1.1. La mort aux deux extrémités

Nous avons examiné les altérations parodiques du début et de la fin policières chez Montalbán et Belletto (cf. 1ère partie, 1.1 et 2.4). Il s’agira ici d’approfondir ces observations, en montrant ce que la structure début/fin offre au romancier qui emprunte la forme policière, en tant que telle et par les distorsions significatives qu’on peut lui faire subir, dans sa disposition circulaire ou dans sa signification accomplie. Il convient donc en premier lieu de chercher à cerner d’où vient ce mode de composition pour lequel la mort sert d’amorce et de borne tout à la fois, et ce qu’il révèle de l’écriture de tout roman.

Il est clair tout d’abord que le roman policier classique présente la structure idéale pour une construction romanesque. Partons d’abord du constat de Jean-Paul Sartre soulignant l’intérêt de l’écriture par rapport à la vie réelle :

« Quand on vit, il n’arrive rien [...] Il n’y a jamais de commencements 549 . »

Dans notre existence en effet, nous n’avons pas plus conscience du début que de la fin, et, dans les deux cas, ces événements sont perçus comme contingents et immotivés. L’écrivain, dans un roman, va donc s’efforcer, à partir d’un découpage dans le réel, d’instaurer un début et une fin, de délimiter une tranche de vie, ou, s’il s’agit d’une vie entière, d’en motiver les extrémités : ce sera tout le travail de l’écriture, des mises en abyme et autres signes prémonitoires. Pour Iouri Lotman, cette « délimitation » est la ‘« propriété essentielle du langage artistique »’ , qui reproduit dans une unité textuelle close ce qui n’a pas de limite‘, « en modélisant un objet illimité (la réalité) par le moyen d’un texte fini550 »’. Le problème qui se pose alors au créateur sera de masquer l’arbitraire qui fonde sa démarche, en particulier aux endroits stratégiques (car correspondant à l’arbitraire maximum) que sont le moment du commencement et celui de la fin.

Or, la structure policière offre une légitimation parfaite à cette nécessité de découpage, puisque son début et sa terminaison se répondent et se nécessitent mutuellement, à l’instar de la structure mythique, où le désordre initial amène au triomphe final de l’ordre551. Même si l’on considère comme Paul Ricoeur que tout récit est celui d’une quête552, ou que tout texte est herméneutique, pose un problème, une interrogation, et en cherche la résolution ou le dernier mot, aucune question ne saurait être plus précise, plus fondée et plus brûlante que celle que pose la découverte d’un cadavre. Cette question nécessite une réponse qui, l’ayant close, terminera le texte simultanément et naturellement. Jacques Dubois insiste justement sur ce confort unique qu’offre la structure policière aux romanciers, réponse à leurs angoisses de commencement et de terminaison, ce qui pourrait expliquer pour partie l’emprunt de cette forme par des auteurs autres que policiers :

« Le policier se donne donc un encadrement hautement fonctionnel, dont les séquences initiale et terminale dénient l’arbitraire : tout roman pourrait le lui envier. Son modèle lui impose début et terminaison ne varietur, avec toutes les apparences d’une stricte nécessité, d’une parfaite logique. L’enquête débute juste après le crime et se clôt à l’arrestation du coupable. Entre deux, on assiste à une montée linéaire et progressive, n’était que l’action se fourvoie à plaisir dans quelques impasses. Rarement la structure romanesque s’est vue motivée à ce point 553 . »

Tous les égarements de l’enquête autorisent et justifient avec largesse les détours du récit, où s’exerce toute la liberté d’expression et de création de l’écrivain ; ces digressions, loin de courir le risque d’être ressenties comme une perte de temps comme parfois dans le roman sans étiquette, s’inscrivent dans la stratégie du suspens et sont perçues comme ce qui prolonge le plaisir de l’attente avant la révélation. D’où la patience du lecteur d’Amette ou de Marsé. Une description, dans un roman policier, peut même être un moyen privilégié d’instaurer l’angoisse, le suspense. Précisément encadrées, ces divagations du texte, qui resteront pour une grande part sa spécificité - et ce qu’on en retiendra peut-être -, semblent recevoir elles aussi par irradiation du cadre une pleine justification.

De surcroît, ce cadre, en tant que structure question/réponse, permet d’instaurer une circularité qui contente à la fois l’auteur dans son désir d’élaborer un objet  fini  - en même temps qu’un récit ayant rempli un programme clairement énoncé - et le lecteur, dans son désir de complétude et de redondance. En effet, classiquement, au mort/problème correspond idéalement le mort/solution, c’est-à-dire le coupable que le récit se borne à identifier mais dont l’élimination est sous-entendue, au moins dans le roman-problème, qui prend ainsi pour Jacques Dubois des allures de rituel.

A elle seule, l’ouverture policière instaure une certaine sécurité dans l’acte créatif. A l’initiale du texte, le cadavre, en tant qu’événement absolu (mort et désordre) permet une entrée dans le récit in medias res totalement vraisemblable, à l’image des faits divers des journaux ou même de tout article d’actualité, qui choisit de raconter un événement, donc d’extraire du réel une unité extraordinaire. La structure policière favorise également le processus d’« embarquement » du lecteur ; son amorce traditionnelle, comparable au « Il était une fois » du conte de fées, semble une ‘« invitation à entrer dans l’univers fictionnel’ 554  » : le lecteur, par le sésame que représente la formule inaugurale fixe (un meurtre), accepte implicitement de suspendre son jugement de vérité et de rompre avec l’usage habituel du langage et ses applications, par ce que Gérard Genette appelle un ‘« contrat paradoxal d’irresponsabilité réciproque555 ».’ La tradition bien ancrée du genre fait de chaque début une sorte de rituel attendu et prometteur où se noue la complicité entre auteur et lecteur d’une façon aisée, et ce premier consentement garantit la perpétuation du « consensus fictionnel 556 » tout au long du roman, une fois pour toutes.

Chez les auteurs parodiques ou novateurs, cette complicité se manifeste parfois par la jubilation, l’auteur se plaisant et s’appliquant à trouver la mise en scène du crime la plus cocasse ou la plus inattendue, et jouissant de savoir que du moment où il aura décrit le cadavre, le lecteur lui sera acquis ; ces auteurs se délectent de descriptions détaillées du mort, ou de mises en scène grotesques, carnavalesques, comme le cadavre mis en conserve dans du marc de verjus, dans l’Air d’un crime, de Juan Benet. On trouve une semblable jubilation chez Montalbán, d’une façon évidente - multipliée dans les Thermes, puisqu’il s’agit là de mettre en scène plusieurs morts consécutives. Et il y a aussi, chez le lecteur, un plaisir de l’incipit reconnu, ce qui explique en partie la compulsion de répétition du lecteur de romans policiers - au moins autant que l’attente de la fin -, et même le désir de lire tous les livres du même auteur. En effet, ce dernier module légèrement ou de façon plus notable l’amorce traditionnelle, mais en instaurant des constantes dans les ouvertures de l’ensemble de son oeuvre, comme une note inaugurale reconnaissable entre toutes, et en même temps unique à chaque fois, puisque le motif inaugural du crime oblige chaque auteur à imaginer toujours autre chose557.

