2.2. Marsé : le double assassinat dans la rue Morgue

Dans la rue éponyme du roman espagnol, comme dans celle imaginée par Poe, il y a deux crimes. Jouant sur les mots du titre fondateur du genre policier, Marc Lits propose comme définition du genre : 

« le roman policier est le récit double d’un assassinat dans la rue Morgue  449

Boulevard du Guinardo semble redoubler la définition de Marc Lits, puisqu’il débouche sur le constat d’un assassinat, et que deux séries temporelles sont développées : l’une, rétrospective, tournée vers un crime vieux de deux ans, l’autre, prospective, oriente la lecture vers ce qui est découvert à l’issue du texte, un deuxième crime. Le texte entier marche vers la morgue où tout se dénouera. La téléologie de mise dans le roman policier est parfaitement respectée dans le roman de Marsé.

Qu’il s’agisse d’une pure coïncidence ou d’une volonté de la part de Marsé de faire un clin d’oeil au grand ancêtre, ce qui est avéré, c’est que notre auteur a trouvé dans la paralittérature une source de renouvellement extraordinaire pour la littérature, comme plusieurs de ses confrères dans les années 70. Il a utilisé le genre policier, genre des plus codifiés, à titre expérimental, pour créer un nouveau roman espagnol, en écho à ce qui se passait en France ; et sa démarche n’est pas sans évoquer celle d’un Michel Butor. Ce que dit Lucien Dällenbach de l’auteur de l’Emploi du Temps vaut pleinement pour celui de Boulevard du Guinardo :

‘« [...] dès lors qu’il entendait thématiser la littérature comme dépassement, le choix d’un genre statique et parfaitement codifié s’imposait dans la mesure où il ferait saillir avec une force d’autant plus grande l’essence subversive et inauguratrice de l’oeuvre artistique450. »’

Marsé s’inscrit ici dans la lignée de Juan Benet, qui a voulu se démarquer, comme les auteurs du Nouveau Roman, du roman réaliste dominant jusque là l’espace littéraire. Mais chez les Espagnols, cette réaction a valeur politique et historique, puisqu’en créant une nouvelle littérature, ils enterrent définitivement le passé après la mort de Franco ; pour ceux qui ont choisi la matière policière, il s’agit d’exploiter une certaine écriture du soupçon qui invalide le discours officiel du franquisme, ‘« en révélant une vérité probable, sans cesse escamotée par le pouvoir et contaminée par le doute451 ».’

Marsé n’utilise pas, comme le fait Amette, la succession pour tourner le dos à l’hypotexte, pas plus que l’intégration d’une référence intertextuelle explicite inattendue, et d’un autre registre, comme Hamlet. Mais il s’appuie également sur des habitudes de lecture policière, éveillées et stimulées par des personnages ou des situations stéréotypées (inspecteur, enfant-victime, criminel, témoin, morgue, commissariat) pour que l’écart qu’il opère devienne signifiant.

Marsé exploite ce qui permet le roman policier et le structure : les manoeuvres de retardement. Pour Charles Grivel, le suspense dans le roman en général est « une technique de persuasion accélérée », et cet aspect compte particulièrement au regard de la portée politique et historique que Marsé veut donner à son roman :

« Le texte romanesque, en occultant l’information qu’il avance, attache le lecteur au déchiffrement [...] Le drame est rendu vrai ; par conséquent, l’usager (« sous le coup ») croit avoir affaire - et tout soutient cette légende - à l’impénétrabilité du réel (imité dans le roman) 452 . » 

Marsé manipule cette attente du lecteur d’une manière manifeste : tout repose sur Rosita, qu’il faut d’abord retrouver, puis convaincre, puis contraindre à aller vers ce qui doit dénouer le récit, sa confrontation avec le cadavre ; la tactique de l’adolescente pour égarer et promener l’inspecteur, le détourner du but, est à l’image de ce que pratique l’auteur policier avec le lecteur. Ainsi, malgré le fait que le livre s’ouvre sur quelque chose d’apparemment achevé et qui ignore tout suspense (« on a arrêté son violeur » (17)), il va se glisser dans l’attente autour de laquelle Boulevard du Guinardo se construit, quelque chose de l’impatience d’un lecteur de policier, une impatience faite de vigilance aux détails, éventuels indices.

