2ème partie
Traces du roman policier

Après cette analyse des aspects parodiques et hors-normes de deux romans noirs, il nous a semblé fructueux et nécessaire de rendre également compte, dans ce travail sur la déconstruction et la reconstruction d’un genre, de ces romans problématiques, sans étiquette, qui tirent profit de thèmes et de formes du roman policier à l’intérieur de leur propre trame textuelle. Gérard Genette les qualifierait sans doute de « transpositions », puisque leurs auteurs opèrent une transformation radicale du fonds policier, qui reste présent et perceptible. Pour rester dans le registre policier, nous les désignerons souvent de romans « à traces policières », parce que ces traces sont, pour notre enquête littéraire, révélatrices de bien des aspects de l’écriture.

Depuis Crime et Châtiment, et même peut-être avant, cette veine existe. Il y a en fait une tradition du saupoudrage policier dans la littérature blanche, pour plusieurs raisons, à des époques différentes ; l’introjection de formes et de thèmes policiers a été sentie comme nécessaire pour de nombreux écrivains, de Dostoïevski à del Castillo, pour traduire un malaise identitaire (quête de soi, schizophrénie, paranoïa), une culpabilité, ou pour exprimer une réalité historique oblitérée (les écrivains espagnols par exemple) ; par ailleurs, l’utilisation de la structure narrative policière, inaugurée par Borges, a été le fait du nouveau roman, tant français qu’espagnol, et au-delà (Peter Handke, Paul Auster, Manuel Puig).

Aujourd’hui, la production littéraire va tellement dans ce sens, pour toutes sortes de raisons - dont la première est sans doute la tendance à l’hybridation - et de toutes sortes de manières, qu’une analyse de ce phénomène est indispensable : nous tenterons d’abord, à travers l’examen de deux romans utilisant de façon différente le substrat policier, Enquête d’hiver (1985) de Jacques-Pierre Amette, et Boulevard du Guinardo (1984), de Juan Marsé, de montrer la nature, la raison d’être et la portée de cet emprunt, qui actualise une forme et la met au service d’un créateur.

Marsé et Amette exploitent un genre réglementé et charpenté, préservé jusqu’à récemment des révolutions romanesques successives par un paratexte institutionnalisé (collection, couverture, etc.) garant d’un certain contrat ; la subversion opérée sur ce matériau solide et identifiable sera d’autant plus visible et affectera d’autant plus la lecture, bouleversant le mode d’approche du réel basé sur le policier. Partant, une certaine écriture réaliste, les structures narratives du roman en général, se trouvent radicalement remises en cause, travaillées, dans une optique moderne ; Jean-Claude Vareille montre tout l’apport que peut constituer le policier pour une littérature novatrice :

« C’est un fait objectivement constatable : depuis les Faux-Monnayeurs, tout roman qui essaie de changer les habitudes héritées du siècle précédent, de remettre en cause les formes traditionnelles, de s’interroger sur lui-même, emprunte un certain nombre de tropes, de topoi et de structures au roman policier. [...] C’est parce que le roman policier porte inscrite en sa physique sa métaphysique même, en son langage son métalangage, c’est parce qu’il inclut en lui-même une réflexion sur la littérature qu’il s’intègre si facilement dans une pratique moderne du texte, et retrouve ou propose certaines constructions ou structures typiques du Nouveau Roman 409 . »

Il ne s’agira pas pour nous de rendre compte de ces deux romans avec le même souci d’exhaustivité que pour les oeuvres de Montalbán et de Belletto ; nous chercherons essentiellement à mettre en évidence comment la littérature sans étiquette travaille la matière policière, ou comment l’intertexte policier travaille un texte, le fonde, révèle ses intentions et sa nature profonde. Nous pourrons alors faire la synthèse des romans étudiés, parodiques et « à traces policières », pour tenter de rendre compte des problèmes que pose le genre aujourd’hui, des questions littéraires qu’il suscite et dont il permet une approche nouvelle.

Notes
409.

J.C. Vareille, l’Homme masqué, p. 192.