1. Ce que devient l’enquête dans deux romans classiques

1.1. Jacques-Pierre AMETTE, Enquête d’hiver : une enquête en perdition

Auteur de polars « typiques » aux Editions Gallimard sous le nom de Paul Clément, Amette va publier au Seuil, sous une couverture « blanche » et sous son pseudonyme « littéraire », un roman étonnant : Enquête d’hiver (1985). Se conformant d’abord à son titre, le roman commence comme un polar hyper-classique, avec des références évidentes - et attendues - à Simenon (69), pour se disloquer peu à peu, jusqu’à ce que rien ne reste du roman policier - pas même le policier.

Enquête d’hiver est construit en trois parties et un épilogue. Le roman démarre, à l’instar des romans noirs les plus classiques, par un événement mineur (une plainte pour effraction émanant de Fanny Boislevent, épouse Sallenave) nécessitant des démarches de routine, mais qui n’est que le signe annonciateur d’un drame dans la même famille : au chapitre 5, Roland Sallenave est retrouvé mort, sa voiture (celle de sa femme) ayant mystérieusement quitté la route côtière pour s’écraser sur les récifs. Tout est en place pour une affaire classique, comme s’en persuade le commissaire Demange : ‘« Oh. Finalement, elle est comme toutes les autres. Une famille riche se croit tout permis. Les lois, ce sont eux qui les font. Et quand je dis les lois, dès qu’une crise économique arrive, ils se remettent à faire la loi. Ils ont de l’argent. Ils ont la politique locale avec eux. Ils ont tout »’ (46). On est au principe même de ce qui a fait vivre le polar et le néo-polar : le détective placé entre les trois pôles économique, politique et judiciaire, dévoile le règne de l’argent et ses laissés-pour-compte, dont Roland Sallenave, l’artiste raté (mais sûrement génial) d’origine modeste, rejeté par une belle-famille aristocratique, semble bien être le prototype.

Pourtant, à l’issue de la première partie (16 chapitres), cette belle construction, conforme aux canons du genre, cède, et tout est dit : le rapport du médecin légiste infirme la thèse d’un accident d’origine criminelle (chap. 8) :  ‘« [...] légalement, l’affaire était terminée »’ (71) ; le patron de Demange clôt le dossier, avec l’accord tacite de l’ensemble du service, et lui demande un rapport (chap. 17) ; pour tous, l’énigme est résolue, la victime n’en est pas une, Sallenave s’est suicidé, selon les propres dires de Demange : ‘« ’ ‘Rien’ ‘, dit-il, il ne s’est ’ ‘rien*410 ’ ‘ passé.[...] Un comédien un peu dépressif s’est jeté en voiture dans la mer »’ (96). C’est dans ce « rien » que tient la seconde partie (8 chapitres) qui voit Demange s’entêter dans une enquête dont l’inutilité est confirmée par son collègue et ami Hansen au chapitre 23 : ce dernier révèle que Sallenave était en train de mourir d’un cancer, ce qui renforce encore la thèse du suicide. Dans la troisième partie surgit un témoin inopiné, que Demange n’a pas recherché, et qui lui déclare que l’acteur était homosexuel. Mais le commissaire repousse ce témoignage et ne cherche pas à l’approfondir : ‘« L’enquête est terminée »’ (166), répond-il abruptement, au grand étonnement du témoin : ‘« Alors ? demanda le pompiste. - Alors ’ ‘rien’ ‘*411 »’ (167). Où l’on retombe sur le « rien » comme objet d’un livre, un « rien » annoncé dès les débuts de l’affaire Sallenave : lors du repas de Demange chez les Hansen, le sujet de conversation principal, la prétendue effraction constatée chez le comédien, débouche sur ce « rien » retentissant :

‘« Finalement, on ne leur a rien volé, aux Sallenave ?
- Rien.
- Rien ? demanda Mme Hansen qui épongeait la table basse. Rien ?
- Rien.
- Bizarre, conclut Hansen » (18).’

