Marsé commence son récit avec une énigme qui n’en est plus une et l’abandonne à la fin, alors qu’elle en est justement devenue une, trop « policière » pour être traitée. Il tourne ainsi « autour du pot » (26) du genre policier en le contournant sans cesse, ce qui donne au lecteur l’infini besoin de lire pour tomber avec délice dans ce creux que constitue un mystère présenté comme tel. Le roman pose un problème de qualification, et se fonde sur cette incertitude générique. Pour ce qui est d’Amette, sur les cendres du récit policier qu’aurait pu être Enquête d’hiver apparaît un roman sans étiquette ni couverture spécifiques. De surcroît, cette opération de transmutation générique active les questions que la littérature moderne se pose sur la création romanesque, sur ce qui constitue un récit et ce qui définit un personnage : se défaisant le roman policier entraîne avec lui sa structure forte et son détective-type, ne laissant subsister que des éléments narratifs désorganisés et un personnage indécis dans son rôle et ses caractéristiques.
Dans les écarts que présentent les romans que nous avons choisis transparaissent la plupart des évolutions narratives de la littérature moderne. Peter Brooks note en effet, en se basant sur le schéma établi par Tzvetan Todorov417 (à partir de l’idée de Chandler), la façon dont le genre policier illustre la catégorie narrative :
‘ « T. Todorov a indiqué que le rapport qui unit ces deux séquences temporelles [histoire 1 et histoire 2] dans le roman policier ressemble au rapport qui unit histoire et récit, fable et sujet, dans tout texte narratif : rapport qui unit une histoire supposée prééxistante et un discours narratif qui prétend la réaliser en la retraçant. Le roman policier peut de la sorte être vu comme modèle du récit en général, et remarquable en ce qu’il démontre et dramatise ouvertement le rapport entre histoire et récit. Le roman policier est peut-être en fait, de tous les genres, le plus littéraire, en ce qu’il dévoile la structure de tout récit, et particulièrement sa prétention de retrouver la trace d’événements ayant déjà eu lieu 418 . » ’L’ossature forte du roman policier lui est acquise par le cheminement de l’enquêteur sur les traces du criminel, qui constitue le récit de l’enquête ; si l’enquête périclite, il ne saurait subsister de récit structuré. Pour reprendre la distinction de Tzvetan Todorov, on peut dire que, dans Enquête d’hiver, le trouble qui affecte l’histoire 1 (le crime) a des répercussions importantes sur l’histoire 2 (l’enquête) qui se disloque ; la fable, niée (« il ne s’est rien passé » (96)), ébranle le sujet, c’est-à-dire la manière dont l’auteur nous expose ce qui est arrivé : le récit devient incohérent. L’absence normale et provisoire de l’histoire 1 est rendue injustifiable et perturbatrice par l’affirmation de son irréalité ; l’histoire 2, classiquement « présente mais insignifiante 419 », voit en conséquence son insignifiance l'emporter.
Dès lors, à l’encontre des règles de clarté et de transparence stylistique, préconisées pour l’histoire 2 afin de contrebalancer l’opacité inhérente à l’histoire 1, Amette opte pour un style elliptique et énigmatique. Les repères temporels deviennent ambigus, absents : par exemple, le chapitre 19 s’ouvre sur un « depuis le 8 janvier » désignant une durée datée pour des actions répétées rapportées à l’imparfait, parmi lesquelles est insérée une anecdote. On passe ensuite à ‘« Le dimanche suivant » (106’), sans bien savoir à quoi raccorder cette succession. Le déroulement événementiel, d’abord serré et rapide, se fait très lâche, indéterminé (« un 420 mercredi après-midi » (164)), au lieu de suivre une chronologie ramassée qui correspondrait à une enquête menée sérieusement, respectant l’unité de temps. Cette évolution s’explique par le fait qu’il ne se passe rien : ‘« Les deux semaines qui suivirent furent brumeuses, hivernales. Dans le centre-ville, des étiquettes « soldes » étaient collées sur toutes les vitrines. Le lundi matin, les papiers traînaient dans les rues, les chiens avaient pissé dans toutes les ruelles autour du commissariat. Demange essaya de se trouver un costume de flanelle grise [...] »’ (139). Dans ces quelques lignes, qui ouvrent le chapitre 26, on voit à quel point le texte est vide d’information ; le passage de l’imparfait de généralité au passé simple de l’événement se fait curieusement, sans qu’on sache de quel lundi il s’agit. La troisième partie commence par : ‘« Les cloches de cinq heures sonnèrent dans le quartier. C’était ’ ‘un’ ‘*421 dimanche à Rennes »’ (145) et l’épilogue renvoie également au dimanche, jour de relâche : ‘« C’était ’ ‘un*422 ’ ‘ dimanche matin clair, les cloches, les enfants, les pâtisseries, les premiers embouteillages sur les routes de la mer »’ (183). Le chapitre 31 marque une rupture dans l’emploi général de l’alternance passé simple/imparfait, jusque là respectée (mis à part quelques présents marquant l’habitude) : ce système classique est remplacé par le présent/passé composé, dans une atmosphère irréelle, comme onirique, signal de la déviation prise alors par le texte.
