5.3.4. Le cycle témoin : autopsie d’un ancien état policier

Montalbán et Belletto se rejoignent ainsi dans l’utilisation d’un espace urbain constitutif de leur personnalité et d’un certain type d’écriture, qui leur a fait croiser le chemin d’un genre narratif typiquement urbain : le roman noir.

Mais le cycle, au niveau historique, n’est pas équivalent chez nos deux auteurs : on a vu que Belletto se consacrait à une histoire personnelle, le cycle devant lui permettre ensuite de tourner le dos à l’autobiographie. Cette dimension autobiographique n’est sûrement pas à négliger chez Montalbán, mais elle se fond dans une démarche où l’histoire est fondatrice et fondamentale, vue à travers le prisme de la guerre civile, et où est mis à jour, phase après phase, le processus de libération politique du pays et ses multiples répercussions sociales, de l’ivresse au désenchantement.

Le cycle procède ainsi chronologiquement, parallèlement à l’histoire, et s’en fait l’écho : Tatouage, publié en 1975, écrit peu avant la disparition de Franco,  ‘« sous le sceau de l’autocensure 384»’, montre de l’intérieur et surtout, pour éviter tout problème, de l’extérieur (la Hollande) la dissolution du franquisme, mettant à jour le fonctionnement du totalitarisme et ses conséquences. Les travailleurs espagnols ont envahi des pays comme la Hollande (Montalbán évoque l’un d’eux qui ne rentre voir sa famille qu’un Noël sur deux) et, perçus comme rouges, ils sont surveillés par les services de sécurité locaux. Parallèlement, le roman évoque la terreur exercée par les descentes de police dans les quartiers populaires de Barcelone ; d’où l’ironie dans l’allusion aux ‘« trente-trois années de paix franquistes »’ (227).

« Après 1975 et la disparition de Franco, tout redevient possible, c’est du moins la première impression née de la joie et du champagne. Au romancier acculé à inventer des romans policiers sans police et des aventures galantes platoniques, il ne reste qu’à laisser libre cours à une imagination rocambolesque voire provocatrice, une douche diluvienne pour étancher une soif vieille de quarante ans 370 . »

La liberté d’expression est alors perceptible dans l’oeuvre, dès la Solitude du Manager, en 1977 ; elle lui permet d’évoquer la figure du Père, Franco, « ce mort qui nous a baisés jusqu’à la dernière seconde, plein de tubes, criblé d’aiguilles et lui, tenant toujours, pour ne pas nous donner la satisfaction de sa mort » (les Oiseaux de Bangkok, 57). Mais on perçoit déjà dans les Mers du Sud, en 1979, le désenchantement, si sensible dans Meurtre au Comité Central (1981). Ce roman évoque la tentative de coup d’état militaire de 1981, lors de laquelle Juan Carlos sauva la démocratie385. ‘« L’Histoire n’existe pas sans douleur »’ (217), y écrit l’auteur catalan. Mais l’objectif essentiel de ce roman semble être de dévoiler la décrépitude du mouvement communiste, rongé de l’intérieur.

Rappelons que Montalbán est au coeur d’un vaste mouvement littéraire espagnol, et plus spécifiquement catalan, qui introduit dans la trame du polar un espace sociologiquement marqué pour exprimer une idéologie de gauche, ce qui explique que ces oeuvres ne soit parues qu’à la fin du régime franquiste. Le roman permet alors la critique du gouvernement dans le cadre de la conquête de nouvelles libertés. Pour Santos Sanz Villanueva, la forme romanesque n’est qu’un biais :

« En principio, estos libros corresponden al esquema general de la novela negra, pero éste es sólo un pretexto para lograr un relato capaz de atraer y mantener la atención del lector, lo cual consigue bien Vásquez Montalbán por sus sobresalientes dotes de narrador. Las historias nutren la intriga, sin que ésta sea, en último extremo, sustancial. Lo fundamental es el empleo de esos recursos para incorporar al relato un agudo y sabroso análisis de la realidad nacional, tanto en sus conflictos histórico-sociales como en su dimensión cultural. Aparte la destreza en la construcción novelesca, es un hallazgo la configuración del tipo humano del investigador Carvalho 386