Les premières lignes du roman policier offrent donc un confort enviable au romancier ; en effet, elles portent en elles la forme même et la cohérence de l’oeuvre : on a pu ainsi, lors de la période faste du genre, demander à plusieurs auteurs de poursuivre un roman à partir d’un premier chapitre identique pour tous. Les solutions trouvées étaient différentes, sans que rien ne vînt menacer, dans aucune version, la téléologie fondamentale commandée par le début, ‘« la situation paradoxale dont tout le reste sortira’ 558  ». Le lecteur aussi bénéficie de cette amorce créative, il écrit sa propre histoire à mesure qu’il est confronté à celle de l’auteur. Les vertus créatrices du début sont d’ailleurs, quoi qu’on en dise, indéniables même chez l’auteur, puisque certains d’entre eux, comme Simenon, ont affirmé ne pas avoir la moindre idée de la fin en commençant leur roman559.

Cependant, dans la perspective de Poe, et pour beaucoup d’auteurs classiques, le début contient déjà la fin ; Iouri Lotman insiste sur la ‘« fonction modélisante déterminante’ » du commencement du texte, arguant du fait qu’‘« expliquer un phénomène, - cela veut dire indiquer son origine560 »,’ démarche influencée par le modèle scientifique. Or, dans le texte policier, le mort initial est à la fois l’origine du raisonnement qui constitue le développement, et l’aboutissement chronologique de la reconstruction opérée par ce raisonnement en phase terminale : tout part du cadavre, et tout aboutit à lui. Le début est donc encore plus déterminant dans le cadre du roman policier.

Cette organisation structurelle extrême, typique du roman-problème anglais, fait du début d’un récit le lieu de la plus grande domination auctoriale sur le lecteur. Ce dernier sent que tout est prévu et agencé, qu’il n’y aura qu’une solution, que tout est écrit dès le début. Il peut donc se sentir enfermé dans une histoire qui n’est qu’un  « raisonnement pétrifié » où la science limite les excès de l’inspiration - et donc dans une certaine mesure l’imagination du lecteur :

« L’histoire, telle qu’elle existe dans la pensée de l’auteur, c’est l’histoire à l’endroit ; et telle qu’elle va être présentée aux yeux du lecteur, c’est l’histoire à l’envers 561 . »

Le lecteur ne peut entretenir l’illusion de cheminer aux côtés du narrateur ; il se sait postérieur aux faits, arrivé irrémédiablement trop tard, comme le détective devant le cadavre. L’auteur pose sa domination, et sa situation de force peut lui permettre de tendre au lecteur tous les pièges dont nous avons parlé. Belletto en profite pour imposer dès la première ligne son héros suicidaire. La manipulation textuelle si prisée par les auteurs modernes trouve ici l’occasion rêvée de s’exercer - en toute impunité, puisqu’en signant le pacte le lecteur s’est privé du droit de contestation.

Mais il y a plus : choisir la mort pour débuter, c’est manifestement commencer par la fin, ce qui est de toute façon la nature de tout récit, comme le sent le narrateur de la Nausée :

‘« Mais quand on raconte la vie, tout change [...] On a l’air de débuter par le commencement [...] Et en réalité c’est par la fin qu’on a commencé.[...] Mais la fin est là, qui transforme tout [...] Et le récit se poursuit à l’envers : les instants ont cessé de s’empiler au petit bonheur les uns les autres, ils sont happés par la fin de l’histoire qui les attire et chacun d’eux attire à son tour l’instant qui le précède562. »’

Une fois encore, il est clair que le roman policier tend à révéler ce qu’est le roman en général, puisqu’il s’affiche comme récit à rebours, narration à partir de l’événement, à l’image des premiers récits de chasse. Toute l’enquête est un effort de reconstitution de ce qui a paru à l’initiale du texte comme fait accompli, clos sur son mystère.

En outre, on s’est étonné bien souvent du choix thématique de la mort, motif évident de terminaison, comme événement introductif dans le roman policier. Il nous semble impossible d’en rester à trouver simplement saugrenu ce qui a été posé par tous les théoriciens du genre comme constitutif du roman policier, genre quantitativement important et dont on a vu qu’il a été soumis à plus de contraintes génériques qu’un autre : Van Dine exigeait dans ses règles la présence d’un cadavre, sans laquelle, prétendait-il, le lecteur serait volé et la lecture superflue. Le cadavre initial ne doit donc rien au hasard ; l’anti-roman place à l’amorce de texte ce qui termine classiquement le roman.

Ernst Bloch nous met sur la voie d’une première explication, en plaçant le récit policier parmi l’immense ensemble des oeuvres littéraires au pré-texte obscur, d’Oedipe-Roi à Tom Jones. En tant que littérature populaire, le roman policier a simplement le mérite de poser les choses plus clairement, d’une manière théoriquement et pratiquement figée (il faut un cadavre à l’initiale), mais il rejoint quantité de livres depuis l’antiquité, aux composantes oedipiennes ou marquées par le mythe de la Chute, qui font peser sur le récit le poids d’un crime ou d’un forfait antérieur, idée qui fonde également bien des courants psychanalytiques563 et philosophiques :

« Mais ce qui est vrai dans toutes les métaphysiques oedipiennes, au-delà de leurs mythologèmes, c’est que, même si elles ne reflètent pas quelque crime produit par l’imagination, elles reflètent pourtant un point sombre, un incognito du commencement. De ce point de vue toute recherche de causes reste apparentée à la forme oedipienne qui ne se contente d’ailleurs pas de traiter d’une simple inconnue de nature logique, mais aussi de quelque chose de suspect qui inquiète, qui peut même s’ignorer soi-même. 564  »

Là encore, par la nature pseudo-scientifique, théorisée et sûre de son raisonnement, le héros policier laisse transparaître plus clairement que les autres le besoin fondamental de régler le problème et de se débarrasser du poids du crime ; c’est d’ailleurs pourquoi le sort du criminel est finalement si peu évoqué. Aussi le roman policier manifeste-t-il explicitement l’exigence de rétablissement de l’ordre plus encore que de celui de la vérité, dont la fatale incomplétude est masquée par l’euphorie du retour à l’harmonie antérieure à la Chute. On sort ainsi du Chaos originel, de ces ténèbres qui sont l’héritage de l’humanité, grâce à l’intuition - l’illumination - du détective.

Ce que le roman policier doit à toutes sortes de progrès, c’est évident, puisque ce genre émerge pour l’essentiel dans le dernier tiers du XIXe siècle (le Double assassinat...date de 1841), alors que la science (objet de fascination pour les premiers auteurs policiers) était en plein essor, et permettait les espoirs les plus fous, notamment celui de commencer une ère nouvelle, en tirant un trait sur ce passé qui emprisonnait l’humanité. Il faut aussi penser, en même temps, à tout ce que cette période d’intenses transformations sécrète d’angoisses nouvelles pour comprendre l’effort que constitue le roman policier, refuge de la positivité.