Voilà donc pour l’enquête. Et lorsque nous disons que Demange s’entête, nous ne faisons que suivre le texte, c’est-à-dire essentiellement les opinions énoncées à l’encontre de l’enquêteur : ‘« Maître Nicolot, [dit le père Boislevent] je vous présente le policier le plus têtu que je connaisse »’ (121). ‘« En un mot comme en cent, quand vas-tu arrêter tes conneries ? »’ (126), lui assène le commissaire Hansen lors d’une franche explication au chapitre 23 : ‘« Il a fallu que je demande une seconde autopsie. A cause de toi. Parce que je t’ai vu t’empêtrer »’ (127). A Demange qui lui réclame le droit de ‘« finir cette affaire »,’ Hansen rétorque : ‘« Elle est finie, Demange. Réveille-toi »’ (128). Le monologue intérieur (traduisant ici sans doute les pensées de Hansen) joue aussi ce rôle : ‘« Il poursuivait une enquête idiote qui lui vaudrait de macérer un bout de temps dans des affaires de troisième catégorie »’ (141). Par ailleurs, le narrateur confirme cet entêtement en un paragraphe, à la fin de la seconde partie ‘: « Il avait réépluché le cas de Roland, vérifié son compte bancaire [...] » ’(139).

Mais, curieusement, les éléments proprement inquisitoriaux réellement observables s’épuisent rapidement dans le récit après la première partie. Ainsi, on ne sait que Demange ne poursuit l’affaire que parce qu’on nous le dit dans des commentaires (externes ou internes au personnage), et pas vraiment par ce que l’on voit dans la narration des événements et des actions du détective. Si la seconde partie commence par une visite dans l’ancien logement de Sallenave (chap. 19), elle est surtout faite d’autre chose que d’une enquête (promenades seul ou avec son amie Linda (chap. 20), rencontres avec Jenny (chap. 21-22) ; fêtes (chap. 21-26), longue pause dans un bar (chap. 24-25)), ce qui donne une portée étrange à la conversation avec Hansen que nous avons mentionnée et qui se situe au milieu de cette partie (chap. 23). La tentative du détective pour construire un raisonnement à partir de notes ‘(« c’est ma méthode en général ’» (41)) se heurte à l’absence totale d’indices ‘(« Il n’y avait plus trace de la voiture. Plus ’ ‘rien’ ‘*412 »’ (62)), comme lors de la première affaire d’effraction où il ne trouve comme traces que des bouts de verre et du savon qui lui glisse entre les doigts. La construction logique ne peut dès lors se nourrir que d’élucubrations ‘(« Une fois de plus, il essaya de comprendre. Tout s’était passé comme si [...] On pouvait imaginer [...] On pouvait imaginer [...] »’ (62)) qui finissent par égarer l’enquêteur. Cette absence d’enquête dans le récit est encore plus flagrante dans la troisième partie, où Demange ne fait que hanter les lieux et les gens touchés par l’affaire ; lorsqu’un témoin se présente à lui, il le rejette, étant plus occupé à errer dans la campagne et à poursuivre une femme au hasard des routes qu’à travailler. Finalement, l’enquête s’avérant inutile mais nécessaire, le tissu narratif policier est de plus en plus largement déchiré à mesure que l’enquête perd de sa cohésion.

Enquête d’hiver est ainsi constitué d’une partie policière et de deux autres non-policières, où l’on nous dit pourtant qu’il y a du policier, dans un hors-texte auquel nous n’avons pas accès et où l’on verrait peut-être Demange poursuivre méthodiquement ses investigations. Cette évacuation de la matière policière fait sans doute partie du projet d’Amette, comme s’il fallait commencer par là avant de faire du roman, ce qui rejoint la démarche de bien des écrivains, mais au coeur d’un même roman. Il semble néanmoins qu’il y ait autre chose : dans le récit, les gens s’imaginent que Demange poursuit son enquête parce qu’il ne parvient plus à quitter les décors et les protagonistes du drame, à commencer par Jenny, la principale suspecte, avec laquelle il se commet, abandonnant son amie Linda au chapitre 18 : Demange épouse peu à peu les contours de ce qu’il recherche, il devient Roland Sallenave ; Enquête d’hiver raconte dès lors l’histoire de cette dépossession de soi, de ce trouble identitaire d’un policier qui finit par se prendre pour un artiste.

