1.2. Juan Marsé, Boulevard du Guinardo : la disparition de l’enquête

Boulevard du Guinardo, est, incontestablement, un roman classique, ne répondant pas aux définitions les plus élargies qui soient du roman policier. Pourtant, ce récit comporte tous les ingrédients du polar (cadavre, inspecteur, témoin, victime) : celui qui est sempiternellement désigné par « l’inspecteur » doit retrouver et faire venir à la morgue une toute jeune fille, témoin capital (puisqu’elle est en même temps la victime), afin que soit identifié le cadavre présumé d’un violeur ; cette reconnaissance est retardée sans cesse par la mauvaise volonté de la victime et le récit est traversé par les réminiscences des deux protagonistes qui reconstituent pour le lecteur le drame qui a eu lieu deux ans auparavant et dont nous obtenons un récit finalement troué : par Rosita, on apprend essentiellement ce qui s’est passé avant le viol, et par l’inspecteur, qui ‘« s’était chargé de l’enquête’ » (37), ce qui s’est passé après. Le reste demeurera indicible, informulable, censuré sans doute dans l’esprit même de Rosita.

Cette enquête-ci est proclamée dès le début (au rebours de ce qui se passe dans le roman policier) comme résolue, un responsable ayant été désigné. L’énigme étant ainsi déflorée, le récit semble déjà clos avant que de commencer, comme c’est d’ailleurs virtuellement le cas chez Amette : dès la page 38, le père Boislevent présente au détective qui souhaitait l’interroger sur la mort de son gendre (interroger, c’est-à-dire activer, vivifier l’enquête, en montrer l’actualité) un ouvrage achevé, une somme historique intitulée Vie et Mort de Roland Sallenave, qui semble enterrer l’investigation en la déclarant définitivement caduque, en versant l’événement dans l’histoire alors même qu’il vient de survenir.

Cependant le roman de Marsé va encore plus loin dans le démantèlement de l’enquête, puisque la narration semble dès le départ privée de la moindre intrigue, le rôle dévolu à l’inspecteur se présentant au regard du genre policier comme « une simple formalité » (27), dépourvue de suspense véritable ; mais au regard du genre romanesque, c’est dans cette formalité, dans ce « rien » dont nous avons parlé pour Amette, que se tient le récit. Il y a eu une enquête, sans doute, dans l’avant-texte, mais elle n’a pas abouti : deux ans après, quelqu’un d’autre a rempli le rôle de l’inspecteur et a, d’après ce dernier, dénoué l’affaire : ‘« Ce n’est pas moi qui ai mené cette affaire. Mais c’est certain »’ (18). Le travail de l’inspecteur se dégrade donc curieusement en une espèce de persécution de la victime ; il l’avait déjà traumatisée, au moment de l’affaire ‘: « Vous m’avez posé vos questions dégoûtantes et vous m’avez fait pleurer »’ (26), et il la tourmente à nouveau deux ans après : ‘« Vous avez l’intention de me suivre tout l’après-midi ? [...] - Tu m’avais fait une bonne description de cet homme, tu te souviens ? » ’(47). Devant la résistance de Rosita, l’inspecteur a recours à toutes les subtilités du discours inquisiteur :  ‘« Elle ne répondit rien et l’inspecteur décida de tourner autour du pot »’ (26). Mais en fait, c’est Rosita qui fera véritablement tourner en rond l’inspecteur - et le lecteur - en multipliant les détours (ce qu’exprime ‘« dar un rodeo »,’ traduit par « tourner autour du pot ») pour différer son rendez-vous à la morgue.

De toutes façons, le lecteur va se voir privé de cette vérité si aisément acquise, puisque la visite à la morgue, finale du récit de Marsé, va annuler cette solution « miraculeuse », ce dénouement anticipé, que le lecteur avait sans doute admis sans discussion, alors que la certitude affichée par l’inspecteur eût pu sembler suspecte ; un autre mystère surgit alors, d’un ordre différent : par deux fois, la victime certifie que le corps du soi-disant criminel ne ressemble en rien à celui du violeur. Par contre, il ressemble en tout à un corps victime de la torture policière. Mais il n’y aura pas d’enquête et aucune recherche ne sera entreprise par l’inspecteur pour rétablir la vérité, et pour cause : l’enquêteur a appartenu au camp de ceux qui torturent, sous le surnom fameux d’« Estomac d’Acier » (41). Le récit se conformera à son programme originellement posé : il s’agissait d’emmener une jeune fille reconnaître son violeur, voilà qui sera fait en dépit de tout. Les questions demeurent actives pour le lecteur seul ; on peut donc dire que l’enquête nécessaire est abolie par Marsé, censurée dans le cadre du récit. Mais le lecteur est vivement sollicité par ce mystère : dès lors, l’enquête est souterraine, sous-entendue, ou repoussée dans l’après-texte, dans le retentissement qu’aura l’oeuvre sur le récepteur.