Par ailleurs, le point de vue glisse d’abord comme accidentellement du personnage principal à Hansen (141), puis à un personnage totalement secondaire (Friedrich Backauss, le pianiste), dont la lassitude évoque celle de Demange (171). Le chapitre 29 est ensuite entièrement axé sur Linda, en focalisation interne. Enfin, le monologue intérieur (et les retours dans le passé dont il est souvent le prétexte) découd la narration, dont l’objectivité initiale répondait aux critères du néo-polar.
En effet, le monologue intérieur, jusque là apparu de façon très résiduelle et étouffée (souvenirs d’enfance (25, 33), déroute (39,71)), s’infiltre peu à peu au coeur de la carapace policière jusqu’à en faire éclater la structure. Par la brèche ainsi ouverte, on sort de l’univers clos, réglé, répétitif, du roman policier, pour constater son manque de consistance, son inadéquation avec la réalité. Au chapitre 13, le monologue crée vraiment la rupture, sur 23 lignes : ‘« Il sentit une sorte de long dégoût monter en lui. [...] Mais comment dire : ce n’était pas seulement la vie sale d’un commissariat, c’était une autre chose, plus vaste, ’ ‘plus confuse*423,’ ‘ les habitants de la ville, les gens qui se croisaient sur le trottoir avec un air mauvais, la fatigue, la lassitude, une sorte de rancune sournoise qui se développait entre les gens, débilitante comme l’époque. Crise. Merde. Déprime. Kleenex. Désarroi. Irréalité »’ (77-78). Le style ordonné du roman policier se dissout en des bribes mimant l’essoufflement, phrases nominales d’où la subordination, qui règne normalement dans le discours déductif et l’engendre en tant que remise en ordre, est totalement exclue. L’absence de continuité logique dans la présentation des événements se renforce au lieu de se résorber. Le texte policier, dans Enquête d’hiver, est ainsi de plus en plus troué par l’irruption puis l’invasion du monologue intérieur qui bouleverse la structure attendue.
La subversion narrative est d’un autre ordre chez Marsé, qui fait apparaître en filigrane une troisième série temporelle (l’Histoire), menant à rebours à l’énigme du meurtre de l’inconnu, aux deux séries habituelles dont il modifie l’alchimie : il n’y a pas d’enquête, mais à travers le cheminement (histoire 2) - projection habituelle de l’enquête au plan spatial - est reconstitué par bribes (17-20, 25-26, 36-37, 56-58, 66-67, 73) ce qui semble être la fable du texte : le viol dont a été victime Rosita (histoire 1). Le rapport temporel entre l’histoire 1 et l’histoire 2 est ici dénoncé : en situant ainsi le crime dans un passé lointain (« ça fait si longtemps ! » (47), s’exclame la victime), Marsé insiste sur l’aspect tardif, donc vain, de toute enquête, survenant toujours trop tard pour restaurer quoi que ce soit. Il met ainsi parfaitement l’accent sur ce que dit Jean-Paul Colin de la vraie nature du plaisir du lecteur de roman policier, qui ne viendrait pas tant que cela du décryptage :
‘ « L’en-deçà des mots par rapport aux choses, stéréotype populaire, trouve ici son accomplissement dans le retard normal du récit par rapport à l’antériorité fulgurante du déjà fait, du mort bien mort, donc d’une action essentiellement et largement préexistante à tout texte consommé ou publié. Il arrache au récit le copeau d’une jouissance muette, qui rejaillit sur nous en gerbe de vérité totalement inutile. Tout cela ne fait que du bruit, et pas du sens. Que du sang, et pas la circulation d’un savoir enfin conquis. Tout cela fonctionne selon une poéticité gratuite dans son apparence, c’est-à-dire profondément fantasmatique et ludique. Cela nous permet d’oublier et de retrouver le personnage en tout Même et Autre, dans le cycle chaotique de notre consommation nonchalante 424 . » ’En