Effort désespéré dont on mesure l’aspect tragique lorsqu’on prend conscience du grotesque puéril et poignant qui réside dans la façon dont le détective classique parachute la solution miraculeuse. Il importe ici de constituer une lecture positive dans les deux sens du terme. Ne concède-t-on pas au genre d’être une lecture reposante, et est-ce un pur hasard s’il est souvent lu - et jusqu’au bout - avant le sommeil, comme pour le rendre plus aisé, et chez ceux-là même dont les doutes et les interrogations pourraient ronger les nuits : les intellectuels565 ? Hormis la réponse à un désordre antérieur et extérieur, le roman policier apporte au lecteur le moyen de sortir de ses propres abîmes intérieurs, en se concentrant, l’espace d’une lecture, sur un questionnement extérieur - ce qui explique que le roman policier classique ne favorise pas, volontairement, l’identification - et en se plaisant à voir ce problème résolu en quelques pages - puisqu’il n’est pas licite d’écrire un roman à énigme long.

D’autant plus qu’en fait, commencer par la mort, c’est l’affronter, en inversant le cours des choses, le déroulement inexorable du temps et de la chronologie. En ouvrant un roman policier, le lecteur sait qu’il va être invité à remonter le temps, activité des plus réjouissantes, à rétablir ce qui a été oblitéré (et qu’est-ce que la figure du mort si ce n’est l’image la plus forte de ce qui ne reviendra plus ?), à faire resurgir le disparu. Le roman policier fait donc à l’évidence partie de ces ‘« fictions de la fin’  » dont Paul Ricoeur dit qu’elles ‘« ont à faire avec la mort sur le mode de la consolation566 »’. Dans de nombreuses enquêtes, on a le sentiment, par le fait d’une curieuse ellipse, qu’en triomphant du criminel, le détective a vaincu la mort. Elles se soumettent en cela aux préceptes religieux et mythiques, qui veulent encourager la marche vers l’avant et la lutte contre ce qui pour Freud est la plus primitive des pulsions : la pulsion de mort567

Pour cela, l’auteur s’applique dès le départ à ce que le cadavre ne soit pas mortifiant : les règles originelles prescrivent que la victime ne soit pas spécialement sympathique, afin de ne pas susciter la moindre identification. Il convient pour cela de jouer habilement du point de vue, pour que l’absent reste bien absent et que le lecteur ne s’intéresse qu’aux vivants. De cette façon, le sentiment de culpabilité est soigneusement évité, qui pour Freud est justement responsable de la peur face à la mort personnelle, primitivement inconnue de l’inconscient, comme tout ce qui est négatif, alors même que cet inconscient souhaite la mort d’autrui568.

Ainsi le deuil est-il posé comme accompli, car le détachement du lecteur vis-à-vis du mort, partant le rabaissement ou la minimisation de la tache originelle, est une des conditions de la consolation que le roman procure. D’où les exhortations d’une Marjorie Nicholson dans les années 30, réclamant toujours plus d’objectivité, contre l’irruption de l’émotion569. Dans le contexte de progrès scientifique, la mort, Philippe Ariès le souligne, ne pouvait que constituer, au fil du temps, un « scandale ». Le roman policier constitue la réponse romanesque à ce

« malaise provoqué par la persistance de la mort dans un monde qui élimine le mal : le mal moral, l’enfer et le péché au XIXe siècle 570 , le mal physique, la souffrance et la maladie, au XXe (ou XXIe) siècle. La mort devrait suivre le mal auquel elle avait toujours été liée dans les croyances, et disparaître à son tour : or elle persiste, et même ne recule plus 571 . »

Ceci expliquerait que le roman policier ait survécu à ceux qui le condamnaient à une mort rapide ; le genre aurait à ce titre de beaux jours devant lui, et son rayonnement actuel démontre bien à quel point il illustre la culture contemporaine.

La tactique narrative policière ôte donc sa puissance à la mort : le mort n’a pas d’importance, c’est ce qu’il fait naître, paradoxe de l’art, qui compte. Mourir, c’est disparaître, mais la mort, dans un récit, fait apparaître : le cadavre n’est donc pas non plus mortifère, au contraire, il fait venir au monde un texte, et une lecture des plus actives, jusqu’au bout572. C’est dans ces conditions que la morbidité amenée par la présence du cadavre peut être le lieu d’une jubilation, - pas seulement celle d’une scène à faire, d’un tableau apéritif : le roman-jeu permet ainsi de jouer avec un tabou, soigneusement désamorcé, et fait de l’indicible du dicible, et même du bavard !

Le commencement du roman policier est ainsi essentiel, tant au niveau thématique qu’au niveau structurel. Mais dans les genres les plus réglementés, la fin du texte est accentuée, tout comme le début, et c’est parce qu’il est étroitement lié à la terminaison du texte que le début peut constituer un acte réparateur et fécond. Pour Paul Ricoeur, la finalisation de l’oeuvre est d’autant plus grande que celle-ci relève d’une tradition, rendant familière une certaine structure textuelle : le lecteur alors n’attend plus la fin, il cherche à comprendre tout ce qui la modélise dans le cours du récit. Le cas du roman policier illustre parfaitement ce que Paul Ricoeur dit de cette démarche renversant la chronologie, alternative au récit qui suit la ‘« flèche du temps » :’

« En lisant la fin dans le commencement et le commencement dans la fin, nous apprenons aussi à lire le temps lui-même à rebours, comme la récapitulation des conditions initiales d’un cours d’action dans ses conséquences terminales. Bref, l’acte de raconter, réfléchi dans l’acte de suivre une histoire, rend productifs les paradoxes qui ont inquiété Augustin au point de le reconduire au silence 573 . »

Le détective bavard des origines du genre est l’exacte représentation de ce que la vision à rebours permet de récupérer et de restaurer. La fin du roman policier assure à elle seule cette fonction rétroactive, selon les principes établis par Poe, qui fait revenir le lecteur sur ce qui s’est passé, à la suite du détective : les éléments jusque là désorganisés vont alors trouver une cohérence et un enchaînement, et le texte son unité.

D’où l’avantage d’une structure aussi parfaitement achevée et la séduction qu’elle exerce sur des auteurs novateurs, comme Antonio Muñoz Molina (Beatus Ille) ; l’Enfer est exemplaire de ce souci de construction574, dont Benoît Peeters dit qu’il rapproche les auteurs policiers de romanciers comme Henry James, et qu’il constitue l’innovation littéraire la plus marquante par rapport au roman balzacien 575- le roman noir constituant dès lors un retour en arrière. Illustrant cette forme parfaite, Boulevard du Guinardo programme sa fin dès le premier chapitre (où la confrontation de Rosita avec le cadavre est annoncée) et la clôture fait retour sur l’ensemble du texte dont elle souligne la circularité :

« Retenons pour l’instant combien la structure d’énigme a pour effet d’enfermer le récit d’enquête dans une parfaite clôture, de la boucler impeccablement sur lui-même. Ce récit produit par excellence le texte autonome, le texte confiné, le texte insulaire 576 . »

La littérarité du genre est liée à ce caractère insulaire. L’aspect accompli du texte et la sensation de circularité ont sûrement une fonction importante dans ce que la lecteur trouve dans le livre pour lutter contre les agressions de la réalité et suturer les béances qu’elle provoque en lui577. En outre, le lecteur, en général, suggère Alain Montandon, a le plaisir de se reprendre et de sortir du monde du livre, ‘« parce que sa curiosité est assouvie et qu’il est doux de prendre congé578 »’ ; or, les policiers classiques sont entièrement bâtis sur la curiosité, et la fin correspond au moment où la tension de l’attente se résout, la faim de savoir étant alors comblée. Cette restauration du lecteur est d’autant plus efficace dans le cas de la structure policière parce que la clôture, extrême (dans le droit fil des exigences de Poe), opère de surcroît à un double niveau :