‘« Les souvenirs ont une odeur et un son, ils ont un paysage musical »’ (la Rose d’Alexandrie, 253) : Montalbán est né en 1939 ; son enfance a été marquée par l’emprisonnement de son père dans les geôles franquistes, jusqu’en 1944. Cette absence, la pauvreté, la tristesse de cette époque (si présente dans l’oeuvre de Juan Marsé), transparaissent dans plusieurs passages des Mers du Sud, et dans les autres romans du cycle, par exemple dans la Solitude du Manager, où la figure du père porte la mémoire des vaincus: ‘« On ne devrait pas naître. Quoi qu’on fasse pour eux, on n’arrivera jamais à compenser le sale coup de les avoir mis au monde, avait l’habitude de dire son père, surtout depuis qu’il était devenu obsédé par la future destruction militaire de l’univers [...] Les automobiles étaient le symbole de la folie humaine voulant accélérer l’absurde marche du néant à la mort. Et les enfants tombés des ventres des filles du quartier étaient des victimes, des perdants sur toute la ligne, des gagnants de presque rien »’ (230-231). Hors cycle, tout un roman, le Pianiste, est consacré à ce père nihiliste, symbole de toutes les forces vitales individuelles et collectives brisées par la guerre.

Pepe, comme son créateur - membre du comité central du Parti socialiste unifié de Catalogne (communiste) -, a un passé d’opposant politique (dans les Mers du Sud, il retrouve un ancien camarade, Artimbau). Il a connu la torture (Tatouage, 76). Condamné pour ses idées de « rouge dangereux » (Meurtre au Comité Central, 29), mis en prison (comme Montalbán en 1962), il rencontre ceux qui constitueront sa future famille, Bromure, Biscuter, dont il ignorera toujours les vrais noms. A chaque fois, dans le cycle, qu’il passe devant cette prison, il frémit : ‘« de cette boîte, il ne gardait que de mauvais souvenirs, et on aurait beau lui faire un nettoyage démocratique, ça resterait le sombre château de la répression » ’(MDS 47). Dans la Rose d’Alexandrie (1984), il en fait encore des cauchemars, scènes kafkaïennes où on vient à nouveau le chercher : ‘« Mais j’ai purgé ma peine, il y a longtemps. Maintenant c’est la démocratie. Il n’y a plus de prisonniers politiques » (51). Le coiffeur de la prison, « assassin hypocondriaque »’ (167), hante toujours ses rêves et ses souvenirs.

Barcelone, ce n’est donc pas seulement les souvenirs d’enfance, les bons restaurants en famille, les rues parcourues en tenant la main paternelle : c’est aussi le spectre de certaines fuites, d’anciennes persécutions, si vivaces encore dans la mémoire de Pepe Carvalho. Dans sa création littéraire, Montalbán reproduit cette dichotomie traumatisante de la ville-mère : Barcelone est à la fois lieu de vie, coquille bienfaisante, avec ses vieilles rues et ses restaurants chaleureux, et un cadre extérieur pesant et inquiétant, avec ses zones dangereuses, pièges, blessures lancinantes. Vivre en hauteur, c’est donc peut-être aussi une façon d’atténuer le poids des souvenirs, de les neutraliser en prenant de la distance, pour vivre en paix dans la ville natale.

Le passé de Carvalho est aussi marqué par l’exil aux Etats-Unis : la première apparition du personnage, dont la forme n’est pas encore définie, se fait dans J’ai tué Kennedy (1972), en homme de main de la C.I.A - lui, le transfuge du P.C. ! -, et les souvenirs de cette expérience traversent le cycle lui-même. Ainsi, dans la Solitude du Manager, la victime se trouve-t-elle être une ancienne relation américaine de Carvalho ; ailleurs, dans Tatouage, par exemple, Pepe, revenu en Hollande, y retrouve les membres de son ancien réseau.

