Les Mers du Sud et l’Enfer vont donc bien au-delà de simples discordances thématiques, de ce que Jacques Dubois appelle des écarts déontologiques (par exemple, le détective est un assassin dans Matricide d’Alexandre Lous), des écarts moraux ou même des écarts génériques (comme lorsque le coupable est le narrateur), tous ces écarts se répandant considérablement dans la littérature policière, obligée à un perpétuel renouvellement.
Ces deux romans constituent, à des niveaux et selon des principes de composition différents, une parodie du genre policier : ils multiplient les clins d’oeil à l’hypotexte ; Montalbán explicitement, en reprenant une figure et des schémas éprouvés, Belletto plus souterrainement, en outrant la plupart des principes policiers. Toutes les figures du dédoublement encouragent une lecture au second degré.
Mais la parodie ne peut être elle aussi qu’un recours pour des auteurs policiers en mal d’originalité ; si ces deux romanciers nous ont paru différents, c’est qu’ils remettent en jeu les règles du récit pour s’approprier le genre, et rejoignent en cela les entreprises les plus novatrices depuis les années 50. Ne se limitant pas à déconstruire le genre, Belletto et Montalbán l’assimilent à leur écriture propre.
La narration perd d’abord son principe d’économie policière, de resserrement de l’action. La fonction référentielle, essentielle dans ce roman informatif qu’est le roman policier - on apprend petit à petit qui était le coupable - est brouillée ; ce que Roland Barthes appelait « distribution d’un discontinu 399» est redoublé ici, puisque non seulement l’identité du coupable est présentée de façon progressive, mais qu’en plus la recherche se dédouble, se ramifie, s’égare dans d’autres directions : enquête sur Rainer et recherche d’un récit dans l’Enfer, enquête sur le mort et recherche poétique dans les Mers du Sud. En fait, l’insertion de la matière poétique, comme celle de la musique chez Belletto, sert à structurer différemment le texte et à lui donner un fil directeur. Le texte se fait labyrinthe et nos auteurs ont inventé de nouveaux fils d’Ariane, qui font irradier sa signification.
Cependant, la technique du collage chez Montalbán, l’écriture musicale de Belletto, qui constituent sans doute les deux caractéristiques les plus visibles de la façon dont les deux romanciers se sont approprié le genre, manifestent une différence fondamentale : la matériau musical fusionne avec le policier chez Belletto, conjuguant deux exigences de structuration, tandis que le collage d’éléments variés et exogènes chez Montalbán vise à remettre en cause ‘« la possibilité de transmettre un ordonnancement réel400 ’ » par la littérature.
Par ailleurs, la voix narrative n’est plus transparente. Le rêve du roman policier classique a même été de s’en passer, avec les fameux dossiers d’enquête, simple ensemble de pièces à l’aide desquelles le lecteur devait parvenir à la solution de l’énigme. Avec Montalbán, la voix narrative se fait polyphonie, au service d’une communauté, d’une histoire et d’une culture ; la visée référentielle est prédominante, le genre policier se prêtant à une exploration sociologique et historique. Cette polyphonie rentre dans un entreprise globale : faire du texte le réceptacle, non seulement de toutes les voix sociales - conformément au projet du polar - , mais aussi du déjà-écrit (intertexte) et des multiples aspects culturels, rendus présents par le collage.
En revanche, chez Belletto, le « je » dicte sa loi au récit. Le narrateur-menteur dirige les événements, redoublant la manipulation textuelle à l’oeuvre dans les romans policiers classiques (avec la voix auctoriale unique) ; la mauvaise foi et la mégalomanie du héros-narrateur rendent cette manipulation évidente. Dès lors,
‘ « [...] trouver le mot de l’énigme consiste bien, exemplairement, à trouver qui fictivement l’énonce 401 . » ’Belletto révèle ici, avec son personnage narrateur auteur de l’histoire d’un autre à laquelle il participe, la mauvaise foi de tout narrateur et les conséquences du point de vue interne : dans son livre, en disant « je » à la place de Rainer, Soler se donne constamment le beau rôle, se dispense des compliments sur sa séduction, son rôle, et même son écriture : ‘« L’émotion m’empêcha d’aller au-devant de mon visiteur attendu et inattendu, l’émotion de me trouver en présence de l’auteur des Fugues de Bach, ce livre merveilleux, unique dans la littérature musicale [...] (286) »’. Soler prétend restituer des enregistrements, mais le style ici est si proche du sien propre qu’on ne peut que douter - puisqu’il parle par ailleurs de son travail de rédaction - qu’il s’agisse d’une transcription fidèle des propos de Rainer.