« Une fois fermé le programme de l’enquête, le discours de vérité de l’enquêteur énonce la conclusion, ce qui revient à dire que le texte est clos au plan du récit comme au plan du discours 579 . »

Cette prise de parole du détective à la fin du roman est sans doute la forme la plus accentuée de cette sorte de diktat auctorial qui s’exerce sur le lecteur chaque fois qu’un auteur termine son texte, cet acte étant par lui-même un « fait d’autorité 580  ». Ce pouvoir et cette domination, le plus souvent implicites, sont dans le roman policier clairement revendiqués dans la mesure où l’auteur les délègue au personnage du détective, dont les paroles sont sans réplique possible : c’est donc à la fois les personnages qui sont réduits au silence (et notamment le criminel, d’une façon remarquable) et, derrière eux, le lecteur. Il est évidemment crucial pour le genre qu’il en soit ainsi, cette univocité cachant mal l’arbitraire du récit (passant de tout récit), la solution du détective étant plaquée artificiellement comme la seule issue possible au mystère, et donc au texte. Il ne reste plus au lecteur, depuis la clausule, qu’à faire retour, au niveau du texte lui-même, sur ce qu’il a lu, pour récupérer et prendre conscience des indices textuels et de la manipulation du narrateur, c’est-à-dire, au fond, à réaliser combien le genre policier fait culminer la ‘« fonction modélisante de la fin581 »,’ d’après les termes célèbres de Iouri Lotman.

Dans la tradition du genre, ce discours fait office d’explication. La clôture du texte policier rend ainsi lisible l’ensemble du texte, à deux niveaux : d’abord en tant que clé du mystère, ouvrant à l’unité du texte entier, ensuite en tant qu’« opérateur d’intertextualité 582 » : dans les textes fortement génériques, la clôture renvoie à un ensemble de textes, dont la lecture antérieure prépare celle du texte lu. Ce recours implicitement requis à l’extratextualité est caractéristique du roman policier, genre « excentrique » pour Uri Eisenzweig. Il constitue une source de complicité entre auteur et lecteur et de jouissance pour ce dernier, mis en terrain de (re)connaissance et pouvant jouer et jouir de son expérience de la situation - plus encore que de la maîtrise que lui donnerait le déjà-lu, puisque justement la clôture du récit, devant être imprévisible, rend caduque dans une grande mesure l’expérience du lecteur. Ce plaisir de la reconnaissance, offert au lecteur par l’auteur, est un des signes que ce qui se passe ici relève surtout de la fonction phatique, au rebours de ce que l’on s’imagine habituellement, à savoir qu’on lirait un roman policier uniquement pour savoir la fin :

« Mais il est possible que, comme pour la devinette, la fonction « phatique » (Malinowski, R. Jakobson) de tels textes l’emporte sur la fonction informative, sémantique, leur but étant avant tout d’assurer et de renforcer euphoriquement un lien ou un consensus social implicite 583 . »

Par ailleurs, Philippe Hamon, analysant les textes à structure question/réponse, « où sens (comme signification) se confondrait avec sens (comme orientation) 584 », rapproche notamment le roman policier du strip-tease, caractérisé par l’attente et le dévoilement suspendu, escamoté. Pour nous, c’est plus précisément le discours final qui prend la forme de ce dévoilement successif et lacunaire. Par ailleurs, Philippe Hamon dit de toute clausule valorisée qu’elle constitue une « maquette » de l’énoncé : le récit policier entier ne serait que l’extension de cette unité qu’est le discours final, en tant que contournement de la vérité, et c’est ce contournement qui fait le roman585 - comme il est à l’origine du plaisir procuré par le strip-tease -, ce qu’illustre à la perfection le roman de Marsé et ce que prolonge indéfiniment, comme pour mieux le prouver, Enquête d’hiver, dont la fin préserve l’ultime secret.

Ce traitement spécial que font subir Marsé et Amette au début et à la fin policières amène déjà à comprendre ce qui va attirer certains auteurs sans étiquette vers le genre, en tant que structure figée et attendue, répondant à toutes les attentes logiques du lecteur. Alors s’opère l’étrange corruption générique constatée par Jacques Dubois :

« Par une logique perverse, le genre tout entier est irrésistiblement entraîné à nier ou à dévier ce qu’il s’était ingénié à établir avec force 586 . »

De l’altération minimale du cadre début/fin, à des infractions de taille, tout est permis et sollicite l’imagination du créateur. Le romancier peut déplacer le début, jouant avec le rite d’entrée du roman policier, comme le font Amette et Belletto, c’est-à-dire créer une nouvelle attente, celle de l’événement criminel. Amette oppose la banalité du commencement au choc initial traditionnel, Belletto en profite lui pour ajouter le suspense au suspens, c’est-à-dire pour adjoindre l’angoisse à la simple attente de mise dans le genre587, où la victime est réifiée et ne suscite aucune émotion ; il utilise la structure du roman à suspense, en y intégrant la démarche inquisitrice du roman-problème, mais le suspense porte d’abord sur le genre (roman noir ? psychologique ?), Soler s’offrant comme seul cadavre possible. Marsé quant à lui lance à son lecteur une sorte de « contre-invitation à entrer dans l’univers fictionnel » en semblant renoncer à un début fortement problématisé ; est-ce à dire, justement, qu’il encourage son lecteur à ne pas suspendre complètement son jugement de vérité, donc à garder les pieds sur terre, dans la réalité de l’histoire, la grande ?

On peut aussi disjoindre la question initiale de la réponse finale, comme le fait Marsé, pour garantir l’impact de son récit. Juan Benet dans l’Air d’un crime, utilise ainsi un premier cadavre, insignifiant, qui ne sert qu’à dissimuler un autre meurtre, sujet réel du récit. De cette façon, l’auteur joue avec un des prérequis du genre : surprendre ; la fin doit être différente des autres, et décevoir les prévisions. Mais dans le cas de ces auteurs novateurs, si elle est certes imprévisible, c’est parce qu’elle est déplacée, puisqu’on ne répond pas à la question de départ, par une infraction au code herméneutique. Amette va encore plus loin, rusant avec le principe de perpétuation du type de clausule développé par le genre policier, en substituant à la surprise narrative attendue (liée à la résolution du mystère), une « surprise » générique et structurelle, cause d’une déceptivité plus marquée.

Ce type de déceptivité va faire d’Enquête d’hiver un roman ouvert. La fin est bien ici un ‘« lieu de contestation588 »’, comme chez Marsé, mais à un autre niveau. L’auteur barcelonais a, lui, besoin d’une structure close pour produire un effet sur le lecteur. Pour Tzvetan Todorov, le modèle de cette forme fermée est l’histoire d’Oedipe, qui va d’une prédiction à la réalisation de celle-ci, phases entre lesquelles sont multipliées les tentatives pour éviter le malheur prévu589. Le roman de Marsé répond parfaitement à cette structure, la fin est programmée dès le début, malgré toutes les stratégies de contournement. La mort sous-entendue de l’enquêteur répond à celle de la victime des tortionnaires franquistes, suggérant d’ailleurs, si on se réfère à l’hypotexte, que l’inspecteur est le criminel.