Manquant d’objet défini, puisqu’il ne s’agit plus ici de découvrir un criminel, la lecture est comme débordée face à l’interrogation que porte le texte : l’ouverture du roman porte à se poser des questions sur l’inspecteur, puis à partir de la page 17 sur le viol, puis au chapitre 2 sur la victime ; cette dispersion de l’interrogation suscite une lecture extrêmement circonspecte. Cette attention va s’exercer sur tous les détails du texte, qui se met ainsi à bénéficier d’une lecture active, d’une efficacité propre à la lecture policière ; Marsé peut alors compter sur ce processus qu’on attribue au roman policier : la co-élaboration d’un texte, le lecteur finissant en quelque sorte les phrases du romancier et leur donnant ici, en plus, tout un prolongement.

Car chemin faisant une quatrième interrogation se superpose aux autres, souterraine tout au long du texte, mise en évidence peu à peu par le cadre spatio-temporel : l’Espagne le 8 mai 45. La révélation de son importance se fait à la clôture, ce qui lui permet de bénéficier en force d’impact de la tension suscitée par les trois autres au cours du récit. En effet, le roman respecte l’unité de temps, et de multiples allusions à la situation sont faites, afin que le lecteur finisse par deviner la date du récit et son importance. Ces indications vont du constat d’une anomalie, d’une ambiance anormale (33, 50, 59, 62), à des éléments du décor comme les pochoirs (le rocher de Gibraltar, 58), à des remarques de Rosita ‘(« on voit qu’ils ont fêté quelque chose »’) jusqu’à des références plus claires à l’actualité (le journal du jour - Reddition totale et inconditionnelle de l’Allemagne -, le commissariat sens dessus dessous, avec les commentaires de l’ancien chef de l’inspecteur : ‘« certains veulent fêter ça ’» (43)), et même des comparaisons explicites : ‘« Le jour transpirait une flemme tout à fait anormale, comme s’il fêtait furtivement quelque chose »’ (33). Repères que refuse de voir l’inspecteur : au commissariat, il ne pense qu’à sa maladie, se demandant simplement ‘« quel jour on était, si la date était importante [...] mais la date du jour ne lui dit rien. Mardi, 8 mai »’ (38) ; dans le journal, il ne lit que le foot : ‘« c’est la seule chose qu’il vaille la peine de lire... »’ (60).

La page 60 intercale dans les pensées de l’inspecteur les titres qui défilent sous ses yeux et qui se réfèrent à la situation internationale, sans attirer l’attention de celui qui lit, absorbé en même temps dans la contemplation d’une vitrine. Image du lecteur qui laisse filer les indices sans les voir dans le texte, ébloui par ce qui brille et le retient à la surface ? On assiste également aux retombées de cet événement, l’effervescence du commissariat étant due aux multiples arrestations (34, 38, 44). Ces arrestations et le cheminement de l’inspecteur pour les besoins de sa mission dans un quartier où il sévissait précédemment réactivent en lui (parfois de façon délirante, 41) le souvenir de multiples scènes de perquisitions et d’interrogatoires (40, 60, 62, 80, 112), véritables signes prémonitoires. Rosita y insiste, évoquant à de multiples reprises les milieux indépendantistes - cibles de la persécution de la police politique -, les arrestations (96), les disparitions multiples (55) et les « suicides » étonnamment nombreux, désignés comme tels par une presse muselée par le pouvoir : le mort au centre de l’intrigue présentera une variante de cet abus, puisqu’on lui substituera son identité au profit d’une autre qui disculpe la police.

Tout finalement fait pressentir ce qui est arrivé à l’inconnu de la morgue, y compris les images récurrentes de mutilation (48, 65) et cette pièce de théâtre au sujet du martyre de Ste Eulalie, dont Rosita se prépare à jouer le rôle, image de la lutte des faibles contre les puissants. Les supplices subis par la Sainte évoquent si bien la cruauté des interrogatoires policiers que l’inspecteur a le réflexe de les comparer implicitement, jugeant « improbables » (100) les tortures infligées à la jeune fille, alors que le « massacre consciencieux » (122) dont a été victime le cadavre de la morgue finira tout de même par l'étonner par son caractère extrême...