Là aussi, Amette joue avec un cliché du roman policier, l’identification du détective à l’objet de sa quête : le criminel, le plus souvent, comme dans Matricide de Lous, ou le mort comme dans les Mers du Sud de Montalbán. Cependant, en poussant ce cliché à son comble, il parvient d’une part à dissoudre la matière policière ‘(« Son enquête avait été cela : un fossile qui, dès qu’on le touche, tombe en poudre » ’(150)) jusqu’à ce qu’il ne demeure qu’‘« un souvenir de piste, de sentier ; quelque chose comme de la poudre de cristal »’ (150). D’autre part, le personnage même de l’enquêteur s’effondre lors de l’épilogue, sans le moindre coup de feu, de lui-même, comme ayant perdu toute consistance, toute raison de subsister sans le soutien et la structure du roman policier.

Enquête d’hiver voit donc se défaire un genre, une mise à mort orchestrée par un auteur de Série Noire ; les deux dernières parties remettent en cause le mode de lecture du réel proposé et développé par la première, c’est-à-dire le mode policier, elles en affirment l’aspect fictif et borné, le mettent en échec, à travers la conversion du personnage de Demange, dont les tiraillements évoquent ce que dit Alain Montandon d’un personnage de Peter Handke :

« La schizophrénie du héros semble être la conséquence d’un monde dans lequel domine la violence qui a engendré le discours policier comme seul discours possible 413 . »

La subversion de la lecture policière opérée par Amette contraint le lecteur à changer de vision du réel. Face à cette inversion, le lecteur peut réagir comme Hansen à la fin du récit : ‘« Tu es peut-être un sacré vieux poulet, mais tu ne vas pas continuer longtemps à nous faire valser ’ ‘à l’envers’ ‘*414»’ (178). Car si le roman policier classique, c’est-à-dire de détection, revient en force ces dernières années, concurrençant le roman noir, d’après bien des critiques (Jean-Noël Blanc, par exemple, conclut Polarville sur ce constat), n’est-ce pas parce qu’il coïncide avec la perception moderne du réel la plus répandue ? D’où cette impression de hors-texte policier dont nous parlions. Le lecteur rétablit au jugé cet implicite du texte d’après les dires des personnages entourant Demange qui nous laissent penser qu’il poursuit cette enquête.

En fait, les personnages secondaires (Boislevent, Hansen) nous dictent une lecture du réel ; ils lisent Demange comme un détective et se bornent à cette lecture, insuffisante à rendre la complexité du réel : ‘« Tout le monde le considérait comme un commissaire de police. Comment cela pouvait-il arriver ? »’ (119). Amette, après une première partie qui semble leur donner raison, puisque le détective ne fait alors qu’un avec sa fonction ‘(« parce que je suis ’ ‘un’ ‘*415 commissaire » ’(14)), ébranle ensuite et subvertit cette façon de voir les choses, contraignant son lecteur à considérer Demange autrement, jusqu’à détruire en lui la figure de l’enquêteur (il n’enquête plus) et la figure tout court (il meurt), avec une brusquerie finale qui joue comme un dernier ressort pour faire réagir le lecteur.

En définitive, Enquête d’hiver part d’un fait divers, comme tout roman policier :

« [...] le fait divers, à la manière du roman policier classique, est un récit commençant presque toujours par la fin chronologique (l’énoncé, le titre) de l’occurrence à raconter - cadavre le plus souvent qu’il s’agit d’« expliquer » ; d’où l’organisation de la quasi-totalité des faits divers, qui consiste en l’agencement de « retours en arrière » de différents ordres (psychologique, biographique, principalement) effectués de façon, si possible, à rendre compte de ce qui est arrivé 416 . »

Si la transformation d’un événement en récit vise à le rendre intelligible, le roman policier, en tant que récit, et récit sur l’absence d’un récit, devrait consister en une élucidation, et procédant de la lutte de la « pensée rationnelle » contre la « pensée naturelle », devrait rétablir des chaînes de causalités ; y échouant, le texte d’Amette compromet même sa nature de récit, et on en reste au fait divers, non narrativisé.

Notes
410.

souligné par nous.

411.

souligné par nous.

412.

souligné par nous.

413.

A. Montandon, « l’Angoisse du penalty. Handke et le policier », in le Roman policier et ses personnages, sous la direction d’Yves Reuter, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, l’Imaginaire du texte, 1989, pp. 114-115.

414.

souligné par nous.

415.

souligné par nous.

416.

G. Auclair, le Mana quotidien, p. 62.