Dans tous les romans du cycle, cependant, ne subsiste que l’écho d’engagements idéologiques. On peut dire que Montalbán a dépassé ses sources : héritier du roman noir américain à la Hammett, violemment contestataire, résolument à gauche, il tourne le dos à ce positionnement (figé en France dans le courant du néo-polar avec Daeninckx, Vilar, Manchette, etc.) et met dans la bouche de son détective l’expression de sa désillusion face à ceux, anciens camarades ou bourreaux, qui lui demandent où il en est politiquement : ‘« J’ai beaucoup changé. Quant au reste, le trotskisme, l’anarchisme, le communisme me laissent froid, autant que la société permissive. Je ne suis pas neutre, je suis aseptique [...] Je n’ai pas de compatriotes, je n’ai même pas un chat »’ (Tatouage, 152). ‘« Non, je n’ai pas de parti, je n’ai même pas un chat »’ (MDS 49).  ‘« Je suis apolitique, c’est clair, je pense. Cependant, je ne supporte pas les petites moustaches des fonctionnaires de l’ancien régime ni celles du nouveau [...] J’avais presque oublié qu’à l’occasion j’avais été communiste. Tout comme j’avais oublié que j’avais travaillé pour la C.I.A. pendant quatre ans »’ (Meurtre au Comité Central, 37 et 39). Dans les Mers du Sud, Pepe, se faisant passer pour un membre de l’E.T.A., utilise le conflit basque pour dénoncer et prendre à son propre piège un séducteur qui s’est servi de la politique pour détourner une femme mariée de son foyer.

La désillusion grandit tout au long du cycle : dans les Oiseaux de Bangkok (1983), le couperet tombe : ‘« C’est curieux. La démocratie se résume à voter et à payer des impôts. La démocratie avancée »’ (40). Un an après, la Rose d’Alexandrie conclut amèrement : ‘« En Espagne, il y a presque toujours eu le franquisme » ’(198). Ernst Mandel dénonce ce fléchissement dans les convictions politiques :

« En général, tous les livres de Montalbán baignent dans une atmosphère nostalgique, faite de scepticisme et d’ennui « fin de siècle », très caractéristique de l’éducation de toute une couche d’intellectuels eurocommunistes 387 . »

Cette désillusion est cependant constructive, car le « roman-chronique » que constitue le cycle devient grâce à elle une somme historique de « romans de témoignage 388  ». Pour Montalbán, le romancier est un archéologue, et le polar s’avère la forme idéale pour étudier le passé sous le présent, par ce qui le fonde : l’enquête. Les crimes actuels s’expliquent par les idéologies qui ont agité l’Espagne. Le Manager meurt d’avoir eu des scrupules, resurgis de son passé d’étudiant gauchiste, et de les avoir formulés face à un renégat ; les victimes des Thermes sont les conséquences de règlements de compte historiques, épuration nécessaire pour renvoyer définitivement dans l’oubli la trace nazie en Espagne, etc. Tous ces crimes font resurgir le passé, les convictions oubliées, les engagements reniés. « Pécher contre l’Histoire ou pécher contre Dieu, quelle différence ? » (Meurtre..., 54).

La mère de Montalbán pèse sans doute fortement dans sa décision de prendre la plume ; elle l’a poussé à se révolter et à représenter ceux qui sont morts, à reprendre leur flambeau dans l’écriture389 : ‘« Sa mère marchait devant lui [...] Au loin, devant eux, apparaissait la ville ébréchée de l’après-guerre, une ville maigre pleine de bois gris et de trous [...] Ensuite, la ville commençait, s’insinuant dans un quartier de baraques voisinant avec de vieilles bâtisses et des maisons entassées par l’après-guerre, payant leur tribut de vaincus de la guerre civile. Des rues en terre, puis pavées et finalement blessées par la griffe des voies des tramways dans lesquels ils montaient, fatigués par leur marche, avec l’aventure dans le panier, et dans les yeux la promesse de la faim rassasiée »’ (157). On voit à quel point l’intrication mère/ville est profonde et constitutive de l’oeuvre, dans cette phrase qui synthétise toute l’évolution du paysage urbain depuis la guerre.