Le paysage textuel est donc rempli de signes : les indices classiques semés dans le texte nous annoncent la vérité et nous la laissent présager. La nature de ces indices, qui agissent par imprégnation, rejoint et révèle celle des indices classiques du roman policier, malgré leur réputation de pièces de puzzle, d’éléments réalistes mathématiquement disposés pour faire réfléchir. Marc Lits le précise bien :

« Le roman policier est une pure fiction où la solution est moins d’ordre logique que rhétorique. La découvrir ne demandera donc pas des connaissances judiciaires, mais plutôt des compétences en analyse de texte pour mettre au jour une solution inscrite dans les lignes d’un récit de fiction 453 . »

Dans Boulevard du Guinardo, malgré leur rémanence et leur évidence, ces indices sont souvent gommés par les réflexes de lecture, qui orientent le lecteur vers la petite histoire, en lieu et place de la grande : restant axé sur les deux personnages et sur le crime qui a uni et scellé leurs vies, le lecteur fait comme l’inspecteur à la page 60 : il a une évidence sous les yeux, quelque chose de grave, mais il continue à voir ce qui l’intéresse, ‘« la seule chose qu’il vaille la peine de lire... »’. Or, en définitive, ce qui paraît (et qui est lu) comme secondaire va rejeter dans l’ombre de la Maison (où Rosita retourne à la fin du texte) ce qui était donné au début comme l’énigme principale, malgré le désintérêt significatif de l’inspecteur.

Marsé, tel un auteur policier classique, engage le lecteur sur de fausses pistes, en tirant justement profit des habitudes de lecture policière, puisque c’est notre façon de sélectionner les informations dans un certain sens dans le roman policier qui nous fait passer à côté de ce qui nous mènerait à la vérité. A l’origine de ce tri, le choix de la littérarité : le lecteur, s’il s’est engagé dans une lecture policière, déconnecte le texte de sa référence au réel pour n’y voir qu’un problème à résoudre. La fin contraint ce lecteur à un retour au réel, et ce changement de niveau référentiel crée la surprise du texte.

De plus, Marsé trouble la vision de ce que Jacques Dubois nomme « le carré herméneutique 454  », c’est-à-dire la distribution traditionnelle des rôles, et cette dérive prend une réelle signification à cause de l’intertexte. Ainsi, l’enquêteur, entrant en scène, a certes l’air désabusé et très las, mais cet état est tout à fait hammettien, à peine plus décadent, à cause de la maladie. Le lecteur va donc attendre sa prise en charge des événements et l’amorce de sa réflexion, et rester suspendu à son immobilisme et à son cheminement téléguidé par la victime, avec toute l’attention de celui qui attend dans un roman policier, pensant que « ça va venir » et qu’il s’agit d’une démarche visant à nous assoupir au milieu des indices : le lecteur avisé retient donc son attention. A la fin du chapitre 6 (le livre en compte 9), l’inspecteur, enfin aiguillonné, agit, découvre, juge, tranche. Mais plus dure sera la chute puisque finalement, il renonce à la sanction.

En outre, le rôle de la victime, traditionnellement confié aux femmes et aux enfants, ressorts émotionnels garantis, acquiert ici une réelle ambiguïté précisément à cause du cumul des identités : Rosita, femme-enfant, devient énigmatique - ce qu’une victime ne doit pas être - à cause de l’équivoque de ses attitudes, tour à tour enfantines et mûres, innocentes et perverses. Comme l’inspecteur, le lecteur va mettre un certain temps à la suspecter, à cause de l’hypotexte et de la compassion qui s’attache à ce rôle, et ce malgré tous les signes tangibles s’accumulant dans le texte pour désigner quelque chose de trouble en elle. Son ambiguïté affaiblit l’aura pathétique liée à son rôle de victime et risque de discréditer la fonction de témoin, qu’elle doit assumer également. Elle est aussi ce qui fait avancer le texte : victime vivante, elle agit - alors que la victime habituelle du roman policier est condamnée à l’inertie - et conduit même le texte, l’inspecteur et le lecteur étant soumis à son bon vouloir.

