimisme 360 . »

Les « états baladeurs », chez Belletto, confinent à la réitération obsessionnelle, à cause de leur poids autobiographique. Ce qui est clair, c’est que la redondance cyclique est soulignée par l’allusion explicite aux liens existants entre les personnages-narrateurs des trois romans. Dès le deuxième (Sur la Terre...), une curieuse scène établit furtivement mais clairement la corrélation entre le héros du livre et celui du premier du cycle ; au début du livre, alors que David Aurphet arrive chez les Tombsthay, il voit passer Marc X, le Revenant, qui attire l’attention publique à cause de son véhicule d’un autre âge : ‘« Et je reconnus aussi, mais après coup, son conducteur hirsute et hagard : c’était Marc, un camarade de lycée puis de conservatoire, que j’avais perdu de vue après son mariage. Nous étions tous deux d’origine espagnole et tous deux guitaristes, et nos vies avaient suivi un cours étrangement parallèle, mais, pour cette raison peut-être, nous n’avions jamais été intimes »’ (pp. 12-13).

La ressemblance, le dédoublement, la peur et la haine du double, ici évoqués, font partie des « états baladeurs » de Belletto, et font le lien entre les trois héros. Dans l’Enfer, ultime pan du triptyque, page 125, Soler se souvient de ses « amis disparus », « excellents guitaristes », nommant David Aurphet et Marc ‘« dont le nom m’échappe » ’; il rappelle le retentissement du suicide de David, dont il semble ignorer qu’il n’en était pas un, puisque ce n’est pas David qui est mort, mais son alter-ego, Daniel. Les trois héros sont donc des doubles les uns des autres, mais ils ne sont pas lecteurs de l’existence de leurs doubles, ils se tiennent à distance.

Le cycle est donc fondamental pour comprendre le processus créatif de Belletto, plus centripète que centrifuge, qui s’autogénère à partir d’une matrice précise, démarquage nécessaire, frontière sécurisante, à la fois temporelle et spatiale.

Le temps compte dans un cycle, mais de façon distincte chez nos deux auteurs ; ici les trois romans créent une sorte de généalogie qui contribue à naturaliser l’oeuvre : par les liens instaurés, elle clôt et protège le cycle, faisant de l’ensemble des personnages une sorte de famille, famille d’ailleurs très présente au sens propre dans les deux premiers tomes, mais dont l’emprise semble se dissoudre au fur et à mesure. Dans le Revenant, elle est omniprésente : Marc a perdu sa femme, son fils meurt, il vit avec sa tante, couche avec sa cousine puis avec la fille du compagnon de sa cousine ! Il est totalement imbriqué dans son milieu originel d’immigrés espagnols, famille et amis de la famille :

« [...] le Revenant m’a permis de parler de choses biographiques ; du quartier, de ma famille, de tout ce qui me tenait à coeur à l’époque 361 . »

Dans Sur la Terre... , David attend sa mère pendant tout le roman, et voit très souvent son père ; s’il est aspiré dans un conflit familial, il s’est du moins, par rapport à Marc, sensiblement dégagé de ses origines. Enfin, dans l’Enfer, en dépit de quelques allusions très intéressantes à son père disparu, Soler n’a qu’une « mère adoptive » dont il se « débarrasse » assez rapidement. Dans l’ensemble du cycle, on a ainsi affaire à une micro-société, ou, mieux, à une société perçue comme une famille, dont les membres s’aiment, se soupçonnent, et souhaitent parfois la mort les uns des autres, comme Marc X, fou de son fils, mais qui reconnaît avoir voulu sa mort. Si Belletto rejoint là ce qui caractérise éminemment le genre policier classique - la micro-société - , c’est parce que cela lui permet de mettre dans ces trois romans beaucoup de lui-même. Le sentiment pesant d’une généalogie est ainsi prise en charge par le cycle - cycle non désiré, mais développement absolument nécessaire :

« Il a bien fallu les trois livres qui se passaient à Lyon, jusqu’à l’Enfer, pour boucler quelque chose. Trois livres qui vont ensemble, écrits à la première personne 348 . »