outre, l’histoire 2, dans son effort pour élucider et clore l’histoire 1, finit accidentellement par dévoiler une histoire 3 (le « meurtre » de l’inconnu), quasi-contemporaine de l’histoire 2 ‘(« on l’avait trouvé le matin même »’ (18)), alors éludée et à jamais inachevée. La froideur finale de l’inspecteur à l’égard de cette histoire 3 est équivalente à celle qu’il manifeste par rapport à l’histoire 1, mais par une sorte de raccourci temporel : alors que le viol de Rosita l’avait bouleversé à l’époque, il ne semble plus concerné par ce drame deux ans après ; dans le crime qu’il découvre à la fin, il prend immédiatement une distance, comme si deux ans s’étaient déjà écoulés et qu’il ne valait plus la peine d’intervenir.
Par ailleurs, Amette et Marsé outrepassent le principe énoncé par Uri Eisenzweig selon lequel, dans les meilleurs romans policiers depuis le Double Assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Poe, on assiste à une ‘« dissolution du crime, faute de criminel 425»’ ; dans Enquête d’hiver, Amette va jusqu’au bout du double paradoxe inaugural du genre, énoncé par Uri Eisenzweig : d’abord, l’évidence selon laquelle
‘ « s’il y a mystère, il ne peut être « éclairci », s’il est élucidé, c’est qu’il n’existait pas vraiment 426 . » ’Il y aurait donc une malhonnêteté de la part du narrateur policier à nous présenter comme insoluble quelque chose dont il connaît déjà l’aspect intelligible. Au contraire, dans nos deux romans, le mystère reste entier : le violeur de Rosita continuera à courir et on ne connaîtra pas le sort exact de cet homme qui a été torturé dans Boulevard du Guinardo, pas plus qu’on n’aura accès à l’intimité de Sallenave et à ce qu’il a vécu pour en arriver là, au bord de la fatale falaise, dans Enquête d’hiver. Amette n’utilise pas le biais habituel pour que le mystère se dénoue, autorisant un discours : dans la nouvelle de Poe, c’est la fenêtre qui joue ce rôle ; pour sortir de l’impasse que constitue le mystère du meurtre en lieu clos, le narrateur introduit après coup un élément (chez Poe une fenêtre ouverte) permettant de dénouer le problème et de délier la langue du narrateur (et celle du détective) :
‘ « Autrement dit, l’ouverture de la fenêtre permet le déroulement du récit dans la mesure où elle fonde l’existence d’une identité, celle du criminel 427 . » ’Amette ne s’offre aucune fenêtre, Demange ne trouvera aucun espace ouvert par où faire passer une réflexion dans le tissu serré d’une affaire qui n’en est pas une, aucun sas par lequel introduire un dénouement et une parole : ‘« Il n’y avait plus trace de la voiture »’ (62). Or, Uri Eisenzweig le précise bien, sans fenêtre dans le policier classique, on aboutirait fatalement à la folie, folie consécutive au constat d’une impossibilité : Poe est donc obligé de réintroduire du narratif, de l’événement, pour sortir de l’impasse du déductif bloqué, du monologue réflexif, du raisonnement pur.
L’événement sera la découverte d’un indice, qui, si on y réfléchit bien, rend improductif et superflu le raisonnement : la découverte des poils du singe dans la main de la victime. Deuxième paradoxe donc, d’un récit policier déductif où l’événement est évacué par définition (le meurtre étant inaugural), mais qui doit recourir à l’événement et au narratif - ce qui l’invalide en tant que tel - pour sortir d’une impasse inhérente à la construction même de l’énigme. Dans Enquête d’hiver, au contraire, le détective va rester bloqué dans son monologue intérieur faute d’un événement qui le sortirait de lui-même, dénouant le mystère, lui permettant de projeter hors de lui-même une parole éclairante. Faute de trouver pourvu le pôle du criminel, le monde qu’il s’est construit ne coïncide pas avec le monde de la réalité.
