5.3.3. la ville scripturale

Bien différente sera la conception cyclique de Montalbán, à cause de son projet socio-historique, mais l’insertion de la géographie urbaine dans la structure narrative le rapproche de Belletto.

Pour commencer, l’auteur espagnol entretient lui aussi des rapports étroits avec sa ville-mère, Barcelone, au coeur du cycle, dans une volonté d’affirmation régionale très importante pour le groupe d’écrivains catalans dont il fait partie. Le romancier se sent d’une ville plus que d’un pays et se situe parmi les écrivains comme Joyce ‘« pour lesquels la ville fonctionne comme un matériau fondamental374 ». ’Pepe Carvalho est en totale opposition avec le roman noir, où le rêve de fuite est un poncif - d’ailleurs également repoussé par Soler (« Fuir, n’importe où ? Non » (E 197)) : le privé barcelonais répugne à quitter sa ville, et quand il doit le faire dans le cadre d’une enquête, il le vit comme un exil : ‘« il n’avait passé que trois jours hors de la ville et il avait l’impression de rentrer après une longue absence »’ (Tatouage, 154). La ville est tout à la fois espace et temps, et dans le sentiment qu’elle entretient chez Carvalho/Montalbán, et dans l’utilisation que l’auteur en fait dans le cadre du cycle.

Comme chez Belletto, la ville aimée porte l’empreinte du passé. Montalbán compare sa ville à Rome, entourée de collines (59). Le détective la parcourt comme Michel les rues de Lyon, goûtant le plaisir des rues familières dont il connaît le nom par coeur, passant et repassant par les Ramblas, coeur de la cité. Il préfère la laideur humaine de la vieille ville, comme le Barrio Chino par exemple, à celle, inhumaine, des banlieues, qui enserrent et étouffent le coeur de Barcelone, visage actuel de la ville qu’il rejette, comme les héros de Belletto - chez qui on note tout de même parfois une certaine fascination (comme celle de Marc X pour le site industriel de Feyzin). Pour l’auteur barcelonais, l’enfer, c’est San Magin, par exemple, dans les Mers du Sud, « une ville nouvelle pour une nouvelle vie » (161), qui, une douzaine d’années seulement après son érection, ne « parv[ient] pas à cacher des murs de briques prématurément vieillies et au revêtement ravaudé » (160). Ce « pachyderme gris » (196) écrase les habitants sous ses ‘« arêtes de béton coupant »’ (161)), tue leur vitalité en les maintenant dans l’indifférenciation de ‘« ruches préfabriquées »’ (161).

Au-delà de cette uniformité, c’est l’aspect anhistorique de ces villes surgies de nulle part qui atterre Pepe Carvalho, tout aussi rebuté par les banlieues élégantes, créées selon le même principe, par ‘« les vicieux du modernisme »’ (133) : ainsi, Adela Vilardell s’est payé un ‘« zoo végétal ’» dans son ‘« grenier aménagé-duplex de quartier chic »’ (120). Le cycle carvalhien permet de critiquer les ravages du modernisme, qui a fait de Barcelone ‘« une ville asphyxiée par des océans de bioxyde de carbone »’ (120), ‘« de la vraie merde »’ (86), dont les gens aspirent à s’échapper pour retrouver une nature mythique, pérenne, pure. Le personnage de Bromure (ainsi surnommé parce qu’il soutient que l’eau de ville est empoisonnée par ce produit) a dans le cycle, outre son rôle d’indicateur attitré de Pepe, la fonction de porte-drapeau outrancier de la critique du modernisme de Montalbán et il meurt (dans Hors-Jeu, 1988) de ce qu’il a dénoncé toute sa vie romanesque.

« Cette ville n’est plus ce qu’elle était » (MDS 250), déplore Pepe, qui s’en est éloigné ; mais il ne peut quitter sa ville-mère et continue à entretenir avec elle des rapports marqués par la résurgence du passé, par le biais de promenades dans les ‘« paysages perdus de son enfance »’ (MDS 176). Il les reconstitue souvent dans ses rêveries car le modernisme les défigure peu à peu, ce que Carvalho/Montalbán ressent comme une « violation » (MDS 84). Dans la Solitude d’un Manager, l’enquête lui permet de retrouver le quartier de son enfance, le Barrio Chino, et le replonge dans ses souvenirs d’après-guerre. Montalbán associe Barcelone à sa propre mère, personnage, pour Georges Tyras‘, « très lié à la ville en tant qu’elle est le cadre de l’enfance et celui de la mémoire375 »’. La ville, au lieu d’être purement et simplement le lieu de la recherche et de l’affrontement entre l’enquêteur et le criminel, constitue l’écran où surgissent les souvenirs de Pepe Carvalho.