Cette dimension autobiographique éclaire la difficulté du roman à s’ouvrir et à se clore, puisque Belletto lui-même insiste sur la corrélation entre la vie et l’oeuvre :

« Ni naissance, ni mort, ni vrai début, ni vraie fin. On retrouve là encore quelque chose de la « condition » d’autobiographe [...] 362  »

L’enjeu du cycle, c’est donc de se débarrasser de l’autobiographie, qui doit être présente quelque part dans l’oeuvre, de se libérer de l’emprise familiale, et en particulier - mais tout compte - de la figure du père, meurtre symbolique qui culmine dans l’Enfer avec le sort réservé aux trois figures paternelles : le père des De Klef, castré totalement, fantôme, figure carnavalesque en ce qu’il est le prétexte, étant figé sur son trône, à mille plaisanteries irrévérencieuses de la part de Soler, peu compréhensibles si on ne se réfère pas à ce besoin de liquider le père. La deuxième figure paternelle, Rainer Von Gottardt, Dieu le père, permet à Soler, qui consigne dans sa biographie le jour de sa disparition, de jouir d’une mise à mort symbolique, par livre interposé. Ainsi, après avoir dit « je » à la place de Rainer, Soler deviendra peut-être un écrivain et un artiste reconnus, il renouera avec le piano et pourra entreprendre une immense carrière : ‘« je continuais seul, sans l’aide ni l’entrave du Maître »’ (372). L’absence de Rainer va permettre à l’écriture d’aboutir, sa mise à mort dans le récit exprime la nécessité qui se pose à tout écrivain de se débarrasser de quelque chose (l’hypotexte, la figure du Père, etc.) pour parvenir à écrire.

Troisième figure paternelle, le père de Soler, liquidé dans l’avant-texte, « bricoleur créatif, méticuleux et de bon goût » (24), « génie » (24),  « le créatif bricoleur qui selon moi ne fut jamais l’amant de Liliane qui n’eut jamais d’amant » (136). Derrière ces éloges réitérés, deux reproches : premièrement, le génie, qui fait du père un modèle insurpassable et à ce titre castrateur (dans Sur la Terre..., David reproche à son père de vouloir créer le mouvement perpétuel - comme le propre père de l’auteur), à rapprocher bien sûr de l’hypotexte, dont l’aura paralyse la création personnelle ; deuxièmement, le rapport tabou à la mère. Belletto préfère suggérer le remplacement de la vraie mère, inévitablement possédée par le père, par une « mère adoptive », dégagée de ce lien charnel, veuve de surcroît, mystérieusement épargnée par ‘« un compagnon sans malice  »’ (158) d’après son fils, et même évidemment vierge (« je ne pouvais en douter » (24)), bref totalement disponible pour Soler (« son amour illimité de moi » (202)), d’autant plus qu’elle « détest[e] le monde entier » (25). Liliane est une sorte de Vierge Marie, ‘« la femme dont j’étais le fils sans qu’elle eût enduré souillure »’ (203), qui a vécu sans dommage avec un Joseph tout occupé à fabriquer des jouets de bois pour son fils, après avoir construit sa maisonnette, elle aussi en bois. Finalement, Liliane meurt d’avoir admis un « nouveau fils adoptif » (139), de lui avoir souri (« c’était rare » (89)), qui plus est, en ‘« rougi[ssant] comme une épousée » ’(161), après avoir prononcé des mots que, pour la seule et unique fois, Soler ne comprend pas : « Ce devait être l’expression d’une pensée agréable, car elle avait l’air réjoui et presque heureux » (161). L’incendie du lieu maternel semble une garantie supplémentaire de sa liquidation, d’autant qu’il ne reste rien de la maison. Quant à Simon, « orphelin de mère » (130), s’il a conquis la triste Liliane Tormes, il va bientôt le payer cher, de la punition oedipienne, bien sûr.