Enfin, ce qui est remanié d’une manière magistrale et minutieuse, c’est le pôle du criminel. Il n’est pas ici, a priori, difficile à trouver, mais à rejoindre. Le récit est le cheminement qui aboutit à lui, conformément au programme du roman policier classique. On peut donc dire que le criminel aspire à lui tout le texte puisque l’itinéraire qui structure le récit est motivé par lui : les personnages marchent vers ce cadavre (pour l’inspecteur) ou dans la direction contraire (pour Rosita, qui renâcle à aller le voir) ; il prend ici une dimension que lui refuse le roman policier classique, le confinant dans le mutisme et dans l’abstraction du raisonnement, puis le renvoyant dans le silence de l’après-texte dès après ses aveux parachutés, simple révérence à la longue démonstration du détective-héros. S’il est dans le roman de Marsé ‘« des plus langagièrement absents455 »’, réduit au silence de manière pour une fois tout à fait fondée - et pas par un abus narratif -, il fait parler le texte et les personnages, et, au-delà, devient extraordinairement parlant lors du dénouement, où il constitue par son être-même, et pour mort qu’il soit, la preuve éclatante de l’erreur policière ; il est un non-aveu, qui pour être non-formulé, n’en est pas moins parfaitement explicite, quand bien même on voudrait se boucher les yeux, tel notre enquêteur dont l’aveuglement volontaire se manifeste sur tous les points obscurs du texte (Rosita, l’histoire) : ‘« Je ne l’ai pas vu ce matin »’ (122).

Surtout, bouleversement total par rapport au roman policier type, le criminel n’en est pas un, il se présente comme une deuxième victime, en concurrence avec Rosita - qui entre-temps a basculé du statut de victime à celui de coupable -, mais les témoins de ce crime se tairont. La vérité finale sera donc double : d’un côté, la victime Rosita n’a pas trouvé son criminel-violeur, qui restera dans l’ombre ; le lecteur tombera dans l’ignorance, ayant perdu ses illusions de savoir. De l’autre, la victime anonyme se trouve pourvue simultanément de son identité de victime et de son criminel, qui est également renvoyé à l’anonymat, celui d’une puissance aveugle aux tentacules multiples (dont a fait partie l’inspecteur, tout aussi anonyme) : la police franquiste. Là encore, un responsable unique ne sera pas désigné ni même recherché. Cette victime transformée par le discours en criminel partage avec ce type de personnage le silence ; son corps mutilé répond parfaitement aux caractéristiques énoncées par Uri Eisenzweig :

« Figure narrativement parfaite mais textuellement négative, conteuse idéale mais impossible de son propre destin, la victime policière archétypale a la bouche à la fois ouverte et silencieuse, emblème du récit authentique à jamais absent, du moins à la première personne 456 . »

Chez Marsé, à l’inverse des romans classiques où le cadavre découvert au début constitue l’énigme, souvent par son état lui-même (mutilation, traces écrites), le mort placé à la fin du récit répond par la négative à la première énigme (du viol) et révèle par lui-même la cause et l’origine de sa propre mort : réduit au silence par la police, il parle cependant à Rosita, comme à l’inspecteur. Mais dans les toilettes, Rosita vomit ce qu’elle a vu et s’en lave les mains ; quant à l’inspecteur, il renferme ce secret en lui et l’emportera dans la tombe que lui promet le hors-texte.

Malgré tout, le pôle du témoin est représenté, et il ne subira pas la même manipulation, la même inversion du discours, que Rosita, puisque ce témoin aura le dernier mot - il aura même tous les mots du texte, puisque ce témoin est le texte lui-même, ou si l’on préfère, le narrateur. On sait qu’une des sources de renouvellement du genre policier, un des ressorts pour surprendre un lecteur blasé, y compris à l’époque classique, consiste justement à opérer des transgressions génériques sur le carré herméneutique, faisant par exemple de l’enquêteur le coupable, ou du narrateur le criminel (comme dans le Meurtre de Roger Ackroyd) ; ici, c’est le narrateur qui remplit la case du témoin du crime, crime dont il contenait la vérité depuis le début - il opère donc bien comme un auteur policier - et dont il nous assène la connaissance d’une manière cinglante, malgré les indices qui nous conduisaient à cette révélation. Le roman dit les mêmes mots que Rosita, mais nul ne peut les effacer, les abolir.