Elle est en somme le but même de la recherche, l’enjeu réel du déplacement, parce qu’elle aussi a été assassinée et perdue : tout ce qui avait été conservé en l’état pendant les quarante premières années de Carvalho est en voie de disparition (129), puisqu’on est à l’époque de la grande restructuration de Barcelone. Le cycle permet donc un regressus ad uterum compulsif, puisque perpétuellement renouvelé, même si, après une quinzaine de romans, l’éloignement semble à présent inévitable, car Pepe ‘« ne se reconna[ît] plus dans le Barcelone postolympique »’, écrit Montalbán dans un roman paru en Espagne en 1998, le Quintette de Buenos Aires, qui transporte de son plein gré le détective barcelonais en Argentine. Avant cette rupture, dont on est pas encore à même de mesurer les répercussions, Pepe, comme son créateur, est resté fidèle à sa ville, même si certaines aventures l’ont forcé à voyager. L’altération du paysage accentue la dualité des sentiments que la ville provoque, dualité perceptible très tôt dans le cycle ‘: « je connais Barcelone comme ma poche et malgré tout, parfois, je ne la supporte plus »’ (Meurtre..., 37).

Peut-être est-ce pour cela que le détective a pris de la distance, dès l’origine du cycle, en résidant à une dizaine de kilomètres de Barcelone, sur la hauteur, à Vallvidrera : nid d’aigle, cabane d’enfant, « garçonnière » (Tatouage, 169) qui lui donne un semblant de vie autonome et semble lui permettre un regard critique sur la polis-mère, comme s’il en était détaché. Réfugié dans son repaire, repaire que constitue sans doute l’écriture, Montalbán est à même de mettre à distance ce qui demeure son repère, la ville, repère qui en vient à structurer l’écriture elle-même.

En effet, comme chez Belletto, la ville façonne l’écriture, la polis fait le policier, lui donnant thèmes et structures. Dans Barcelone (1988), Montalbán écrit :

« Tout écrivain écrit pour s’orienter lui-même et d’autant plus si la matière de son écriture est une ville 376 . »

Le modèle littéraire de la ville, ‘« matrice d’écriture, également matrice d’interprétation377 »’ incite à une lecture autre que documentaire. Depuis l’origine du genre, la ville offre un cadre idéal, cadre dont la stabilité est sans doute pour beaucoup dans la création d’un cycle qui tourne autour de lui. La complexité urbaine est une souce inépuisable de mystères, depuis le Londres de Conan Doyle.

« Lyon est une ville très romanesque, secrète, mystérieuse, biscornue 378  »,

écrit Belletto. La ville labyrinthique moderne est le cadre idéal pour ce roman labyrinthique qu’est le roman policier. Dans le Revenant, le héros s’étonne de ce que « les Lyonnais ont obstinément élevé leurs façades à l’ombre » (465). L’Enfer, ‘« histoire montée comme un mécanisme labyrinthique »’ (378), entraîne Michel à se perdre dans les ‘« méandres étouffants et douloureux de [s]a pensée »’ (313) : pour trouver l’issue, il faut autant de chance que de réflexion. Même apparence trouble à Barcelone : ‘« [. . .] il fuirait San Magin »’ (169), « promesse de labyrinthe » (MDS 161, id. 170) et ‘« reprendrait le fil logique en quête d’une autre issue »’ (169). Pepe cherchera longtemps la sortie libératrice, l’« autre issue  » (169) d’un ventre traumatisant qui n’est pas celui de sa propre mère ; « un vrai labyrinthe » (Sur la Terre..., p 101), dit David Aurphet du quartier de Lyon où il s’apprête à emménager. Derrière cette idée de labyrinthe, il y a celle d’égarement, thème cher à Belletto qui établit de lui-même la parenté entre ses héros et ceux de Dostoïevski et de Kafka :

« Leurs héros sont des errants, pris dans la spirale de la fatalité 364 . »