Remarquons par ailleurs que si la mort de Rainer permet que soit achevé le roman, la disparition de sa mère semble bien faire accéder Soler à l’écriture : ce dernier dit au début de son travail de biographe qu’il n’est pas capable d’écrire ; les caractères sont difformes, ‘« comme atteints de maladie » ’(110), une « inquiétante fantaisie » (111) qui semble attenter à sa capacité à s’exprimer par écrit. Mais, au moment de l’enterrement de Liliane, il avoue paradoxalement avoir plus de facilité à se concentrer sur son travail et signale un progrès (193). Page 285, il jubile : il écrit vite et bien, « du beau et bon travail » ; il est guéri.

La place des images parentales dans le cycle, cycle hanté par le motif familial (dans Sur la Terre... : drames de famille des Thomsthay, père violeur, mère froide ; dans le Revenant, « une histoire de famille » (362) chez les Salomone : père renié et protecteur, meurtrier de la mère ; dans l’Enfer famille de Klef : mère absente, père-bébé, frère haï) et par le thème de l’enfant rejeté, signale l’importance et le poids de l’autobiographie dont Belletto a cherché à se défaire. Pour y parvenir, il a tourné un jour le dos à ce qui constitue le cycle tout autant que l’aspect temporel qu’est la généalogie : l’aspect géographique, Lyon.

« J’ai eu besoin de décors, de réalisme, de géographie, et peut-être aussi d’autobiographie, car Lyon est une ville que je connais bien [...] C’est donc grâce à Lyon que je suis passé au roman 363 . »

La ville porte en elle l’écrivain et les livres qu’il écrit à partir d’elle, pour partir d’elle, d’où la nécessaire duplicité du sentiment qu’elle inspire :

« En termes winnicottiens, la mère doit être good enough, assez bonne, c’est-à-dire pas trop, pour permettre l’essor du penser chez l’enfant 364 . »

Michel Schneider fait remarquer que si beaucoup d’écrivains eurent des relations difficiles avec leur mère, c’est à cause de la dimension maternelle du premier penser, donc du premier écrire, essor du penser. D’après lui, on écrit pour oublier celui que l’on fut : Soler, narrateur-écrivain, souhaite tirer un trait ‘sur’ ‘ « les embrouilles et les noeuds de la carte géographique du passé »’ (312). Il faut s’éloigner de la ville-mère, « théâtre étouffant » (312), pour que la création soit libérée de son emprise. Cette mise à distance de la génitrice (comme dans le Revenant) s’accompagne chez Belletto d’un éloignement spatial ; après trente-trois ans passés à Lyon, il part pour Paris. Sa trilogie lyonnaise l’a aidé à devenir homme et écrivain :

« Mettre Lyon au centre de mes livres m’a permis [...] de couper définitivement le cordon ombilical qui me reliait à cette ville. Tant que j’habitais Lyon, je ne la voyais pas. J’y vivais un peu à la manière de mes personnages, enfermé comme dans un ventre maternel, y circulant beaucoup, mais en sortant rarement 365 . »

Sortir du ventre de la ville, c’était devenir écrivain, se dégager de l’autobiographie, tout en la conservant quelque part en soi. Cette permanence en soi de ceux dont on s’est débarrassé est perceptible chez Soler, qui a introjecté Rainer, son Maître, son père spirituel, et sa mère adoptive :

« Nous ne savons pas ce qui, de l’autre, demeure en nous, et doit demeurer en nous pour que nous puissions nous en séparer, que cet autre soit la mère, l’objet d’amour ou le Maître 366 . »

L’assimilation de l’autre, son introjection, conditionne l’élaboration individuelle et la synthèse personnelle : Michel, ‘« vivant reclus dans [s]on intimité »’ (393) avec son Maître, peut devenir « Maître absolu » (394) et faire des projets d’avenir.

Lyon est donc une figure maternelle. Certes, on voit le plus souvent comme la caractéristique la plus évidente du passage du roman policier de type anglais (caractérisé par un meurtre en petit comité dans un lieu clos) au roman noir américain, l’élargissement du cadre, la mise en scène d’un crime en pleine ville, illustrant la folie et la guerre que s’y livrent les différents milieux sociaux.