De plus, au lieu que dans le roman policier tout ce qui touche à la criminologie (science contemporaine de l’apparition du genre) sert les intérêts de la déduction du détective et l’alimente, l’autopsie va ici réduire à néant l’amorce de réflexion, l’intuition originelle de Demange, puisqu’elle conclut au suicide alors que lui s’orientait vers la thèse du conflit familial : ‘« Je ne comprends rien à ce rapport [...] La médecine légale commence à m’emmerder »’ (51). S’obstinant dans une quête de sens absurde, il tombe dans ce que Poe évitait à Dupin et se voit catalogué comme « cinglé » (127) : ‘« Demange se sentit bizarre, perdu dans son enquête »’ (66). Dans la troisième partie, une rêverie rend parfaitement cette fracture : ‘« Enfoncé dans ce canapé, Demange, à demi somnolent, revoyait son enquête comme un lent et discret délire. Un homme marchait dans une plaine neigeuse le long d’un sentier qu’il était seul à deviner. Mais voilà : près de la lisière d’un bois, le sentier disparaissait et des flics riaient derrière son dos »’ (149). Cette image d’isolement paranoïaque est un écho de la scène du chapitre 17, où Demange avait senti toute la réprobation moqueuse de ses collègues et le poids des ragots et des médisances le concernant dans son service.
Ce qui perd Demange, c’est finalement l’accumulation de récits absents : on sait que dans le récit classique, le discours du détective supplée aux récits absents du mort et du criminel, et annule après coup les récits partiels des témoins, sur lesquels il se fonde. Ici, ni Jenny, ni son père, ni Chapec, ni la logeuse de Sallenave, ne donnent leur vision des faits directement dans le texte ; le père Boislevent se substitue même au détective, ayant mis par écrit le récit de la vie de son gendre. La place de ces méta-récits reste béante et accuse encore l’absence de la parole du mort, rendant impossible le récit de déduction et de reconstitution des faits du détective. De plus, Demange se heurte finalement au problème insoluble du manque de criminel, ‘« qui est seul capable d’assurer la fonction de narrateur global et véridique428 »’ ; ce récit, qui constituerait un modèle virtuel pour celui du détective, fait défaut irrémédiablement.
L’absence de l’ensemble des méta-récits fait que l’enquêteur ne peut rien faire des informations lui parvenant (comme celle de l’homosexualité de Sallenave) qui restent excédentaires, au lieu que dans le roman classique l’une d’elles finit justement par constituer la clé de l’énigme. La paralysie qui affecte l’enquête est moins à mettre au compte de la résistance des témoins (par exemple de Chapec, qui refuse d’être narrateur) qu’à celle de l’enquêteur : il ne lit pas le second rapport du médecin légiste révélant le cancer de Sallenave, refuse des témoignages et n’interroge guère Fanny, qui se dit pourtant capable de ‘« répondre aux questions »’ (57)). Le lecteur doit supporter également la mauvaise volonté du narrateur, qui ne lui donne pas accès à ce qu’a écrit Boislevent sur son gendre, ou à ce que ce dernier a écrit - ‘« beaucoup de petites phrases » (’65) que Demange lit en une heure et qui lui permettent d’accéder à une certitude ‘: « Je pense que la vérité de l’histoire est dans les rapports du couple »’ (65). Comme l’auteur policier classique, Amette retient exprès des informations qui permettraient au lecteur, confronté à plus de carences narratives que Demange, de savoir, de pouvoir suivre le cheminement de l’enquêteur.
