Le voyage sur les marges du genre met, comme la parodie, ses procédés en évidence, tout en donnant un éclairage nouveau aux rapports auteur/lecteur qui se jouent dans toute communication romanesque. Enquête d’hiver et Boulevard du Guinardo nous ont permis de montrer deux utilisations différentes des traces policières parmi bien d’autres, l’une au niveau expérimental, l’autre dans l’optique de la fictionnalisation de l’histoire.
Amette et Marsé ont emprunté à un genre policé de quoi pervertir la lecture. Ces deux romans stimulent, l’un par sa surconformité initiale, l’autre par sa non-conformité manifeste, l’image du modèle, en tant qu’archétype de la littérature d’accès à la connaissance, point extrême de la prétention à dire la vérité et donner du sens par un récit qui remonte méticuleusement et scientifiquement à l’origine. La structure du roman policier est dès lors indispensable, comme le constate Yves Reuter :
‘ « Cela expliquerait la prolifération d’oeuvres littéraires inscrivant une trame policière en leur sein. Le roman policier serait d’autant plus intéressant qu’il permet d’interroger la lecture elle-même, mise en abyme dans la fiction policière sur le mode obligé de la (re)construction du sens à partir d’indices disséminés. La perte de sens postulée par certains écrivains s’avère d’autant mieux marquée qu’elle se produit dans un modèle générique exacerbant la quête de sens 539 . » ’Dès lors, dans le renversement même de ce modèle se trouve l’idée que se font nos auteurs de la littérature ; comme Robbe-Grillet, ils privilégient ainsi « la dissémination du sens 540 », et par là même, leur oeuvre se pérennise : le lecteur peut avoir envie de relire Boulevard du Guinardo pour comprendre comment il a divergé et a pu se laisser surprendre, quels sont les indices qui lui ont échappé grâce à la stratégie auctoriale, et ce faisant, il accédera sans doute au sens métaphorique, à la parabole du texte ; cette relecture peut se faire également de mémoire, à partir du choc de la fin, qui laisse le lecteur rêveur et lui délègue le soin d’y voir clair en prenant la place de l’inspecteur récalcitrant.
Mais c’est surtout Amette, qui, dans son roman, établit une stratégie tellement destructrice par la confrontation entre le générique et l’innommable, qu’il interdit à son lecteur toute lecture « pragmatique » ou « quasi-pragmatique », tout simplement parce que son texte ne se laisse pas comprendre. Le lecteur doit reprendre le texte en se laissant cette fois guider par lui pour retrouver sa propre construction textuelle (puisque la construction induite par le lecteur a échoué), c’est-à-dire passer d’une « lecture centrifuge » à une « lecture centripète » d’après les termes de Karlheinz Stierle, et revenir à l’aspect fictionnel du texte.
Amette, finalement, pose la question de la frontière lisible/illisible, référentiel/non-référentiel. Si on adopte le point de vue de Roland Barthes, on peut dire qu’Enquête d’hiver éclaire alors en un seul roman l’opposition littérature/écriture : l’itinéraire programmé fait passer le texte du lisible à l’illisible, de la littérature à l’écriture, et la frontière entre les deux est ici une frontière du récit, à géographie variable. Il est en effet difficile de préciser à quel moment on passe de l’un à l’autre, dans le courant de la deuxième partie. En effet, la frontière sera déterminée par le lecteur lui-même, par le temps qu’il va mettre à céder au texte, à renoncer à ses stratégies et à ses grilles toutes faites. Imaginant d’abord avoir affaire à un polar pessimiste et sans illusion comme on en voit beaucoup (avec l’identification classique entre le détective et la victime), il est ensuite déconcerté par le fait qu’aucun chapitre ne semble se clore sur une avancée, sur une réponse partielle, que l’on stagne, alors même que la partie droite du livre entre nos mains s’amenuise de plus en plus et qu’on approche de la fin541.
Le début d’Enquête d’hiver semble cependant appeler et encourager une lecture quasi-pragmatique, notamment par la collection de stéréotypes, mais cette approche est peu à peu infirmée ; dès lors, le lecteur ne peut rester dans l’illusion et linéariser le texte en comblant ses trous. Cette stratégie, qui va du « pragmatique » au « réflexif », s’appuie sur les atouts de la lecture quasi-pragmatique pour permettre d’accéder à une lecture plus ardue car moins immédiate, ce qui répond en quelque sorte aux souhaits exigeants de Karlheinz Stierle542.
Ces atouts sont nombreux : ils vont du processus identificatoire qui attache le lecteur à la fiction, à la suspension du jugement et au faire-semblant, en passant par toute la gamme de sentiments suscités chez le récepteur, l’émotion, l’attente, sans oublier les ressources du stéréotype et le plaisir de la maîtrise (cf. 1ère partie, 5.1). Guy Scarpetta souligne les aspects positifs d’une telle lecture, autre voie pour la sublimation, et tout aussi structurante à sa manière. Et même Michel Picard insiste - avec raison - sur le rôle du playing et sur le fait qu’on ne joue (lit) pas sans « enjeu inconscient 543».