Mais rien de tel ici. Si Belletto a choisi une des plus grandes villes françaises, il la traite souvent comme les auteurs policiers anglais utilisaient les châteaux ou autres lieux à l’écart du monde : sa ville est inhabitée, surtout dans deux romans du cycle, qui se passent en août, mois où la ville se vide, ce qui est souligné à de multiples reprises, et qui crée une atmosphère tout à fait étrange. Le drame peut donc se concentrer sur quelques personnages, comme dans le roman anglais, et refléter les conflits familiaux et amoureux. Lyon, « ma ville déserte » (394), évoque donc davantage l’île déserte des romans classiques que la jungle urbaine du roman noir. Preuve supplémentaire de la proximité du cycle avec le roman anglais, l’argent, motif du roman noir, motif de la grande ville, est totalement déréalisé, privé de tout contenu idéologique qui justifierait le crime.

Parler de Lyon, c’est parler de la mère. C’est Ballestron, auteur d’une Histoire de Lyon, qui mettra l’enquêteur sur les traces du criminel, qui s’avère être une criminelle, une mère, la mère de Jésus, folle d’amour, prête elle aussi à adopter Simon après lui avoir volé ses yeux pour combler les lacunes de sa création en donnant des yeux à son fils.

Lyon, c’est la mère. Mère adorée, mère haïe. Mère aimée, on le perçoit assez durant les descriptions qui en sont faites durant le cycle. Marc X jauge tout à l’aune de la flamme de Feyzin, David Aurphet parcourt les rues avec le même plaisir que Michel Soler. Ce dernier est fier de faire admirer à la parisienne Michèle le Palais Saint Pierre « tout blanc et joli » (204), il s’extasie devant la Place du Change, ‘« petite, véritable et merveilleux bijou »’ (301), redécouvre avec plaisir la Place de l’hôpital, ‘« ’ ‘petite*367 ’ ‘ , refaite, blanchie, belle’ » (106). Soler est né à l’Hôtel-Dieu, et habite au « coeur de la ville » (58). A pied ou en voiture, il ne peut s’y perdre, sauf lorsqu’il devient fou de jalousie : ‘« Je ne reconnaissais plus la ville’ » (228).

Ce que Soler hait dans la ville, même s’il est issu de Villeurbanne, comme son créateur, ce sont les banlieues, ‘« hectares de triste terre résidentielle »’ (278), avec leurs gratte-ciel, leurs avenues horribles au « charme pourri » (163), leurs usines cauchemardesques, cet « égout à ciel ouvert » (169) qu’est le canal de Jonage, et les grandes surfaces :  ‘« Magasin Carrefour. Bas, plat, carré ou presque, immense et ignoble parasite multicolore accroché au paysage hideux de terrains vagues, d’usines, de HLM sans grâce et d’autoroutes emmêlées’ » (40).

Mais même le centre devient rapidement insupportable, avec sa chaleur suffocante, ses cabines téléphoniques hors d’usage, son manque d’espace, la promiscuité que la ville impose. Industrialisation et modernisation d’une part, tradition et rénovation de l’autre, déterminent des relations mitigées, mais fortes. Lyon est une mère que Soler continue à aimer malgré les ravages du temps. ‘« Nul ne connaît mieux Villeurbanne que moi »’ (128), se réjouit Soler : plaisir du connu, du familier, qui caractérise la vision qu’a le héros de sa ville. L’adjectif « petit » dans nos citations précédentes, utilisé dans son acception hypocoristique, montre la transformation de la grande ville en « joli » petit objet, rendu attachant par sa fréquentation ordinaire, sorte de jardin d’enfant mille fois exploré, ventre protecteur ; on est loin des villes tentaculaires du roman américain. Le héros connaît d’ailleurs les pires épreuves en quittant Lyon : l’Italie dans le Revenant, Cadaquès dans l’Enfer, sont les lieux de l’ailleurs mortifère, et le narrateur s’empresse de revenir dans le giron maternel.

Le héros de Belletto y court cependant de nombreux dangers : il tombe dans un guet-apens à Caluire, dans la banlieue lyonnaise (le Revenant), dans un autre en bas de chez lui, vers le Jardin des Plantes (Sur la Terre comme au Ciel), il s’expose aux balles de kidnappeurs dans le quartier Saint Jean et est attaqué dans son propre appartement, au « coeur de la ville » (l’Enfer) ! Comment expliquer ce fléchissement de la protection de la ville-mère ?