Enquête d’hiver, c’est un récit qui ne se reconstitue pas, Amette choisissant comme base de départ le genre narratif le plus confiant qui soit dans les pouvoirs du narrateur pour dire l’impossibilité de raconter. Demange s’enlise dans la réflexion jusqu’à l’épilogue : ‘« Ici, dans le sarcophage de cette loge, dans le simple travail des vers à bois qui creusent le fauteuil, Demange réfléchissait »’ (184). Au lieu que dans le roman classique, le détective relie les discours des témoins et opère les sutures nécessaires, reprisant l’histoire 1 point par point, par son discours final, l’enquêteur d’Amette laisse le silence envahir le texte policier dont les coutures craquent, laissant échapper une narration linéaire elliptique, comme hasardeuse. Le roman d’Amette répondrait ainsi aux voeux de Robbe-Grillet qui opposait aux structures closes du roman policier traditionnel, les « structures narratives lacunaires » :
‘ « c’est-à-dire que ce qui me frappe dans le réel, c’est le fait qu’il est sans cesse troué et, par conséquent, le sens fuit, si vous voulez, comme une bassine qui fuit, parce qu’elle est trouée, et les structures trouées, justement, qui m’intéressent, vont faire que le texte va se dissiper de plus en plus, va sans cesse diverger, va non plus du tout concentrer le sens mais au contraire, le disséminer 429 . » ’Le sens reste béant, le texte s’ouvre. Ainsi, à la structure herméneutique classique question/réponse, Amette oppose une structure question/réponse/question : la première réponse laisse un goût d’inachevé et relance des questions à l’infini pour Demange. Sa mort subite plonge les lecteurs dans un désarroi d’autant plus important qu’elle prend la place de la satisfaction promise par le contrat de lecture. Demange, « essoufflé » (183) comme le lecteur, cherche la paix qu’un dénouement classique procure. Sa fatigue, croissante, ‘(« il y avait une éternité que Demange avait sommeil » ’(168)), est due à cette impossibilité de clore par le nom du coupable, car comme l’écrivit Conrad à propos de ces romans traditionnels proposant une récompense ou une punition en guise de clôture forte :
‘ « Ces solutions sont légitimes dans la mesure où elles satisfont le désir de finalité, auquel notre coeur aspire avec un désir plus grand que le désir des pains et des poissons de cette terre. Peut-être le seul véritable désir de l’homme, qui vient à la lumière de ses heures de loisir, est-il de trouver le repos 430 . » ’Demange aspire pendant les deux premières parties à trouver une fin traditionnelle, il s’épuise d’abord à croire qu’il y a eu meurtre. C’est au début du récit un détective ordinaire, méthodique, maniaque, sentencieux (25, 38), avide de connaissance et rempli de certitudes : ‘« Je cherche à savoir » (27), « Comment le savez-vous ? - Parce que je suis un commissaire » (14), « c’est logique »’ (20). Il a donc besoin d’un meurtre comme d’un complément fonctionnel et existentiel, et comme de ce qui transforme les faits contingents en éléments signifiants, les signes en indices, afin de ne pas céder au sentiment de l’absurde qui va peu à peu s’emparer de lui. Le vocabulaire de la connaissance cède alors le pas à celui de la perception, de l’imagination, du sentiment. Finalement, l’épilogue semble réconcilier la quête et le repos, montrant l’ancien voyeur professionnel (Demange est très souvent devant des baies vitrées) conduit à observer le monde par un « oeil-de-boeuf » (184) : ‘« Il était à l’image de cet abandon, de ce repos, de cet égarement des heures, essayant de retrouver Dieu [...] »’ (184). La quête suit la punition au rebours du roman traditionnel évoqué par Conrad. Demange, cherchant Dieu, signification ultime, trouve peut-être la paix en mourant, mais le lecteur est confronté au paradoxe d’une mort qui ne scelle rien. L’auteur n’a manifestement utilisé le genre policier que pour en subvertir la structure et le sens, les indices entraînant l’enquête dans leur délitement. Comme chez Marsé, le roman s’ouvre et se ferme sur une mort mystérieuse.