L’enquête devient ainsi affaire de lecture et non plus objet narratif, puisque le personnage qui devrait en assumer la charge se refuse à le faire : « Yo no sé nada », dit-il, littéralement : ‘« Moi, je ne sais rien »,’ ce que Jean-Marie Saint-Lu traduit par ‘: « Ce n’est pas mes affaires »’ (19). La façon dont il est constamment désigné est révélatrice : « l’inspecteur », c’est-à-dire celui qui regarde, qui suspecte, qui surveille, au lieu que l’enquêteur est celui qui cherche à atteindre la vérité. Marsé nous présente l’enquêteur « fin-de-race », pourrait-on dire, le reflet le plus dévalué, l’apostat de la fonction oedipienne et qui n’a qu’un souci, une obsession : ‘« Il fallait que je fasse mon rapport »’ (26) ; contrainte qui comme chez Amette, castre l’enquête de sa fonction perturbatrice, met fin à l’interrogation proliférante, à la mise en doute. Marsé d’ailleurs fait allusion à la mutation de ce personnage : autrefois, « l’inspecteur » était, selon son chef, ‘« un sacré bon élément »’ (37), connu pour son « cran » (37) ; il ‘« s’était précipité »’ (37) sur le lieu du drame, s’était approprié l’enquête au sujet du viol parce qu’elle lui tenait à coeur et l’avait menée avec « rage » (37). La mutation professionnelle qu’il a subie depuis est l’image du changement qui s’est opéré en lui en deux ans : à présent, cette affaire l’indispose (« cette mission le mettait de mauvaise humeur. On la lui avait mise sur le dos uniquement parce qu’il connaissait Rosita et parce que la directrice de la Maison était sa belle-soeur... » (43)) et l’indiffère, puisqu’il n’a même pas cherché à savoir qui était le criminel, s’abstenant de soulever le drap qui recouvre le cadavre, lors de sa première visite à la morgue (42), dans l’avant-texte.

Aux questions essentielles que lui pose la victime, Rosita, il répond toujours par des formules qui soulignent son inappétence au savoir : à la première, qui renvoie au Whodunit, interrogation primordiale qui restera béante : ‘« qui est-ce ?’ » (27), il répond : ‘« Personne, un vagabond »’. ‘« Et comment est-il mort, de quoi ? » (54), lui demande-t-elle par la suite : « [...] je ne sais pas [...] je suppose [...] »’ (54), répond-il évasivement. Rosita l’interroge sur l’entourage du soi-disant violeur : ‘« comment savoir ? »’ (54), allègue-t-il, puis il ne répond plus aux questions, sauf en ce qui concerne le lieu où le criminel sera enterré. A la morgue, plus il dévoile le cadavre, plus le mensonge recule, plus la vérité se fait jour. L’inspecteur tente alors de fournir une explication plausible à Rosita, pour sauver la face : ‘« Il a dû tomber de très haut »’ (121), mais, ayant surpris dans les yeux de la jeune fille ‘« ses propres réflexions »’ (122), il finit par lâcher une phrase ambiguë qui termine leur dialogue : ‘« Je ne l’ai pas vu ce matin. Je t’aurais évité ça... »’ (122). Il n’ira pas au-delà et cette phrase lourde d’implicite est le début et la fin d’une enquête qui ne se fera pas. L’inspecteur créé par Marsé est une image dégradée de l’enquêteur classique, et cette dégradation est figurée par la maladie qui le ronge.

Outre cette idée d’une enquête qui ne se ferait pas, une autre lecture est envisageable ; on peut ainsi penser que Marsé préfère enquêter sur les vivants que sur les morts : l’inspecteur ne cesse d’observer Rosita. Le mystère qu’elle constitue occasionne la même stratégie narrative que dans un roman policier classique : des indices seront semés à l’attention du lecteur dans la description de la jeune fille ou dans des signes prémonitoires. Par exemple, cette femme rencontrée par l’inspecteur, alors qu’il va rejoindre Rosita, est comme la projection de ce que cette dernière sera plus tard, et l’image de ce qu’elle est déjà, dans sa quête désespérée pour survivre par tous les moyens :  ‘« [...] ce n’était pas la peine d’essayer de voir s’il s’agissait d’une femme s’adonnant au marché noir ou d’une prostituée à cent sous ; celle-ci était probablement les deux à la fois ’» (24). La capacité investigatrice du détective, si elle ne s’exerce nullement en ce qui touche au cadavre et à l’affaire du viol, se concentre sur sa petite compagne d’errance dans les rues de Barcelone, dès le premier moment de leurs retrouvailles.