Ainsi, comme dans les mythes antiques, le labyrinthe représente le destin, qui nous renvoie d’un lieu à un autre dans une sorte de circularité, ne cessant qu’avec la mort, avec le dernier mot du cycle. On peut retrouver cette fatalité qui fait de l’homme une boule de billard bringuebalée de-ci de-là dans la structure des romans, faits d’allers-retours permanents : le détective va et vient d’un endroit à l’autre, revenant le plus souvent possible à son centre de gravitation, son domicile, le centre a priori paisible du labyrinthe. La situation de l’enquêteur le rend extrêmement instable, il se déplace sans cesse entre les différents pôles qui l’attirent. Du début à la fin de l’Enfer, Michel erre au hasard des feux verts (18, 39, 113, 246), faisant une « étrange promenade » (246), s’engageant dans telle ou telle avenue, « tentante » (39) parce que « large, rectiligne » (39). Perdu, apeuré, il se met à fuir dans les couloirs du labyrinthe (169), comme Pepe dans les Mers du Sud : ‘« en voiture, machinalement, il se dirigeait vers Vallvidrera, et à mi-chemin, il dut se raisonner »’ (276), Pepe qui suit lui aussi les lignes droites à San Magin, s’engage au hasard, faute d’indices, ‘« sur la piste ouverte par quelques maçons »’ (162), demande à Ana Briongos d’être son Ariane et de le « guider » (233), erre parmi les rues en désespérant de rencontrer quelqu’un qui l’aiderait à se repérer dans ce qui est pour lui un quartier terrifiant, car inconnu.

La peur naît aussi du fait que l’enquêteur sent tout à coup que son espace de vie est investi par la toile d’araignée que le criminel, dieu lieur, a tissé sur la ville. Fuir serait alors passer à travers les mailles du filet ; mais l’enquêteur sait que par la réflexion, il peut parvenir à trouver le fil d’Ariane qui déliera la toile, en le menant au centre du mystère : pour Pepe, c’est San Magin, autour duquel il tourne avec précaution, resserrant peu à peu les mailles jusqu’au criminel. Chez Belletto, le dieu lieur est particulièrement redoutable parce qu’il est une force plurielle, émanant d’une mafia internationale, totalement impossible à identifier précisément et dont on ne peut commuer la malédiction que miraculeusement ; par exemple dans le Revenant, c’est le surgissement d’un double de Salomone, son ami-ennemi, qui fera dévier in extremis le désir de vengeance qui pesait sur le héros ‘: « Je sais à qui m’adresser à Lyon pour qu’on vous foute la paix, me dit-il. Vous pouvez être tranquille »’ (459).

Il faut donc trouver les indices, fragiles fils d’Ariane, pour mettre fin à cette errance constitutrice de l’oeuvre, et passer de l’autre côté du miroir, puisque celui qu’on recherche a une double vie. Il faut trouver l’envers du décor (dans le Revenant, on y accède par une porte dérobée), cette « otra cara de la luna » (MDS 154) qui donne la solution de l’énigme à Pepe, cette « frontière » (MDS 182) qu’il faut franchir. Dans les trois romans du cycle de Belletto, derrière Lyon se cachent Portopalo (lieu du secret de Salomone), Paris (lieu du secret de Thombsthay), et, dans l’Enfer, Berlin (où se trouve le double de l’hôtel de la rue du Soleil) et Cadaquès, qui permet à Michel de sortir des jeux de miroir du labyrinthe.

Cette métaphore classique rappelle pour Jean-Claude Vareille379 l’histoire du Petit Poucet, auquel Pepe est comparé plusieurs fois dans le cycle. Ce parcours de Petit Poucet, cheminement initiatique de l’inconnu (ou du connu subitement opaque) au connu, de l’obscurité à la lumière, ils l’effectuent, tous, en mettant leurs pas dans ceux de celui qu’ils recherchent. Dès avant l’enlèvement de Simon - puisque Belletto pousse toujours à leur extrême les règles du genre - , Michel suit Lichem ! Il ira ensuite jusque dans le lit de sa maîtresse, en Espagne. Pepe refait, d’une façon professionnelle, le trajet de Pedrell : son bureau, sa maison, ses relations, ses amours, dans sa première vie ; sa chambre, son travail, sa maîtresse, dans sa seconde vie.

« C’est toujours de cette manière, par la conquête de l’espace de l’autre, que les détectives deviennent des héros. Tous refont, au sens propre ou au sens figuré, pas à pas, le parcours de l’assassin 380 . »

Le roman traduit alors cette conquête, puisque les détectives s’en prennent à l’espace de leurs adversaires : San Magin pour Pepe, Cadaquès pour Michel, qui s’introduit également à Rillieux, chez les Dioblaníz.. Pour lui, la meilleure défense reste encore l’attaque, puisque son espace personnel a été investi au chapitre VII (sa maison « presque natale », puis son appartement), et c’est d’ailleurs toujours cette fragilité de l’intériorité (l’habitat et le mental) qui pousse le personnage de Belletto sur les routes.

