3ème partie
Ce que dit la marge
du roman

Il nous reste à chercher tout ce que ces romans à trace ou parodiques révèlent du genre policier et de la littérature tout entière, comme processus de création et comme construction. Nous nous inscrivons dans la perspective ouverte par Jacques Dubois, en 1992 :

« Les démarquages auxquels ont procédé - et procèdent - tant de contemporains se rejoignent, tous ou presque, dans un projet commun. Certes, ils sont de degré et de tonalité variables. Certes, ils vont de l’aimable parodie à la transposition métaphysique, de la reprise serrée à l’évocation plus lâche ou plus allusive. Mais tous se rencontrent dans semblable intention ironique de détourner un modèle de sa norme 545 . »

Parodie ou traces, finalement, nous constatons une permanence du genre, sous des formes variées, permanence qui procède d’un démembrement, construction découlant d’une déconstruction : la parodie est la mise en évidence des pièces du moteur policier, et les romans « à traces » sont la mise en oeuvre de certaines de ces pièces, thématiques et fonctionnelles, dans des romans sans étiquette. Pouvant se prévaloir de posséder la ‘« santé que représente un schéma546 »’ (Brecht), le roman policier attire les créateurs, que ce soit pour emprunter sa structure, en en modifiant plus ou moins les composantes classiques, en les adaptant à d’autres finalités547, ou au contraire pour l’attaquer en tant que quintessence de la construction romanesque, en bouleversant les canons de la narrativité.

Ses vertus communicationnelles sont encore exploitées actuellement, à travers une nouvelle tendance, proche de Jean Ricardou et du Nouveau Roman, représentée par des romanciers comme Benoît Peeters ou Jean Lahougue, et pour laquelle le secret réside entièrement dans la structure extrêmement précise de l’oeuvre. En conclusion à un ouvrage collectif sur le genre, Yves Reuter soulignait l’extraordinaire fécondité de cette catégorie romanesque, conscient que pour les romans d’avant-garde, comme ceux du Nouveau Roman, cette structure a constitué une garantie de lecture, une bouée de sauvetage dans la remise en question du récit classique :

« Incarnation du narratif, il était en quelque sorte contraint de « travailler » les différentes composantes de la narrativité : par exemple, en variant les scénarios et leurs possibilités de résolution. Il est devenu un des genres les plus diversifiés en demeurant un réservoir de trames suffisamment « solides » et repérables pour que le travail de subversion d’écrivains « en recherche » puisse s’y appuyer et s’y lire 548 . »

A travers les derniers avatars du genre, des questions tout à fait actuelles et pertinentes sont posées, sur ce qu’est la littérature, sur la question du genre, sur le langage littéraire, et sur ce qu’il désigne. On pourrait imaginer que la parodie, en tant que jeu intertextuel, illustre la tendance actuelle à la littérarité, à une littérature close sur elle-même, tandis que les romans « à traces », au contraire, chercheraient à sortir le genre des stéréotypes pour l’actualiser et le revivifier en l’ouvrant au monde. Mais nous verrons que là encore, les frontières se brouillent : l’oeuvre de Montalbán vient rappeler que la littérarité affichée n’exclut surtout pas la référence. Le roman policier, potentiellement, contient les ingrédients nécessaires pour se poser comme texte et comme vision du monde. Mais grâce à l’apport critique de Jean-Claude Vareille, il est devenu évident que la forme policière tombe spontanément de la plume de beaucoup d’écrivains, parce qu’elle traduit leur combat contre la page vide, leur quête d’un récit.

Notes
545.

J. Dubois, le Roman policier ou la modernité, p. 56.

546.

B. Brecht, cité par F. Evrard, op. cit., p. 10.

547.

Ce qui est évidemment le cas le plus fréquent, dans la grande vague de retour au roman d’enquête à laquelle on assiste actuellement : citons, côté français, Serge Brussolo, Hervé Jaouen, Michel Quint, Fred Vargas, ou leurs aînés Pierre Magnan et Pierre Siniac. Les modifications variées qu’ils apportent, si elles ne remettent pas trop en cause la taxinomie générale (on trouve généralement leurs oeuvres dans le rayon policier) contribuent déjà à rendre problématiques les frontières du genre.

548.

Y. Reuter, « Pour conclure... », in le Roman policier et ses personnages, p. 221.