Cet effet de bouclage est sans doute à relier à un désir de liquidation : les Espagnols ont trop traîné de cadavres, et, surtout, celui de Franco, mort-vivant puis mort-présent pesant sur l’histoire. Les multiples redondances et les refrains observables dans le texte expriment sans doute ce ressassement, mais ils contribuent aussi à l’effet de bouclage, telles les dernières lignes du texte, composant une description de Rosita récurrente en plusieurs points du texte. Cette clôture forte au niveau structurel n’empêche pas que soit mise en place une ouverture au niveau idéologique, grâce, justement, à la disjonction question/réponse. Les procédés d’encadrement sont tellement éloquents que Marsé peut faire l’économie d’une fin parlante, ce qui rend d’ailleurs le choc final plus frappant. De l’avis de Raymonde Debray-Genette, il faut « fermer la diégèse, ouvrir la réflexion 590  » ; l’ouverture idéologique est nécessaire au récit de Marsé, puisque l’histoire continue :

« La fin de l’histoire (donc la mort) n’est pas la fin de l’Histoire 591 . »

La fin de Boulevard du Guinardo constitue un « lieu de contestation » idéologique, une dénonciation du discours officiel, par le retournement de sujet qu’elle opère. L’auteur espagnol souhaite évidemment faire penser son lecteur, et il l’y contraint déjà narrativement en usant de l’effet de retour sur le texte à quoi le roman policier entraîne son lecteur.

Ce que contestent finalement les auteurs modernes, c’est la coïncidence classique entre une forme close, c’est-à-dire achevée, avec un sens clos, clairement formulé. Dans les Mers du Sud, l’enquête est close, sans donner la satisfaction liée au rétablissement de l’ordre ; Belletto laisse planer le mystère sur la fin de son roman. Amputer la structure classique du discours final, comme ils le font, limite la clôture ; ce discours qui est finalement l’unique reproche que Benoît Peeters fait au roman-problème : pour lui, dans le roman policier, tout est bon, puisque ses structures sont l’instrument de leur propre renversement, mais la fin n’est pas adaptable au roman moderne592.

Cette assimilation forme close/sens clos n’est sans doute, d’ailleurs, qu’une déviance interprétative. Marsé n’est pas sans évoquer le précurseur du roman policier, Poe, connu, à travers l’ensemble de son oeuvre, pour son exigence de construction finalisée : la clôture irradie sur le texte, lui donnant sa signification. Le lecteur doit alors effectuer un travail de reconstruction et de récupération de l’isotopie narrative ou poétique593. L’imaginaire du lecteur joue un rôle essentiel dans cette activité interprétative. De toute façon, Pierre Bayard a montré combien cette théorie de la clôture était illusoire, et en particulier dans le roman policier, roman où la subjectivité du narrateur est si visible ; la rétention de savoir qui s’exerce par définition dans le genre ne peut que mettre à contribution le lecteur dans l’après-texte, débouchant parfois sur une seconde lecture :

« Porte ouverte vers l’extérieur des oeuvres littéraires, le mensonge par omission prend, avec l’hypothèse de l’inconscient des personnages, une signification nouvelle et une extension illimitée [...] [il] en vient à désigner l’ensemble de ce que les personnages ne savent pas d’eux-mêmes, une Autre Scène qui invalide par ses effets toute adéquation de la parole à la réalité et, par cette corruption radicale de l’acte de la référence, toute possibilité pour le texte d’atteindre à une forme de complétude 594 . »

Nos romans révèlent donc finalement ce qui est contenu dans tout roman policier, ce prolongement interprétatif qui ne clôt pas la littérature sur elle-même.

Amette et Marsé ont en commun d’outrer la structure globale du roman policier, en exprimant ce que ce dernier sous-entend. En effet, la mort est bien présente chez eux aux deux extrémités du texte. Comme dans de nombreux polars contemporains, ils rendent finalement le genre à sa vérité pulsionnelle, lui faisant traduire le désir du « retour à l’anorganique » dont on a vu qu’il constituait pour Freud la pulsion la plus primitive de l’homme595, pulsion si envahissante chez Belletto.

Mais si Amette au contraire de Marsé présente un texte totalement ouvert, c’est qu’il place en regard de la question initiale non pas une réponse disjointe mais une tout autre question. La tactique narrative montre bien le désir de cet auteur de bousculer la structure traditionnelle : il utilise un de ses principes fondateurs, la circularité, en l’outrant, puisqu’il fait vraiment répondre au mort initial par un mort final. Mais il substitue à l’élimination implicite du criminel la mort effective et subite du détective, qui constitue - bien plus que chez Marsé, où elle n’est ni inattendue ni incompréhensible ni même intratextuelle -, un scandale par rapport à l’hypotexte policier ‘« qui fournit les exemples les plus remarquables596 »’ du désir du lecteur que le héros ne meure pas - ce qui fait basculer le texte dans le pessimisme là où le roman policier terminait triomphalement. Demange semble condamné par la circularité, qui a déjà, logiquement, tué Linda lors du dernier chapitre, Linda étant l’équivalent de Sallenave (en tant qu’elle est, elle aussi, une amoureuse déchue et trompée) ; d’où sans doute la prière de Jenny à Demange : ‘« Ne me punissez pas, ne vous punissez pas »’ (148). Par cette outrance, par ce jeu sur la circularité thématique, Amette s’extrait de la circularité structurelle, en insufflant au contraire une force centrifuge à la clôture, et, par réfraction, à l’ensemble du texte, considéré différemment à la lumière (si l’on peut dire) du dénouement. La fin n’explique pas le début, afin que le lecteur prenne conscience qu’à une question correspond toujours une autre question, que la première n’est que l’amorce dans l’engrenage de la suspicion généralisée.

L’enquête policière dit ici ce qui la fonde, ce dont elle n’est que l’image convertie en récit, la métonymie : la quête du sens de la vie. Ce qui n’est qu’un prétexte se dénonce comme tel, et montre son véritable objet. Amette ajoute à cette déstabilisation une atteinte à l’idée couramment répandue que l’épilogue marquerait un retour à l’archétype, et à l’usage littéraire qui veut que l’épilogue ne remette pas en cause le dénouement précédemment exposé : le sien contient un événement capital, la mort du détective. De cette façon, il pose la mort de Demange comme déduite du texte et indique au lecteur, a posteriori, le sens de la lecture, ce qui est le rôle traditionnel de l’épilogue.