Cet aspect lisible et attractif de l’écriture policière est fondamental pour Marsé, qui utilise le genre pour répondre à la manipulation historique, à un discours perfide visant à imposer une version mensongère et réductrice de l’histoire. Si le personnage de l’inspecteur se désintéresse de la « petite histoire » (le viol de Rosita, créature fictive), c’est pour désigner au lecteur le contenu référentiel historique, le dé-masquer et le sortir de l’oubli. La longue et méandreuse marche vers le mort figure le difficile accès à la conscience historique pour l’Espagne post-franquiste. En même temps, pervertir la construction policière comme le fait Marsé est révélateur : il n’y a pas d’énigme posée, parce que le discours idéologique impose des réponses toutes faites et interdit la contestation contenue dans l’interrogation. Dans ce discours, les victimes deviennent des criminels, les valeurs sont inversées ; le texte dit le contraire : il n’y a plus de criminel identifiable, il n’y a plus que des victimes anonymes...
D’une manière exemplaire, Marsé parvient à faire de la structure du roman policier, telle qu’elle est et telle qu’il la pervertit, la traduction narrative d’un discours idéologique et de la représentation historique ; dans la lignée de Juan Benet, il démontre ici le profit que l’on peut tirer du traitement fictionnel de l’histoire, notamment ici grâce aux armes narratives offertes par le genre policier. Pour les auteurs espagnols postmodernes, la littérature peut se dire engagée si elle est ‘« un contre-discours inscrit en faux contre le discours idéologique’ 544 ».
Ainsi, la stratégie des deux romanciers est distincte ; là où Amette met le lecteur en situation inconfortable, lui imposant son étrangeté par la multiplication des trous qui déchirent le scénario prévisionnel et les critères de lisibilité, Marsé crée des pièges par un trop-plein d’informations, par l’intrication de fils narratifs, s’appuyant sur une dialectique mensonge (ou leurre)/vérité.
A travers toutes nos remarques, il est aisé de voir ce que des auteurs comme Amette et Marsé, et bien d’autres, ont trouvé dans le genre policier. Se l’appropriant et le mettant au service de leur visée propre, ils ont pu créer une écriture personnelle, qui échappe aux qualifications. En même temps, recourir de près ou de loin au ‘« roman du lecteur’ », c’est s’assurer d’un type de lecture fait de vigilance au texte même, puisqu’on sait que la plupart des indices sont purement textuels - et intertextuels - et qu’ils font partie d’une stratégie du piège, dont le lecteur prendra conscience en même temps qu’il percevra la présence du narrateur. Enquête d’hiver et Boulevard du Guinardo utilisent les indices policiers de deux façons : comme instruments de manipulation et comme indices de lecture, sorte d’outils pédagogiques pour faire comprendre au lecteur comment il faut les lire.
De plus, certaines caractéristiques du genre policier en font l’instrument rêvé pour les écrivains novateurs : genre où l’aire du jeu est clairement établie, il se prête admirablement à un travail surl’illusion référentielle ; livre qui célèbre la logique, où la raison triomphe, il offre l’occasion d’une entreprise de déconstruction. Genre très marqué, et appartenant à la paralittérature, il est utilisé, fusionné avec d’autres, dans le cadre de la contestation et de l’effacement contemporains de la notion de genre ; genre maîtrisé, il pose le problème de la création, de la part de non-voulu qui s'insinue malgré tout dans toute oeuvre, aussi construite soit-elle.
Y. Reuter, « Pour conclure... », in le Roman policier et ses personnages, p. 220.
A. Robbe-Grillet, Entretien, in Littérature n° 49, p. 17.
C’est-à-dire que « la gifle de l’accoucheur », selon l’image de Michel Picard, in la Lecture comme jeu, p. 229, ne vient pas : « Le Je romanesque est évanescent, composé pauvre et instable toujours sur le point de se dissoudre, dont le meilleur catalyseur est encore la confiance justifiée par l’épaisseur des pages restant à lire et que tient le liseur. La tradition et la nécessité diégétique exigent alors qu’une épreuve bien sentie, sorte de gifle d’accoucheur, fasse mesurer tout le chemin qu’il reste à parcourir avant d’arriver, éventuellement, à la plénitude du Je adulte. »
K. Stierle, « Réception et Fiction », in Poétique n° 39, « Théorie de la réception en Allemagne », sept. 1979, p. 302. « Une culture du livre digne de ce nom ne saurait avoir lieu que si, à partir de ce qui s’ouvre dans la réception quasi-pragmatique, elle débouche sur des formes supérieures de la réception appropriées au statut spécifique de la fiction ». K. Stierle dit aussi, p. 305 : « Si l’appréhension de la fiction suppose la dissolution quasi-pragmatique de la fiction en illusion, ce n’est que pour que se mette en place la base nécessaire à la constitution de la fiction elle-même ».
M. Picard, op. cit., p. 95.
Ph. Mesnard, cité par G. Tyras, « Avant-propos », in Postmodernité et écriture narrative dans l’Espagne contemporaine, p. 12.