La confusion mise par Marsé dans le carré herméneutique classique est à l’image de celle qui résout et dénoue le texte - et lui permet de réaliser jusqu’au bout son programme (la reconnaissance), vilenie absolue -, par laquelle le criminel supposé dévoile une victime avérée. Autre altération majeure du carré herméneutique : le criminel occupe la place pourtant déjà pourvue de la victime, définitivement ; et la case du criminel, si l’on exige qu’elle soit scrupuleusement pourvue, va demeurer scandaleusement vide. Dans le genre classique, le sort du criminel n’est pas pris en compte par le détective ; tout le poids de ce dernier consiste à désigner le responsable, à l’identifier. Cette fonction est également celle du détective du roman noir, qui donne le plus souvent un nom, quand bien même il absout le criminel et renvoie à une culpabilité collective. La suite judiciaire n’est pas évoquée, ne pesant guère au regard de l’importance de cet acte assertif, de cette publication aux yeux du monde d’une culpabilité plus ou moins cernée. Or, ici, la désignation du coupable ‘(« une erreur de la Brigade, le zèle rageur ou la négligence d’un fonctionnaire »’ (122)) est tue et s’arrête aux bornes de l’intériorité ; elle n’est en aucun cas divulguée, renfermée qu’elle est dans le monologue intérieur du détective. L’anonymat n’est cependant pas l’absence, et ce que fait Marsé, c’est récuser la prétention réductrice du roman policier à désigner une identité fictionnelle pour combler une incertitude initiale ; ce qu’il pointe du doigt, lui, à travers cet anonymat du tueur, c’est la responsabilité politique, une culpabilité collective, non réductible à une identité, et qui trouble le lecteur et l’interroge. Whodunit ? Qui a tué ? on le sait, et on sait que le « qui » ne pourra se borner à un individu, comme on sait que le sens du mot « tué » est perturbé par le fait que ce soit la police qui ait tué : il ne peut s’agir d’un meurtre, mais d’une « erreur », et la victime ne peut prétendre être telle. Chez Marsé, le roman policier redevient, comme du temps des Mémoires de Vidocq, un roman de la police, mais ironiquement : il est apparemment du côté des grises, dont le crime restera impuni, mais le narrateur n’est pas le même, et la narration, loin de célébrer les hauts faits d’une police efficace comme le fait Vidocq, révèle les turpitudes d’une police qui préférerait qu’on jetât un voile sur ses agissements souterrains, tout en énonçant le discours officiel qui se trouve alors disqualifié.

Le récit policier, intertexte agissant du roman de Marsé, dit son inutilité une première fois en tant que finalité puisqu’il ne donne pas la clef de l’énigme posée initialement (whodunit ? qui a violé Rosita ?) ; il la redit - il l’avoue - une deuxième fois en tant que processus, marche vers l’aveu, vers la reconnaissance d’une vérité déjà acquise (et Boulevard du Guinardo tient tout entier dans ce cheminement), d’abord en dévoilant cette vérité dès le début, puis, surtout, à la clôture, en dénonçant l’inanité de cette reconnaissance en tant que discours porteur de vérité : on ne demande pas au témoin de témoigner, à la victime de désigner un coupable, on utilise seulement sa présence à des fins politiques, on abolit sa parole. Le discours est vain, au rebours de l’illusion qui assure au roman policier sa valeur de parole de vérité, au détective sa justification en tant que porte-parole de la justice. Vengeance du roman sur le policier, c’est le roman qui vient au secours de cette vérité et la restaure dans le texte. Les mots écrits rétablissent le contenu de la parole tue de Rosita, la vérité de l’homme tué qui s’inscrit dans l’histoire. La grande histoire fait retour sur la petite, remise à sa place, renvoyée à son quotidien, comme Rosita. S’il doit y avoir une parole de vérité, il faut qu’elle s’exerce sur l’histoire, où une recherche prend tout son sens, et pas à un pur jeu de dupes comme le propose le roman-problème, un jeu qui ne débouche sur rien, une vérité qui n’est que la solution déjà trouvée par quelqu’un d’une énigme purement intellectuelle. Au lecteur de comprendre qu’il doit changer de rôle et d’investissement...

Notes
449.

M. Lits, op. cit., p. 90.

450.

L. Dällenbach, art. cit., p. 296.

451.

J. Tena, Histoire de la littérature espagnole, op. cit., p. 630.

452.

Ch. Grivel, Production de l’intérêt romanesque, p. 268 et p. 258.

453.

M. Lits, op. cit., p. 84. P. 115, Marc Lits résume l’opinion d’Alain Demouzon, pour lequel l’auteur est « un concocteur d’énigmes, qui invente des structures cryptologiques construites sur le modèle de la métaphore filée » (souligné par nous).

454.

J. Dubois,  « un Carré herméneutique : la place du suspect » in le Roman policier et ses personnages, pp. 173-180. Cf. aussi, du même auteur, le Roman policier ou la modernité, chap. V, p. 91 sq.

455.

J.P. Colin, art. cit., p. 55.

456.

U. Eisenzweig, le récit impossible, p. 111.