Amette joue ainsi avec ce qui fonde le genre, à savoir une harmonie entre fin/finition/finalité : le roman ne semble pas fini, eu égard au programme qui semblait initialement posé par référence à l’hypotexte (trouver un criminel), et pourtant il se termine par le signal démarcatif de la fin du texte le plus manifeste (la mort). Le fait que cette mort touche le personnage principal persuade évidemment le lecteur que le texte est bien terminé. L’enquête à proprement parler est close page 71, à moins de la moitié du roman : la problématisation évidente de la finalité du texte telle qu’elle se manifeste à la clausule est donc posée au lecteur actif bien avant la fin. En cela Amette respecte un principe classique : ‘« [...] la fin se trouve avant la fin, engagée bien avant la clé du texte597 ’». Cependant, il y a jeu là aussi : partons du constat que tout ce que le récit peut comporter de ‘« redondances intratextuelles598 »,’ annonçant et modélisant la fin, est voilé, truqué par le roman policier classique599. Or, ici, c’est au filtre de l’hypotexte que ces indications sont soumises ; par exemple, dès la page 36, le texte donne une indication à valeur prédictive qui pourrait désabuser le lecteur attentif :  ‘« Demange regrettait de n’être pas médecin’ ‘. S’il y avait un secret’ ‘*600, c’était là, dans ce bruit d’arbre mort que fit un os quand Auriol appuya dessus ».’ Mais le lecteur est aveuglé par ses prévisions initiales, dictées par les apparences génériques du roman globalement conformes à ses attentes dans la première partie. Or, à ce niveau, tant que le lecteur n’a pas le sentiment que le code générique est saturé (l’enquête étant classée, mais semblant inachevée), il ne peut présager de la fin et se sentir prêt pour ce qui survient à l’épilogue. Cependant, si la fin le fait réagir, il reviendra sur tout ce qui dans le texte annonçait ce dénouement et comprendra que le récit portait bien en lui sa terminaison601.

Le rapport début/fin, chez Amette, est à considérer au niveau textuel, et non narratif : plaquer à la fin du roman une mort objectivement immotivée, c’est signifier de façon claire qu’il s’agit bien d’un texte à clore, non d’une histoire qui se terminerait. La fin du texte s’autodésigne dans Enquête d’hiver, comme dans le roman policier, mais sans l’autosatisfaction émanant d’une fin parlante, et, surtout, en se posant comme objet littéraire au lieu d’entretenir la confusion entre la fiction et la réalité. Amette démontre ironiquement tout l’arbitraire de la fin, en se servant justement d’une des clôtures les plus motivées qui soient non seulement dans le roman policier, où elle n’est que suggérée, mais aussi dans le récit classique, où l’impression de « fini » découle souvent de la coïncidence entre la mort du héros et la terminaison du texte.

« L’effet sémantique (dire la fin) et l’effet sémiotique (signifier la fin) se recoupent alors, ou plutôt s’additionnent 602 . »

Ici, la mort coïncide au contraire avec l’avènement de l’écriture. Tandis que, habituellement, la disparition du héros signale la fin du texte et le retour au réel, elle lève dans Enquête d’hiver le rideau sur l’écriture et a un effet destructeur sur le réel, ou plutôt sur l’assimilation de la fiction au réel. Cette fin invraisemblable constitue une véritable provocation à l’égard du lecteur puisqu’elle heurte son exigence de vérité. Ce choc devrait l’inciter à laisser derrière lui son « désir de croire 603 ». Son envie de vérité doit alors l’amener à se départir de son aspiration à être consolé, puisque ces deux besoins ne peuvent plus faire semblant de s’accorder. Dès lors, le lecteur peut refuser de réduire l’oeuvre à une simple intrigue - ce pour quoi, d’ailleurs, cette intrigue se fait si maigre dans l’ensemble du texte. De surcroît, l’arbitraire flagrant de la fin rejaillit sur le début, où il se dissimulait derrière les usages génériques. De la sorte, la lenteur du démarrage et la banalisation qui l’accompagne trouvent leur explication, comme si Amette avait fait exprès de commencer de si mauvaise grâce pour faire prendre conscience au lecteur de sa soumission obligée au bon ou au mauvais vouloir du narrateur ; ainsi l’encourage-t-il à se mettre à distance de la fiction. Il y a donc tout un aspect éducatif604 dans le roman d’Amette, qui montre au lecteur comment on doit le lire, et qui procède notamment par le renversement du texte le plus narratif qui soit.

Amette et Marsé jouent ainsi à des niveaux différents avec les structures du genre, et la fin le démontre pleinement : alors que le policier classique propose une fin des plus « euphoriques » (selon la terminologie de Greimas), nos deux auteurs imposent une « dysphorie » d’autant plus frappante du fait de la prégnance hypotextuelle. Cette dysphorie annule l’euphorie touchant à la lisibilité du texte, et l’on comprend ainsi que les deux significations de l’euphorie, alternatives chez Philippe Hamon, sont sans doute à considérer comme étant obligatoirement combinées. En effet, il y a bien « effet de surprise » dans les deux romans, mais pas d’« ‘économie d’énergie liée à la reconnaissance du déjà-vu’ 605 », ce qui rend la surprise inconfortable, n’aboutissant pas à une décharge des affects et des tensions engendrés par le texte, en particulier chez Amette à cause de l’aspect anti-générique de cette surprise - et aussi parce que, justement, le roman commence par du déjà-vu, du trop-vu.

Marsé est attaché au concept de fin pour servir la finalité idéologique de son texte ; le lecteur reconstituera la vérité et fera les déductions nécessaires à partir de la révélation apportée par la parabole textuelle, suffisamment claire pour être déchiffrée sans erreur. Le travail d’interprétation est confié au lecteur, le narrateur conservant un mutisme qui dissimule néanmoins son autorité, c’est-à-dire l’action qu’il exerce sur le lecteur, cette orientation inévitable qu’il donne au texte. L’ouverture véritable consiste davantage en un retrait de l’intériorité du personnage de l’inspecteur ; Tzetan Todorov dirait que nous passons du mode de l’être à celui du paraître 606 : pendant tout le récit, nous étions en prise directe avec les sentiments, les perceptions et les sensations du personnage. A l’inverse, le dénouement, effectuant une prise de distance, nous fait sortir de cette conscience : il nous faut rétablir seuls ce que l’inspecteur peut ressentir. Parmi les significations que le lecteur peut inférer à cette désertion subite figure évidemment celle du retrait réel et définitif du personnage, sa condamnation à mort par le récit, fortement suggérée au moment même où le lecteur perd l’accès à son intériorité : ‘« L’inspecteur recouvrit la figure de l’inconnu et la lumière funeste crachée par le drap posa sur la sienne un masque de résolution livide »’ (123). Les deux dernières pages du roman déplacent la caméra sur le personnage de Rosita, le survivant du texte.

Chez Amette, paradoxalement, c’est lors du dénouement que le lecteur a le plus accès à l’intériorité de Demange, perçue jusqu’ici par des notations éparses, de plus en plus fournies. Le point de vue narratif se fait plus bavard et dicte sa vision. Le mode de l’être s’impose donc et annule définitivement le paraître, dont le mécanisme réducteur était commandé par l’hypotexte, notamment par le style béhavioriste du polar. Le mystère contenu dans les derniers mots se fait admettre comme le mystère de l’être lui-même, devenu pur paraître quand « ‘on le retrouva mort ».’