Le lecteur est donc appelé à jouer un rôle différent. Si son imaginaire demeure comblé par le système de clichés qui parsèment le genre policier, ce qui est stimulé, c’est son aptitude non pas à démêler l’intrigue (chez Montalbán elle ne compte guère et chez Belletto la sensibilité nous y conduit bien plus que la raison), mais à y voir clair dans le processus de manipulation textuelle. Si on peut à nouveau parler de jeu - le roman policier classique a été longtemps perçu comme une activité purement ludique de déduction, donc une paralittérature - ce jeu est d’une autre nature et invite le lecteur à s’introduire dans la construction d’un récit : dans cette optique, il est également appelé à percevoir ce qui affleure à la surface du texte, les traces de l’inévitable intertextualité dont parle Jean Bessière :
‘ ‘« Il suffirait de marquer en quelle façon le texte, tel que l’analyse Derrida, reste marqué d’une ambivalence essentielle : la parenté et la duplication des traces, qui commandent de définir l’écriture par son absence de fin et, en retour, par son défaut de genèse identifiable, ne distinguent pas le texte, les textes, d’une structure originaire - en ce sens, tout texte est toujours parodique et la parodie suppose ou renvoie à une position de conscience qui est elle-même figure de la conscience de la pérennité de ce mixte, de cet hybride402. »’ ’Belletto et Montalbán écartent ce qu’il y a de moins littéraire dans le roman policier ou le roman noir. Ce faisant, ils se rapprochent de la vérité de ce type d’écriture : pour preuve, le nombre de citations, ayant pour objet le genre policier classique, que nous avons utilisées. Ce que les critiques disent se trouve pleinement illustré, au pied à la lettre parfois, par nos deux auteurs ; comme si, par la distance que la parodie manifeste, ils se rapprochaient bien plus que les auteurs « classiques » de la vérité du roman policier403. En même temps, par l’outrance, la dévaluation et la dispersion des principales caractéristiques du genre policier classique, Belletto et Montalbán finissent par le parasiter, pour que leur parole personnelle échappe aux codes. Grâce à ce brouillage, fomenté depuis ce qui est en marge de la littérature, ce qui est remis en question et profondément ébranlé, c’est la conception même de genre ; André Topia insiste justement sur le retentissement de ce brouillage sur le lecteur :
‘ « La composante parodique est injectée dans la texture de l’écrit de telle manière que le lecteur se trouve confronté à des variations qu’il est tenté de prendre pour la norme, laquelle est inévitablement subvertie par cette hésitation, cette indécidabilité entre les instances 404 . » ’L’intertextualité n’est donc plus un aléa honteux de la production littéraire, mais elle est un mode de dialogisme, un outil de création et permet d’instaurer un nouveau rapport avec le lecteur. Les deux romans que nous avons étudiés répondent magnifiquement au double principe qui préside à la lecture selon Michel Picard, et d’autant plus qu’ils sont parodiques : playing et principe de plaisir sont comblés par la dérision et le jeu intertextuel - qui s’ajoutent aux clichés policiers ainsi revivifiés. Par ailleurs, game et principe de réalité sont stimulés par la nature même de l’intrigue policière, bien sûr, mais de surcroît par une lecture-décodage, où un lecteur prévenu par ses lectures antérieures cherche à déjouer les pièges de la narration, la lecture devenant ‘« l’élaboration de défenses405 »’ actives, d’autant plus sollicitées par la trace intertextuelle patente. Chez Montalbán, ce principe de réalité renvoie aussi au contenu référentiel du roman, qui doit également armer le lecteur contre la manipulation idéologique en révélant la vérité sociale et historique. Tout ce qui dans le texte favorise la complicité avec le lecteur (jeu avec l’hypotexte, distanciation, autotextualité, etc.) sert aussi à faire passer le message.