On trouve, dans les deux cycles, une caractéristique du Nouveau Roman, en particulier du récit de Robbe-Grillet, tel que l’a décrit Bruce Morissette dans les Clefs pour les Gommes : circularité de la ville, circularité du parcours géographique et mental ; les traces relient l’enquêteur à son point de départ, ce qui comme pour le Petit Poucet est une garantie de survie : ‘« Comme le petit Poucet, il laissait des miettes de pain pour indiquer le chemin qui conduisait chez l’ogre »’ (la Solitude du Manager, 273). De là, il parcourt les mêmes lieux. Michel revient plusieurs fois dans le même bar que celui où il a suivi Lichem (90) et rencontré Michèle, il s’assied à la même place (106, 139), comme il revient sans cesse à la même « idée folle ». Dans les Mers du Sud, Pepe a trois points de chute (sa maison, son bureau, ses restaurants), depuis lesquels il élargit le cercle de ses investigations, au fil de ses erreurs de parcours et de jugement. L’intrusion du criminel dans le sanctuaire du détective, jusque là inviolé, alors que normalement l’affaire est résolue, rend compte de la fragilité de cette répartition.

L’imaginaire labyrinthique et circulaire qui préside à la présentation de Lyon comme de Barcelone nous fait bien sentir qu’il s’agit d’une re-création, d’une perception ; San Magin et certaines rues de l’Enfer sont imaginaires, ce sont des ajouts suggérés par l’imagination pour rendre cohérente l’image de la cité :

« [...] on se trouve à nouveau sur le territoire de la tension entre mémoire et désir, ou mémoire et réalité, que provoque cette double perception de ce qu’est la ville des origines, qui est charnelle, en quelque sorte, et l’autre ville, qui est une ville perçue à partir de la connaissance 381 . »

Ce que les détectives découvrent, de surcroît, et qui explique la tonalité incertaine de la fin, c’est que la circularité, comme le labyrinthe, laisse apparaître l’image du Temps qui s’écoule, angoisse humaine exacerbée par l’urgence qui règne dans le roman policier ‘: « Oui, la vie allait se dérober, et demain ne jamais venir »’ (394), redoute Soler. En fait, l’enquêteur s’aperçoit que venir à bout du labyrinthe de l’enquête en parcourant les méandres de la cité, ce n’est qu’une façon de fuir celles qui tiennent le fil du labyrinthe du Temps, les déesses fileuses, et le dévident sans qu’on puisse espérer en remonter le fil. La Polis-mère, c’est aussi la Polis-Mort.

Cette image est particulièrement sensible chez notre auteur espagnol puisque le cycle est une reconstruction de la ville à présent menacée par la réalité ; cependant, les travaux ont pris une telle ampleur au moment des Jeux Olympiques que l’écriture elle-même est remise en question :

« On est en train de détruire la ville de mon enfance et du personnage de Carvalho.[...] mes points de référence disparaissent [...] Alors maintenant, si je veux récupérer Barcelone en tant que romancier, où est-ce possible ? Comment retrouver ces possibilités de décor, de scène pour un imaginaire littéraire ? C’est là un grand problème pour les romans de Carvalho. Parce que Pepe et la ville ne faisaient qu’un 382 . »

La seule issue envisagée dans les derniers romans du cycle se trouve dans la fuite hors de Barcelone (dans le Quintette...) ou la claustration dans un hôtel (dans le Prix). Pourtant, il est indéniable que Montalbán, comme Marsé et bien d’autres écrivains catalans, a contribué à faire de Barcelone, symbole de l’autonomie et donc du mouvement historique préservé de la paralysie franquiste, un personnage de roman, le pilier d’une « nouvelle mythologie littéraire 383 ».

Notes
374.

M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 51.

375.

Ibid., p. 57. Cf. aussi p. 64, à propos de la ville comme « récupération » de soi : « Si un jour j’oublie ce que j’ai été, je n’existe plus. »

376.

Cité par G. Tyras, op. cit., p. 63.

377.

J.N. Blanc, op. cit., p. 112.

378.

R. Belletto, interview à Lire, p. 17.

379.

J.C.Vareille, Filatures, note 1 p. 224.

380.

A. Peyronie, art. cit., p. 147.

381.

M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 115.

382.

Ibid., pp. 190-191.

383.

P. Casanova, la République des Lettres, p. 340 : « Aujourd’hui, les écrivains tentent de donner à cette ville un prestige littéraire, une existence artistique, en l’intégrant à la littérature même, en la littérarisant, en proclamant son caractère romanesque. »