Amette ne nous offre pas de criminel, et c’est à la fois le crime et le texte qui se dissolvent, révélant par là même leur profonde interrelation, et leur point d’ancrage : le détective ; toucher à ce personnage, c’est saper les bases de la construction policière. Juan Marsé va s’y prendre autrement : pour mettre en évidence la malhonnêteté foncière du narrateur policier, il ne remplit pas son contrat explicitement et sans aucune excuse, autant en ce qui touche à l’affaire du viol de Rosita ‘(« il se moquait de savoir qui il pouvait être »’ (43)) qu’au crime découvert à la fin. Clin d’oeil au récit fondateur, c’est l’enquêteur lui-même qui imagine l’existence d’une variante de la fenêtre, mais c’est pour éliminer dès le début, au contraire, la possibilité d’un meurtre, évacuer toute culpabilité : ‘« Il s’est jeté dans la cage d’escalier ; ou d’une terrasse, je ne sais pas »’ (54). Jusqu’à la fin, il cherchera à soutenir cette thèse : ‘« il a dû tomber de très haut »’ (121). Quand il se rend compte que cette version des faits n’est pas défendable ‘(« aucune chute, même de la terrasse la plus haute, ne pouvait avoir causé ce massacre consciencieux, cette affliction des chairs »’ (122)), qu’il est prouvé de visu (et non par l’autopsie censurée) que la victime n’est pas morte des suites d’une chute mais bien à cause de tortures manifestement abominables, le détective abandonne toute réflexion : ‘« ça n’a pas d’importance, se dit-il. L’identité réelle du mort et celle que lui donnait maintenant cette gamine par le simple fait d’être venue le voir, [...] le laissaient complètement indifférent »’ (122) - ou « sans réaction », « froid » (sin cuidado). La désaffection de l’inspecteur, déjà manifeste pour ce qui concernait le viol, rend patent que le lecteur dépend cruellement du bon vouloir de l’auteur pour connaître le dénouement de l’affaire. On a l’impression de ne faire qu’effleurer la vérité, et qu’il suffirait que le détective veuille bien remplir son contrat pour que nous puissions y accéder pleinement : cette négligence est scandaleuse en ce qu’elle semble un camouflet infligé au client qui a payé pour un service (savoir) ; elle rend pourtant la vérité de la démarche d’un narrateur cachottier qui tient tous les fils. Mais au dévoilement d’une vérité anecdotique, Marsé semble ici préférer l’aveu d’une ignorance historique partagée avec le lecteur, c’est-à-dire le constat d’un mystère bien réel, et conséquemment insoluble, à un puzzle construit de toutes pièces, puis déconstruit pour que le lecteur s’y perde.
Cependant, cet effet est également recherché par Marsé, et aux transgressions de plus en plus importantes qu’il engendre (il est de plus en plus difficile de perdre un lecteur rompu aux ruses du texte policier), l’auteur espagnol répond par la violation d’un principe majeur : à un dévoilement factice et sans grande portée, Marsé préfère une conversion, troquant un crime contre un autre, au mépris de la règle policière d’homotélie 431 ; on attend la solution d’un mystère (qui a violé Rosita ?), posé dès le début du texte, et on est soumis à la fin du texte à un autre mystère (qui a tué l’inconnu ? pourquoi ?). A la structure question/réponse, Marsé substitue la structure question (fausse, puisqu’elle se présente comme résolue ou sans intérêt) / question (fausse, parce qu’on sait que ce sont des policiers qui ont tué). La démarche de nos deux auteurs met donc en évidence la triple instance vouloir/ pouvoir/savoir qui est au coeur des relations entre tout auteur et son lecteur.
Marsé joue sur une convention du genre, en la faisant sortir de l’implicite : il est devenu clair que la vérité précède le récit policier, pelote d’informations dévidée par l’auteur jusqu’à l’isoler et la laisser voir ; Jean-Paul Colin affirme avec raison que le lecteur, bien qu’il sache que la vérité n’est pas l’enjeu du texte - puisqu’elle le précède -, a besoin de ‘« jouer à ignorer ce qu’il sait ignominieusement depuis les origines »’. Il ajoute, précisant ce qui manque à cette vérité :
‘ « Ce rouage est l’aveu naïf, parce que mal placé, trop précoce en quelque sorte, et dont seule l’absence rend le récit, donc le texte, possible 432 . » ’Or, ce que fait Marsé est révolutionnaire, puisqu’il se passe explicitement de cette tactique de séduction du lecteur, cette façon de le tenir en retenant la vérité, de le posséder étroitement, en décrétant dès le début l’énigme close. Et pourtant, il fait tout aussi explicitement appel au rouage dont parle Jean-Paul Colin, puisque le texte est tout entier tendu, non vers l’aveu - et pour cause, puisque le criminel est soi-disant trépassé -, mais vers la re-connaissance, qui prendra la valeur et la place de l’aveu comme clôture définitive de l’enquête. Marsé semble vouloir faire rendre gorge aux souhaits de terminaison du lecteur policier, à cette attente de l’aveu envers et contre tout : le lecteur voulait une constatation conclusive, elle lui était promise, eh bien il l’aura, envers et contre tout, y compris contre la vérité. Et le caractère clausulaire de cette reconnaissance usurpée, infâme, la rend définitive malgré l’injustice flagrante qu’elle constitue : en dépit de la non-reconnaissance affirmée à deux reprises, ces deux négations absolues ‘(« Ce n’est pas lui »’ (120), « non » (121)) qui auraient dû innocenter et blanchir totalement le violeur présumé ‘(« il était beaucoup plus vieux, et plus maigre »’ (121)), Rosita apporte ‘« cette dernière et involontaire contribution au mensonge : d’un seul regard, elle envoyait ce malheureux à l’anonymat sous une épaisse couche de chaux, sur le versant pierreux de Montjuich »’ (123) ; cette couche de chaux qui est la version définitive du drap dont l’inspecteur recouvre le corps qui parlait trop fort.