La sensation qu’a cependant le lecteur d’une non-finition tient à l’immotivation de cette mort, et à l’inadéquation de cette fin avec son attente. Or, le fait de ne pas finir, lorsqu’on utilise un genre aussi fortement finalisé, aura évidemment un impact retentissant. L’altération maximale se trouve donc dans tout ce qui peut porter atteinte à la révélation, que ce soit l’identification du criminel faite dès le début comme dans l’Angoisse du gardien de but au moment du penalty de Peter Handke, ou le choix d’une fin ouverte, c’est-à-dire d’une suspension définitive de la révélation, confiée à la charge du lecteur comme souvent chez l’Américain Paul Auster. La fin ouverte déploie pour le lecteur un espace indéfini de prolongement de l’activité imaginative déployée jusque là et constitutive du roman. Il faut laisser se prolonger ce qui a sous-tendu la lecture, cette vibration de l’imagination dont le texte d’Amette nous montre bien qu’une certaine esthétique la favorise bien plus qu’une autre, l’esthétique de l’ouverture, justement, c’est-à-dire de l’ambiguïté et de l’incomplétude. Dans ce cas, cette suspension, éternisant le plaisir lié au désir de savoir, constitue également l’ultime piège où se prend le lecteur :

« Et le conteur - s’il est rusé - laissera toujours apparaître un résidu à deviner, à inventer, qui rendra tout le savoir (et la vérité) incertain. Cela veut dire ceci, mais aussi bien cela, et peut-être encore autre chose 607 . »

Ce choix de l’ouverture peut d’ailleurs être conçu comme la réponse à la déception effective et souvent notée par les critiques, tel Jacques Dubois,  parce que le nom du coupable ne suture pas les questions posées par le texte. La révélation identitaire n’enraye pas tous les affects amenés par le « pôle émotif », indispensable à la survie du genre pour Thomas Narcejac608.

Le roman noir s’est justement révolté contre ce diktat du dénouement, justifiant tout et donnant dans le détail sa forme au roman. La disproportion est trop flagrante entre une mécanique subtile et compliquée et le seul nom du coupable qui devrait en être la clé, par le biais de l’exploitation souvent abusive d’un indice parmi d’autres, facilité que dénonçait déjà Poe609. La littérature novatrice, depuis le Nouveau Roman, - qui se caractérise justement par la suspension du sens, par l’absence de conclusion - va donc trouver dans le genre policier un terrain de jeu rêvé. Par cette conversion, le roman policier annule l’oblitération à laquelle il se livrait systématiquement à propos de la vérité, de la question sur l’origine obscure ; ce faisant, il rejoint tout à fait naturellement les grandes oeuvres auxquelles Ernst Bloch le reliait.

En supprimant l’inquiétude et en ne gardant que le calcul, les romanciers policiers rendaient ce lien peu visible. Au contraire, l’incertitude nouvelle qui apparaît dans le roman policier moderne le rend tellement proche d’autres oeuvres que la frontière générique se trouble, la taxinomie classique se trouvant dès lors grandement perturbée. En admettant l’incertitude qui pèse sur l’origine, sur le commencement, le travail actuel des romanciers met à jour qu’

« aucun Oedipe n’a su répondre à la question que pose la cause, la raison pour laquelle il y a un monde, cette seule énigme digne du Sphinx, aucun Oedipe n’a su la résoudre 610 . »

Le genre devient ainsi un outil d’exploration et de questionnement métaphysiques, sans fin, et, dès lors, l’identification est recherchée le plus souvent par les auteurs. Les temps ont changé, et, pour Paul Ricoeur, la question de l’origine est perçue de façon différente : c’est le passage de « l’imminence » à « l’immanence », du modèle de l’Apocalypse (modèle de récit où une prédiction sans cesse ajournée finit par se réaliser, comme dans Oedipe) à celui de la tragédie élisabéthaine :

« Cette transition de l’Apocalypse à la tragédie met sur la voie de la situation d’une partie de la culture et de la littérature contemporaines où la Crise a remplacé la Fin, où la Crise est devenue transition sans fin 611 . »

A la triade fin/finition/finalité, l’oeuvre moderne oppose l’infinitude. A son tour, Claude Duchet relie cette mutation aux modifications historique, philosophique et idéologique de la perception temporelle ainsi qu’à l’affaiblissement religieux : le temps n’est plus pensé comme une avancée vers quelque chose, linéarité, progrès ou Apocalypse. La fin du monde ne coïncide plus avec la fin du livre. Le temps est davantage perçu comme une circularité ; d’où l’attirance de certains écrivains pour des formes circulaires612 et la disparition de la téléologie romanesque - affectant dans le texte d’Amette le genre des plus téléologiques :

« L’infinitude serait ainsi l’inverse de la finalité bien qu’elles soient indissolublement liées ; elle dénonce l’arbitraire de la fin, à laquelle pourtant elle doit l’existence, et rend dérisoire le travail de finition, auquel elle collabore. Aux deux fins, inévitables, du récit, l’infinitude substitue une ligne de fuite, la perspective d’un au-delà du temps et de l’espace fictionnel, l’avenir d’une illusio 613 . »

Cette « ligne de fuite » est suggérée par Amette dans son épilogue lorsqu’il représente son détective en plein « abandon », « essayant de retrouver Dieu » (184). Si le texte moderne refuse le sens, s’il propose une fin « déceptive », il n’est pas cependant synonyme d’affliction ; le lecteur d’aujourd’hui attend sans doute moins de réponses que l’écho de ses propres interrogations. Il y aurait même pour Charles Grivel une attente essentielle du lecteur, un quatrième besoin à ajouter aux désirs de croire, de posséder la vérité et d’être consolé, dont la satisfaction prolongerait peut-être l’illusio :

« Il faudrait à son bonheur que cette ignorance dont il jouit se perpétue ; il lui faudrait un livre, un récit sans clôture, ouvert, large 614 . »

Cette ignorance jouissive trouve d’ailleurs une illustration dans le genre policier initial : le lecteur de roman policier classique émet des prévisions tout au long du texte et cependant, son plaisir vient de l’échec de tout ce travail d’élaboration du sens ; le lecteur jouit de sa déroute, et donc de la domination que l’auteur a exercée sur lui, parce que ce qu’il valorise dans cette lecture, c’est la surprise ; fût-ce au prix d’une humiliation. Cette surprise consiste en fait en une délivrance, le lecteur échappant grâce à l’oeuvre à tout ce qui, dans son environnement, le conditionne, l’amenant à ne produire que des raisonnements imposés qu’il a plaisir par conséquent à voir renversés615.

Enfin, les romanciers modernes voulant explicitement produire des oeuvres ouvertes (au sens qu’Umberto Eco donne à cette expression) trouvent dans le genre policier un matériau idéal. D’abord, parce que du fait de l’importance du pôle narratif, le message se présente comme immédiatement sujet à caution, ce qu’illustre Boulevard du Guinardo, et ce qu’a parfaitement perçu Pierre Bayard :

« Dans le monde du roman policier, où tout le monde ment, il n’y a pas de savoir absolu, mais des débris de vérités partielles 616 . »

La fin du texte peut donc fort bien se lire comme le lieu d’une vérité subjective aussi bien que relative, comme l’illustre le roman de Belletto.