Ce que Montalbán aime (aimait ?) dans sa ville, c’est sa nature de palimpseste : on ne peut oublier le passé puisque ses traces sont encore visibles et permettent de reconstituer l’histoire d’un pays. La seule garantie contre ce péché, c’est la ville, marquée dans sa chair par l’Histoire : ‘« Les Ramblas avaient gardé la sagesse fantasque des ruisseaux dont elles avaient emprunté le lit. Elles étaient comme de l’eau qui sait où elle va, comme cette foule qui les parcourait à toute heure du jour, disait au revoir nonchalamment aux platanes, aux kiosques multicolores, au capricieux commerce de perroquets et de macaques, au jardin mercenaire des étalages de fleurs, à l’archéologie des édifices qui témoignaient de trois siècles d’histoire de cette ville pétrie d’histoire » ’(Tatouage, 199-200). Hélas, même le coeur de la ville est à présent remanié par les urbanistes, bouleversement traumatisant pour « un détective au service de la mémoire 390», comme l’appelle Michèle Gazier. La mort de la mère, laquelle perpétuait le souvenir des disparus, se trouve redoublée et confirmée par la disparition de la ville :

« En fait, quand j’évoque la destruction d’une ville, il s’agit de la destruction d’un paysage personnel, mais d’un paysage personnel marqué par la mort de personnes qui ont fait partie de ta vie et dont la disparition mutile ton paysage pour toujours 391 . »

L’horreur absolue, pour notre auteur, ce sont les Jeux Olympiques, en ce qu’ils ont accéléré et amplifié les projets des promoteurs visant à défigurer la ville, à gommer son visage du passé, seul garant de la permanence de la mémoire :  ‘« J’aime les ruines contemporaines, monsieur Lebrun, et ces derniers temps je me promène beaucoup dans la ville menacée par la modernité. Dans le vieux quartier, tout près d’ici, on perce une large avenue qui va emporter les miasmes de la ville pourrie je ne sais où, mais une chose est sûre : elle va les emporter »’ (79), dit Carvalho dans le Labyrinthe grec (1991). Le mot « labyrinthe », si présent dans ce roman en particulier, a certes une résonance policière, mais il renvoie aussi au lacis des petites rues de la vieille ville, fouillis urbain cher au coeur de Montalbán, tandis que la tentative de rectification, l’alignement imposé par l’architecture olympique lui rappellent la rectitude dictatoriale. Par ailleurs, la ville constitue la trace flagrante, la preuve historique de la duperie du régime franquiste, reposant sur une spéculation immobilière effrénée, mauvaise habitude qui s’est hélas perpétuée après le changement de régime : ‘« Tout le miracle économique du régime franquiste n’a été que du bluff. Nous nous sommes tous mis à spéculer avec la seule chose que nous possédions vraiment : le sol. Comme sous le sol il n’y a rien, cela ne valait pas la peine de le conserver »’ (269).

Bien au contraire, pour Montalbán, le sol est précieux : par le cycle, oeuvre ouverte, l’auteur barcelonais préserve dans le texte ce palimpseste urbain, tâche de conserver la mémoire par un détective qui se souvient de tout, dans une Barcelone oublieuse et lourdement endettée.

« Le polar est fondamentalement un trajet. Il creuse dans la ville 392 . »

En même temps, par la pluralité des voix qui s’expriment, il préserve dans l’écriture l’hétérogénéité sociologique menacée par l’époque moderne. Montalbán nous fait percevoir ainsi à travers ce polar-oïd393 qu’est le roman noir, par exemple dans les Mers du Sud, cette société qui enterre ses morts et ses idéaux en accéléré.

Les anciens riches le sont restés après la guerre civile et gardent une peur haineuse des Rouges, tel le Marquis de Munt : pour lui, une guerre est encore nécessaire sans quoi les communistes finiront par triompher ! Cette terreur, il la partage avec le « policier patriote » (29), extrémiste et paranoïaque, qui se prépare à rejoindre des mercenaires anticommunistes, où qu’ils soient sur le globe !