Tout simplement, en considérant que le danger vient toujours de l’ailleurs : Salomone, qui déclenche toute l’affaire dans le Revenant, est italien, mystérieux mafioso ; dans le second roman, Graham Thomsthay incarne le mal absolu ; et dans l’Enfer, Simon est enlevé par un Allemand aux ordres de Boliviens machiavéliques. Le danger vient d’ailleurs ; le crime, facteur de perturbation dans l’espace lyonnais immuable, est à mettre au compte de l’Autre. La représentation de l’étranger rapproche encore le cycle de Belletto du genre originel, dont Uri Eisenzweig dit :

« [...] à travers la vision particulière de l’altérité qui s’y exprime, soupçons et dénigrement, il concrétise de la manière la plus rigoureuse la paranoïa fondatrice du régime narratif policier 368 . »

Pour ce critique, de même que le roman policier a besoin de dénigrer l’hypotexte, il cède par nécessité structurelle au préjugé négatif qui pèse sur tout ce qui peut constituer l’altérité : pour être crédible, le genre dirige les soupçons vers l’étranger, qui perturbe l’espace du Même. Belletto va plus loin, puisque dans le roman classique, cette désignation de l’étranger comme coupable s’avère une fausse piste. Dans le cycle au contraire, Thomsthay, Salomone et les Dioblaníz sont effectivement des criminels de stature internationale, et, même lorsqu’ils semblent retirés des affaires - et de Lyon -, comme le sympathique Maxime Salomone, leur réputation et la conséquence de leurs crimes passés menacent le héros jusque dans sa ville.

Il y a donc de toute évidence un rapport entre, d’une part, la forme même du cycle, qui s’est imposée, forme redondante, de par la ressemblance des caractéristiques (fond et forme) des trois romans et l’extrême similitude entre les trois héros, explicitement désignés comme doubles, et, d’autre part, la situation spatio-temporelle, point d’ancrage et ventre maternel. Tout va dans le même sens : tout est circulaire, cercle fermé et protecteur. Les éléments (personnages, thèmes, romans) paraissent se reproduire d’eux-mêmes, sécrétant leur propre répétition, leurs doubles, restant dans la plénitude du Même - d’où l’extraordinaire impression de construction que donne l’oeuvre - et donnant le sentiment d’un tout protégé et autonome, ventre maternel qui exclut l’Autre. Le cycle s’avère dès lors nécessaire pour instaurer cette circularité, et le plaisir de la lecture vient pour beaucoup de ce que le livre devient un refuge contre la peur de l’étranger ; le plaisir du familier, du connu, est cultivé à l’extrême par l’insistance sur le lieu, lieu à part, île déserte, et sur les liens familiaux.

Mais surtout, l’écriture va viser à réduire l’Autre à n’être qu’une figure du Même, d’où la prolifération des figures des doubles : aussi différent que soi l’Autre, le je s’emploie à en faire un double de lui-même, tout le monde ressemble à tout le monde, en dépit du bon sens s’il le faut, tant cette assimilation est vécue comme vitale369 : Lichem est un bandit allemand, Lossaire un détective parisien, Miranda un agent immobilier, peu importe les différences évidentes, l’écriture va s’employer à les gommer (d’où le travail sur le nom, sur l’anagramme) pour assimiler les différentes figures de l’altérité, permettant de résoudre par ailleurs la difficulté à se raconter. Cette incorporation est d’ailleurs facilitée par une certaine vision de la ville - métaphore de l’écriture - ; voici ce que Belletto dit de la cité dickensienne :

« La ville est, comme le roman, une forêt de doubles dans laquelle on se perd avec jouissance, comme dans l’écriture ou la lecture d’un roman 370 . »

Uri Eisenzweig souligne justement à propos du genre policier classique que cette construction narrative naturalise la paranoïa, et en fait une caractéristique majeure de ce type d’écriture, et sans doute même aussi une des raisons de son émergence :