L’inspecteur cherche à déchiffrer l’énigme que représente le corps de Rosita. Le champ lexical est explicitement celui du roman policier, et en particulier le regard, l’observation, la recherche de traces ‘: « L’inspecteur observa sur ses paupières fines, les traces d’anciens orgelets »’ (25). De même que pour le cadavre, c’est le corps qui parle et qui révèle sa vraie nature pour Rosita, dont la chanson préférée est Perfidia : un corps qui ne dit pas forcément la même chose que le discours qui l’entoure et le dissimule, drap mensonger que le regard de l’inspecteur va tenter de découvrir, drap fait d’allures enfantines et innocentes, recouvrant un corps marqué par le vice, par la prostitution ; ainsi, cette « trace de rouge » (27) dans le cou de la jeune fille, étonne le détective, qui finit par conclure : ‘« Ce n’était pas une tache de rouge ; c’était une envie diffuse, un coup de sang’ » (28). Pendant longtemps, l’inspecteur tente de se convaincre que cette aura sexuelle n’est qu’un « effet trompeur » (25). Tous les signes corporels semblent prémonitoires et mobilisent l’attention de l’enquêteur : ‘« Quelque chose, dans sa voix gutturale, un flegme adulte et grossier accroché à ses cordes vocales, plus que l’expression en elle-même, alerta l’inspecteur » ’(27). Parfois, la démarche investigatrice convoque clairement le lecteur aux côtés du détective, telles ces « égratignures » aux chevilles que l’inspecteur observe sans pouvoir se les expliquer dès le début du texte, et que le lecteur reliera immédiatement au « crime » en découvrant des « asparagus » (108) épineux à l’endroit où Rosita (la rose et ses épines) se prostitue, péché dont la marque prémonitoire consiste en cette « main tachée de noir » (58) que remarque l’inspecteur en regardant Rosita, tache infamante puisqu’elle désigne métonymiquement celui qui la prostitue (le charbonnier), et métaphoriquement le délit de prostitution. D’où d’ailleurs les mises en garde des amis de Rosita : ‘« Tu as du noir de charbon, Rosi, la prévint-il. Tu vas voir la directrice, aïe aïe aïe »’ (66). Rosita a  les mains sales, les genoux aussi, genoux dont l’inspecteur perçoit à plusieurs reprises la « maturité insolente et compulsive » (52) ou « furtive » (55). Le policier lâche lui-même l’annonce de ce qu’il découvrira ensuite, sous la forme d’une comparaison : ‘« Tu sais ton rôle, dit-il, mais tu parles comme une prostituée, pas comme une sainte »’ (101). Mais il ne saute pas tout de suite à la conclusion, ne se rendant pas compte que son intuition est bonne, comme lorsqu’il avait comparé au premier regard le charbonnier à un « petit mac » (58) : il lui faudrait simplement annuler le terme comparatif pour toucher à la vérité.

Cette dernière image prend une vigueur nouvelle dans le songe que fait l’inspecteur au moment où Rosita l’a condamné à l’immobilité, ‘« il rêva qu’il rêvait au voisinage moqueur du charbonnier errant ; il passait devant lui raide comme un foutriquet de pirate nègre [...] »’ (102). Alors, malgré la lassitude de l’inspecteur, ses propensions suspicieuses se réorganisent autour du mystère que constitue cette femme-enfant ; le puzzle finit par se reformer autour des indices-corps dont l’origine est encore inconnue mais dont la conjugaison semble suspecte : ‘« Des relents mentaux du métier, son odorat de vieux limier ou, simplement, l’habitude de penser à mal glissèrent dans sa conscience encore engourdie, l’une après l’autre, de fugaces visions de son cou au stigmate de sang, de ses chevilles griffées et de sa bouche abîmée. Il s’en alla d’un pas énergique, [...] éperonné par un sentiment de trouble et de désordre » (’102). La rougeur subite qui dénonçait la duplicité de la jeune fille (92) se retrouve à l’instant où elle est confondue (114). L’inspecteur reconnaît alors la vérité de sa première intuition, et traite Rosita de ‘« petite pute de merde »’ (117). Après un interrogatoire violent de la grand-mère du charbonnier et de Rosita elle-même (117), il prétendra remettre de l’ordre, jusqu’à ce que l’affaire de la morgue, affichant le règne accepté du désordre et de l’inversion absolue des valeurs morales (le criminel est la victime) lui fasse renoncer à cette intention : là où une victime est mise en position de criminel (aux yeux de la justice), une criminelle (au regard de l’inspecteur) va redevenir une victime, dont le représentant de l’ordre retiendra l’« errance solitaire au bord de la faim et de la prostitution » (123).