Vient ensuite la classe des parvenus, comme Planas et Pedrell, spéculateurs immobiliers, qui pendant le déclin franquiste, ont contribué à cette modernisation aveugle, symbole de l’amnésie volontaire, d’un passé envoyé aux oubliettes de l’histoire. Ces personnages doivent leur subite ascension à leurs relations dans les domaines politique, commercial, et même religieux (l’Opus Dei, récurrent dans le cycle) ; pour eux, le politique le cède à l’économique : ‘« Nous avons été, nous sommes et nous serons des chefs d’entreprise sous n’importe quel régime politique » ’(211), clame Planas.

Se sont ralliés à la classe bourgeoise des membres du PC, comme le peintre Artimbau, devenu très cynique, et qui, dans le Labyrinthe grec (1991), entre dans la conspiration olympique, comme l’ex-Colonel Parra, ancien fer de lance des mouvements révolutionnaires. Pepe note d’ailleurs très fréquemment l’abâtardissement des idées gauchistes : ‘« ça lit Marx jusqu’au soir, et au printemps ça fait le voyage jusqu’à la montagne sacrée »’ (86), pense-t-il à propos d’un chauffeur de taxi ; il s’étonne aussi devant un électeur de gauche, domestique stylé d’un grand bourgeois. Plus largement dans le cycle, Montalbán dénonce par l’ironie ces nouveaux riches autrefois tentés par des idées progressistes, et qui n’ont gardé que la coquetterie de montrer qu’ils ont lu des penseurs de gauche, ou, - les femmes surtout - de se déguiser avec des vêtements ‘« s’inspirant du Tiers-Monde »’ (113), ceux de la boutique de Teresa Marsé par exemple, « adoption fugace » (Tatouage, 161) et superficielle du point de vue des plus pauvres, permettant de se donner bonne conscience. Ces grands bourgeois aux allures movida, aux « inquiétudes contrôlées » (115), qui ne pensent qu’à l’argent et au plaisir, croisent la route de Carvalho, prétextes à de savoureux portraits, très caustiques. C’est sans doute cette futilité qu’a cherché à fuir Stuart Pedrell, victime expiatoire, qui s’est puni des « péchés de la classe dominante » (194), celle qui a fait de Barcelone ‘« le résumé et la vitrine du « néo-capitalisme »’ , de la société de consommation, qui s’imposent en Espagne à partir des années soixante 394», et vont culminer avec l’édification de la ville olympique.

Par ailleurs, Pepe est à l’écoute de l’immense classe populaire dont il est issu, prête à exprimer ses désillusions, son amertume, ou son désir de vengeance, traduit par exemple par le syndicaliste Cifuentes. La liberté et la spontanéité avec laquelle tous ces gens expriment leurs prises de position politique est sans doute tout ce qu’il reste des illusions libertaires postfranquistes, puisqu’en fait rien ne change ‘: « aucun programme ne promettait d’envoyer en l’air ce que le franquisme avait construit »’ (273).

Car le coeur n’y est plus dans les Mers du Sud : ‘« Les gens accueillaient le discours sans grand enthousiasme, conscients qu’il leur fallait voter socialiste ou communiste comme une conséquence bio-urbanistique, mais sans aucune fougue »’ (168). Les affiches électorales prometteuses ne dissimulent même pas la lèpre qui couvre les murs. La plupart des gens ne croient plus à l’arrivée véritable d’une démocratie, dont on parle beaucoup, et que chaque parti revendique, comme on le voit lors de la manifestation du chapitre XXXVIII ; pour beaucoup en fait la démocratie, c’est la misère ‘(« les uns et les autres étaient des victimes de la démocratie »’ (18)), et cette déception populaire réactive le prestige de Franco, représentant les anciennes valeurs d’ordre et de sécurité. Bien des passages des romans de Montalbán l’attestent : on oublie les horreurs du régime totalitaire. Bromure représente cette tendance, il évoque sans cesse « son » général, Muñoz Grandes, duplicata de Franco ; dans les Mers du Sud, le patron du Jumilla regrette la poigne dictatoriale qui savait éliminer les bouches en trop : ‘« Il leur faudrait une bonne guerre »’ (165), dit-il, ce que répète l’homme qui a tant souffert du régime de Franco, Cifuentes. M. Vila, gardien officieux de San Magin, ne cache pas non plus ses nostalgies franquistes, et son aspiration à un régime de liberté surveillée.