« Se définissant comme discours de vérité étranger à l’histoire, à l’espace de communication sociale et à la loi économique de l’échange, le récit de détection s’indique également, inéluctablement, comme investi par la paranoïa, c’est-à-dire par une attitude caractérisée par un délire d’interprétation et par une systématisation arbitraire du jugement concernant l’altérité 371 . »

Il n’est donc pas du tout surprenant que l’auteur lyonnais ait eu besoin de s’exprimer par le biais d’une écriture policière, puisque le processus interprétatif sur lequel tout roman policier se fonde permet pour Pierre Bayard une véritable « jouissance ‘», « qui est de réduire la différence en lui substituant de la similitude372 »’. Le délire d’interprétation, chez Belletto, est explicitement désigné par les « idées folles » puisque Soler travaille, ‘« comme tout détective d’élite, par intuitions aveuglantes et foudroyantes373 »,’ visant à « tisser des réseaux de brume », c’est-à-dire des ponts entre éléments repérés, afin de les assimiler les uns aux autres et de faire de la texture narrative une surface de reflets, à l’infini.

Tout, dans la trilogie policière de Belletto nous semble donc converger vers la neutralisation de l’altérité ; le traitement particulier de la figure de l’Autre, propre au genre originel, est considérablement amplifié par le cycle, qui finit par créer un univers clos au fonctionnement totalement autonome. La singularité de Belletto, ici, sera d’amplifier cette redondance, non plus par la permanence d’un détective, mais par la récurrence d’un univers spatio-temporel et de structures narratives d’un roman à l’autre. S’impose ainsi un schéma obsessionnel où la figure du double est omniprésente, garantissant, fût-ce au prix d’une culpabilité certaine, de la menace de l’Autre.

Notes
360.

N. Sarraute, op. cit., p. 41.

361.

R. Belletto, interview à Ecrivain Magazine, p. 46.

362.

R. Belletto, les grandes Espérances de Charles Dickens, p. 423.

363.

R. Belletto, interview à Lire, déc. 1986, p. 17.

364.

M. Schneider, op. cit., p. 233.

365.

R. Belletto, art. cit., p. 17.

366.

M. Schneider, op. cit., p. 231.

367.

souligné par nous.

368.

U. Eisenzweig, op. cit., p. 242.

369.

Cette assimilation obsessionnelle de l’Autre au Même, présente dans toute l’oeuvre de Belletto dans le thème récurrent du double, est extraordinairement visible dans son ouvrage sur Dickens, Les grandes Espérances de Charles Dickens : l’essentiel de son étude est consacrée à la prolifération des doubles (cf. II,1, p. 94) dans ce roman ; tous les personnages, bons ou méchants, hommes ou femmes, étant pour Belletto des échos dédoublés du personnage qui dit je, tous les éléments du livre (les noms par exemple) sont interprétés, leur signification pressée au maximum, pour mettre en valeur cette structure du Même ; le lecteur, le livre, sont des doubles de l’auteur, la réalité un double du langage, etc.. En définitive, cette étude nous semble tendre à faire de l’Autre : Dickens, une figure du Même : Belletto (ce qui ne fait qu’outrer sans doute une tendance générale de la critique, cf. M. Schneider, op. cit., p.71). Dans l’entretien qu’il a accordé au magazine Ecrivain, p. 48, Belletto le reconnaît explicitement : « Et ça me permettait de dire des choses que je n’aurais pas pu dire directement puisque là je parlais de quelqu’un d’autre. Mais de quelqu’un qui était évidemment mon double. » Pour cette utilisation systématique du « Même qui travaille l’Autre » dans l’Enfer, cf. les « similantes » de J. Ricardou, forme de « transits analogiques » qui font percevoir des ressemblances partout, in le Nouveau Roman, p. 76.

370.

R. Belletto, les grandes Espérances de Charles Dickens, p. 133.

371.

U. Eisenzweig, op. cit., pp. 216-217. Cf. aussi P. Bayard, op. cit., pp. 110-111.

372.

P. Bayard, op. cit., p. 168. « Car l’interprétation policière est d’abord une mise à mort » (souligné par l’auteur).

373.

R. Belletto, op. cit., p. 234.