Enfin, Marsé opère un décalage très important, détruisant l’essence même du principe de narration policière : le récit de détection. On a vu ce qu’Amette en faisait, laissant ce mode de narration s’enferrer, moisir, dans l’impasse qui pour Uri Eisenzweig lui est consubstantielle. Marsé, lui, opte pour le récit romanesque dès le début, le roman étant pure linéarité, et la déduction réduite aux ‘« relents mentaux du métier »’ (102) et aux « réflexions » (122) intérieures qui font irruption à deux reprises, sans que le raisonnement ne se développe. Et pourtant, elle a une place, puisque c’est là qu’intervient la part agissante du lecteur : on peut dire qu’à un récit romanesque correspond une lecture déductive, Marsé supprimant ce pseudo-récit déductif frelaté et impossible et laissant la déduction s’exercer là où elle a totalement lieu d’être, dans la lecture, le lecteur ignorant à quoi le récit romanesque veut en venir.
Nos deux romans escamotent donc le récit du crime, sur lequel débouche normalement la double structure du récit policier, ici conservée ; l’absent ne devient pas présent. De cette manière ils échappent à l’auto-destruction de ce type fixe de romans, rarement relus, dont la fin annule le reste : comme un grand palimpseste qu’on gratterait, le dépouillant petit à petit de sa substance, pour découvrir sous elle un minuscule dessin, qui, déchiffré, aurait annulé sa surface et son véritable secret.
T. Todorov, « Typologie du roman policier », in Poétique de la prose. T. Todorov a élaboré la théorie des deux histoires : dans le roman policier, on trouve l’histoire 1 (le crime), racontée à rebours, et l’histoire 2 (l’enquête), narrée chronologiquement.
P. Brooks, « un Rapport illisible : Coeur des Ténèbres », in Poétique n° 44, Seuil, nov. 1980, p. 484.
T. Todorov, op. cit., p. 59.
souligné par nous.
souligné par nous.
souligné par nous.
souligné par nous.
J.P. Colin, « le Truand de papier et sa langue de bois », in le Roman policier et ses personnages, pp. 55-56.
U. Eisenzweig, le Récit impossible, p. 68.
U. Eisenzweig, « l’Instance du policier dans le romanesque », in Poétique n° 51, Questions de narratologie, Seuil, sept. 1982, p. 281.
Ibid., p. 283.
U. Eisenzweig, le Récit impossible, p. 108.
A. Robbe-Grillet, Entretien (avec U. Eisenzweig), in Littérature n° 49, pp. 16-17.
J. Conrad, Henry James, Notes on Life and Letters, London, Dent, 1924, pp. 18-19. Cité par P. Brooks, art. cit., p. 484.
M. Lits, le Roman policier, Liège, C.E.F.A.L., coll. « Paralittérature », 1993, p. 114. Cf. l’analyse de G. Tyras, « Suspense pour un agent double », in J. Alsina (éd.), Suspens/Suspense, Paris, Orphys, 1993, p. 175. G. Tyras montre comment le roman de Marsé échappe à la clôture fermée et à la circularité en utilisant, au lieu du schéma classique R1 (crime)+R2 (enquête)+R1, une autre formule, modifiant le dernier terme du schéma : « En inversant le sens de l’enquête, le récit débusque la perversion du monde. C’est bien parce que R2 n’introduit pas R1 mais R1 bis qu’il y a suspense. »
J.P. Colin, art. cit., p. 57.