On est pris de vertige au vu de cette Espagne, à peine sortie du totalitarisme, et déjà prête à retomber sous une autre domination : ‘« L’homme est bien le seul animal à retomber deux et trois fois dans le même piège » ’(171). D’où le rôle historique que veut jouer le cycle carvalhien : faire réfléchir sur le passé pour ne pas commettre deux fois les mêmes erreurs, les mêmes horreurs.

‘« Moi, je te dis que la société est pourrie »’ (17) : la désillusion de Carvalho lui confère cette tolérance qui lui permet d’écouter avec le même calme un marxiste embourgeoisé, un fasciste nostalgique, ou un snob aux prétentions anarchistes ; mais ses sympathies vont à la classe souffrante, qui lui inspire ses pages les plus lyriques, échos de sa création poétique. Pour Marie-Claire Zimmermann, au-delà de l’ironie, si caractéristique des poèmes de Montalbán,

« la structure textuelle se fonde sur des récurrences et des refrains, pour s’achever parfois par une modulation à voix basse où transparaît une émotion contenue face à l’humiliation des hommes 395 . »

Au fil de ses enquêtes, il rencontre le peuple, et le regard est à la fois compatissant et lucide : « Vous appartenez à la classe sociale qui a raison et qui crache sa raison au monde entier » (282) ; il se refuse à ‘« glorifier  les merveilleux « pauvres diables », [car] cela revient à glorifier ce merveilleux système qui fait d’eux ce qu’ils sont396 »’. Carvalho et Montalbán observent, nous font voir. Dans le passage décrivant le voyage en métro jusqu’à San Magin (159), l’anaphore (solidaridad con...) souligne l’union entre Pepe et cette humanité rendue laide, ce petit peuple manoeuvré par les puissants, confondu dans la ‘« peur d’être tous victimes d’un mauvais et fatal voyage de la pauvreté au néant. Le monde était un paysage de carreaux de faïence noircis par la saleté invisible de l’élément souterrain et par les haleines fétides des masses »’ (160). Voyage vers la mort symbolisé par le métro, dont la vétusté triste semble déteindre sur les visages las. Tous ces gens sont pour Montalbán/Carvalho les rouages obscurs de la grande machine capitaliste, fourmis aimantées par une « Toison d’Or » (196) à jamais mythique, à laquelle ils ne rêvent même plus : ‘« Des pieds lourds devant l’évidence que chaque jour est semblable à la veille, et que toutes les marches que l’on monte aujourd’hui seront à redescendre demain »’ (198).

C’est cette vie qu’a refusée Carvalho, en étant d’abord instituteur (croyait-il pouvoir changer quelque chose ?) au lieu de banquier - comme l’aurait souhaité son père - et révolutionnaire, puis détective et nihiliste, c’est-à-dire observateur, impliqué certes mais moins culpabilisé : « Je n’ai fait ni le monde ni la société. Je ne veux pas être la conscience de tout ça. C’est un rôle excessif » (282). Le peuple est la première victime de l’urbanisation sauvage, de la « pauvreté laide et préfabriquée des spéculateurs préfabriqués et préfabricateurs des quartiers préfabriqués » (199). ‘« Les yeux mouchetés de ciment »’ (163), les ouvriers sont aveuglés peu à peu par cet enfer architectural qu’ils construisent pour leur propre malheur, aux ordres de spéculateurs comme l’était Pedrell. Pris au piège de ce « paysage circulaire » (227) des nouveaux quartiers, dépouillé de son passé et de sa mémoire, le peuple est fatalement, dans l’optique de Montalbán, privé de tout désir.