Enfin, il est manifeste que le choix du roman policier obéit à des motifs profonds chez nos deux créateurs. Belletto exemplifie une tendance de l’écriture à aller vers le mystère, l’inexpliqué, tendance qui s’exprime plus largement à travers le roman à énigme, catégorie qui subsume le genre policier, l’orientant soit vers l’irrationnel, l’irrésolu (type Henry James)406 soit vers l’achevé, le dénoué (type roman anglais) ; en fait, comme le dit Michel Lafon,
‘ « le roman à énigme est moins une étape sur la longue route du roman, qu’une composante qui tantôt reste cachée et tantôt se trouve exhibée 407 ». ’Belletto rejoint Montalbán dans l’appropriation d’un genre qui s’est imposé à eux, parce qu’il était le mieux à même de traduire un « vécu accumulé 408», une mémoire, pour l’auteur espagnol, des interrogations et des fantasmes, pour le romancier français. Mais Montalbán a d’autre part choisi le roman noir, parce qu’il permet de faire oeuvre d’histoire, dans un contexte où l’histoire est oubliée. L’écriture intertextuelle se justifie alors pleinement elle aussi : le palimpseste révélé par l’écriture parodique renvoie à celui qu’est devenue Barcelone, ville dont l’histoire est recouverte peu à peu ; l’écriture noire et parodique va alors dé-couvrir ce palimpseste, tenter d’en rétablir le discours.
Ce rapport genre nécessaire/genre choisi se retrouve chez les auteurs des deux romans qui vont à présent nous occuper, oeuvres plus problématiques au niveau du genre : chez Marsé, la structure policière a été utilisée, comme chez Montalbán, à des fins historiques ; chez Amette, elle répond à la nécessité de traduire le processus créatif. L’un et l’autre manifestent une tendance actuelle à emprunter au genre des thèmes et des formes, et nous chercherons pourquoi ces « traces » s’imposent à l’écriture romanesque.
R. Barthes, « Citar », in S/Z, XIII.
M.V. Montalbán, op. cit., p. 82.
M. Lafon, « Sur l’énigme », in l’Enigme, Tigre 8, Centre d’études et de recherches hispaniques de l’Université Stendhal, oct. 1995, p. 13.
J. Bessière, Hybrides romanesques, Fictions (1960-85), Centre d’Etudes du roman et du romanesque, Université de Picardie, Presses Universitaires de France, 1988, p. 128.
Cf. U. Eco, Lector in fabula, pp. 74-75 : « Rien n’est plus révélateur qu’une caricature, parce que justement elle semble être (tout en n’étant pas) l’objet caricaturé. »
A. Topia, « Contrepoints joyciens », in Poétique n° 27, Intertextualités, 1976, p. 352.
M. Picard, art. cit., p. 263. M. Picard oppose pourtant le roman policier à cette vision du livre : en tant que paralittérature, il lui semble bien davantage préjudiciable au lecteur, fabriquant des « rêveurs psychotiques manipulables » et nuisant à la construction du moi. Si nous donnons a priori raison à M. Picard en ce qui concerne les romans Harlequin, les romans d’espionnage et les polars de série, il nous semble évident, bien au contraire, que le roman policier peut être une activité dont les caractéristiques (déchiffrement, intertextualité, clichés, etc.) répondent parfaitement à ce que dit M. Picard de la « lecture comme jeu », mêlant playing et game.
Cf. S. Brussolo, cité par J.P. Schweighaueser, « Du roman de voyou au roman engagé », in Temps Modernes, n° 595, p. 118 : « Toutes les séries policières : Navarro, le commissaire Moulin. Je trouve ça insupportable.(...) Moi, j’aime surtout les climats de mystère, d’énigme. La menace qui rôde, sans qu’on comprenne très bien d’où elle vient. »
M. Lafon, art. cit., p. 5.
M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 199.