Le polar est traditionnellement vu comme une littérature de temps de crise ; Montalbán, prolongeant ses activités de journaliste, l’utilise en plus, par le biais du cycle, comme instrument de connaissance historique : la ville occasionne ainsi une double lecture, synchronique et diachronique, donnant une résonance supplémentaire à l’affirmation d’Ernst Mandel :

« Le roman noir nous apprend à lire une ville [...] 397 . »

Par le cycle carvalhien, Barcelone est vue chronologiquement, sur vingt-cinq ans, du déclin de Franco à l’ère postolympique. De plus, à l’intérieur d’un même roman, les strates historiques sont perceptibles, de la guerre civile à aujourd’hui, chaque crime obligeant à un retour en arrière qui dévoile ce qui était recouvert par la poussière du temps. Ainsi se manifestent en toile de fond un reniement collectif, un oubli sidérant du passé, un cynisme pragmatique :

« On meurt toujours de son passé, constate simplement Pepe Carvalho, surtout quand on se refuse à le traiter comme la graisse superflue ou les fameuses toxines : le regarder en face et tenter de l’éliminer, à petites doses. Ou l’accepter, comme une réelle victoire sur les mensonges et les facéties de le mémoire 398 . »

Luttant contre les coups d’accélérateur donnés par l’arrivée du capitalisme, mouvement de recouvrement volontaire du palimpseste urbain, l’auteur barcelonais lit et relit sa ville, la réinventant inlassablement. Il se dresse ainsi, par l’écriture du roman le plus lisible qui soit, contre l’illisible et le refoulé.

Le cycle policier s’autogénère chez Belletto comme chez Montalbán, par nécessité autobiographique et, chez l’auteur barcelonais, par un besoin de sauver, dans un tissu romanesque adapté, la mémoire collective : le genre policier les sert l’un et l’autre, l’un, par le refus de l’altérité inhérent au roman classique, l’autre, par le fait que le polar soit un genre proche du journalisme et de l’écriture historique, nous y reviendrons. Dans les deux cas, la ville est un cadre fondamental, cercle fermé pour Belletto, palimpseste menacé pour Montalbán, traces maternelles qui refusent de se laisser recouvrir.

Notes
384.

M. Gazier, introduction à la Solitude du Manager, p. 10.

385.

« Depuis l’histoire de Tejero je n’avais rien entendu d’aussi drôle » (68), dit une protagoniste des Oiseaux de Bangkok qui vient d’apprendre la profession de Carvalho ! (Tejero est l’auteur de ce coup d’état).

386.

S.S. Villanueva, Historia de la literatura española, 6/2, Literatura actual, Barcelona, Ariel, coll. Instrumenta, 1984, p. 177 : « En principe, ces livres correspondent au schéma général du roman noir, mais c’est seulement un prétexte pour obtenir un récit capable d’attirer et de maintenir l’attention du lecteur ; Vásquez Montalbán y parvient bien, grâce à ses remarquables talents de conteur. Les histoires alimentent l’intrigue, sans qu’elle soit, en dernier ressort, substantielle. Ce qui est fondamental, c’est l’utilisation de ces ressources pour incorporer au récit une analyse aiguë et savoureuse de la réalité nationale, aussi bien dans ses conflits socio-historiques que dans sa dimension culturelle. Sans parler de l’adresse de la construction romanesque, le profil du type humain de l’enquêteur Carvalho est une trouvaille » (traduit par nous).

387.

E. Mandel, op. cit., p. 154.

388.

M.V. Montalbán, interview au Hard-Boiled-Dick, p. 81 et p. 77.

389.

Cf. l’entretien de Montalbán avec G. Tyras, in Hard-Boiled-Dick, pp. 75-82.

390.

M.Gazier, « Un détective au service de la mémoire », in Hard-Boiled-Dick, p. 55.

391.

M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 115.

392.

J.N. Blanc, op. cit., p. 267.

393.

Cf. Alex Varroux, cité par J.P. Schweighaueuser, « du Roman de voyou au roman engagé », in Temps Modernes, p. 115 : « Le polar, aujourd’hui, c’est du polaroïd. Vous photographiez votre sujet et, instantanément, vous l’avez en photo avec, derrière, le décor qui s’y trouve, que vous n’avez pas sélectionné ».

394.

J. Tena, « une Ville métaphore entre mémoire et désir », in Hard-Boiled-Dick, p. 85.

395.

M.C. Zimmermann, op. cit., p. 169.

396.

Th. Adorno, op. cit., p. 24.

397.

E. Mandel, op. cit., p. 9.

398.

M. Gazier, art. cit., p. 60.