De surcroît, les auteurs rénovateurs peuvent jouer sur le fait que le lecteur de romans policiers est attentif avant tout à l’ambiguïté du signe. C’est-à-dire que d’une part, il connaît le rôle du signifié dans la dissémination des indices par l’auteur, et que d’autre part, il est sensible - comme dans toute paralittérature - à la résonance du signifiant, produisant une signification qui pourra, à terme, aboutir au sens de l’oeuvre - comme les yeux dans l’Enfer. Or, pour Umberto Eco,

« l’oeuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant 617 . »

Le texte policier est donc ouvert, en ce sens que s’y croisent plusieurs significations, tissées par le lecteur lui-même selon son expérience et sa sensibilité. Si l’auteur novateur joint à cela une fin ouverte, il rend finalement le genre à sa vérité, puisqu’il est le roman du lecteur, et que la fin ouverte est un appel explicite à la coopération interprétative du récepteur. Cette activité s’exerce naturellement dans le roman-problème ; la fin ouverte ne fait que donner un prolongement à cette activité, et, sans doute, gratifie le lecteur de plus de liberté. La fin véritable de l’oeuvre, comme le suggère Iouri Lotman, serait alors le moment - non déterminé - où le lecteur cède au monde de l’oeuvre, renonçant au préfabriqué618. Le ‘« contrat d’irresponsabilité réciproque »’ devient ainsi, à la clôture du texte, un « contrat de responsabilité réciproque » : l’auteur n’en dira pas plus qu’il ne sait et ne prolonge pas la confusion entre le réel et la fiction, le lecteur s’active, relit, interprète, et prolonge le texte. Umberto Eco explique que pour la logique moderne ‘« l’indéterminé [...] est une catégorie du savoir619 »’, et que les oeuvres ouvertes

« expriment les possibilités positives d’un homme ouvert à un perpétuel renouvellement des schèmes de sa vie et de sa connaissance, engagé dans une découverte progressive de ses facultés et de ses horizons 620 . »

Et le critique italien insiste sur le fait que cette ouverture du lecteur se fera d’autant mieux que le créateur mêlera dans la même oeuvre le modèle (synonyme d’ordre et de continuité paralysant les facultés du récepteur) et son renversement ; c’est exactement ce que réalise Amette, dans Enquête d’hiver...

Ce point de vue et d’autres semblent faire de l’incomplétude l’incarnation du progrès narratif et la vérité de l’oeuvre d’art. Il convient cependant pour terminer de replacer ce phénomène de la non-finition dans une perspective historique, comme le fait Thomas Pavel. La valorisation de l’incomplétude est circonstancielle, elle coïncide avec une vision du monde perturbée, propre à notre époque parmi d’autres. Dans ce contexte, les auteurs vont avoir tendance à amplifier « l’inévitable incomplétude des mondes fictionnels 621  », au lieu de la nier ou de l’obscurcir, comme on le fait en période de stabilité, par des romans-fleuves par exemple. Le roman policier, loin d’être une structure figée, s’adapte merveilleusement à ce passage d’une période à l’autre et la signifie.

En effet, né à un moment où la science naissante permettait bien des espoirs, il a représenté par son bouclage parfait la complétude idéale ; remanié par la modernité, il en signifie de façon frappante les errements, par l’effacement de cette finition, rendue visible par sa structure finalisée par définition. La théorie de Thomas Pavel nous invite donc à concevoir l’évolution récente du roman policier, surtout dans ses ramifications littéraires, comme l’effet d’un contexte historique et pas d’un progrès narratologique :

« Quant à la nature de l’univers, la doxa contemporaine nous interdit, en tant qu’habitants d’un monde qu’on dit irrémédiablement déchiré, de chercher dans la haute littérature autre chose que les reflets incertains d’une réalité opaque. Les textes d’avant-garde, les nouveaux romans, la fiction postmoderne captent tous, à l’aide de procédés antimimétiques, la difficulté de comprendre, voire de percevoir le monde ; leur inquiétante incomplétude découle, nous dit-on, du rapport, également inquiétant, que nous entretenons avec notre univers 622 . »

Dans ce cadre, il faudrait aussi évoquer le rôle du lecteur dans la perception même de l’incomplétude. En effet, qui sait si un lecteur du siècle prochain, qui n’aurait pas été imprégné de lectures policières, ne trouvera pas le roman d’Amette parfaitement terminé623 ?

Notes
549.

J.P. Sartre, la Nausée, NRF, Gallimard, 1965 (éd. orig. 1938), p. 62, cité par A. Montandon, Introduction, le Point final, Actes du Colloque international de Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, 1984, p. 5.

550.

I. Lotman, la Structure du texte artistique, p. 97 et p. 302.

551.

Cf. M. Lits, op. cit., p. 121.

552.

P. Ricoeur, Temps et récit II, p. 34 : « La littérature entière peut ainsi être globalement caractérisée comme quête, aussi bien dans les modes du merveilleux, du mimétique élevé et du mimétique bas, que dans le mode ironique représenté par la satire. »

553.

J. Dubois, op. cit., p. 141.

554.

G. Genette, Fiction et diction, Seuil, coll. Poétique, 1991, p. 49.

555.

Ibid., p. 20.

556.

Ibid., note 1 p. 158.

557.

Cf. Cl. Duchet, « Pour une socio-critique ou variation sur un incipit », in Littérature n° 1, Littérature, idéologies, sociétés, fév. 1971, p. 8 : « Mais le début d’un texte n’est pas non plus son commencement : un texte ne commence jamais, il a toujours commencé avant. « La marquise sortit à cinq heures » ne peut s’énoncer qu’en aval d’un amont, idéale source des codes par quoi se règlent l’emploi du temps des marquises et l’intertexte des incipit, car il faut bien que le roman commence en se signalant comme tel. »

558.

Th. Narcejac, op. cit., p. 149.

559.

Cf. Pierre Véry, cité par J.P. Colin, le Roman policier français archaïque, note 2 p. 278 : « J’écris instinctivement comme les champignons poussent. Certains ont dit que les romans policiers se commencent par la fin. Pour ma part, je n’en ai jamais écrit un en en sachant l’issue ».

560.

I. Lotman , op. cit., p. 304.

561.

Th. Narcejac, op. cit., p. 42 et p. 57.

562.

J.P. Sartre, op. cit., p. 63, cité par A. Montandon, art. cit., p. 5.

563.

Cf. S. Freud, Essais de psychanalyse, pp. 30-31 : « L’obscur sentiment de culpabilité qui écrase l’humanité depuis les origines et qui dans maintes religions s’est condensé en l’hypothèse d’une faute originelle, d’un péché héréditaire, est vraisemblablement l’expression d’un crime de sang, dont s’est chargée l’humanité originaire. » Ce crime consisterait en un « parricide, le meurtre du père originaire de la horde humaine primitive, père dont l’image mnésique a été transfigurée en divinité. »

564.

E. Bloch, art. cit., p. 278.

565.

Cf., par exemple, P. Auster, le Diable par la queue, Arles, Actes Sud, 1996, p. 150. P. Auster, à une période très difficile de sa vie, a lu de nombreux romans policiers, « un remède efficace, un baume contre le stress et l’anxiété chronique [...] ».

566.

P. Ricoeur, Temps et Récit II, p. 45. Cf. aussi M. Blanchot, l’Espace littéraire, Gallimard, NRF, coll. Idées, 1955, p. 109 : « Peut-être l’art exige-t-il de jouer avec la mort, peut-être introduit-il un jeu, un peu de jeu, là où il n’y a plus de recours ni de maîtrise. »

567.

S. Freud, Essais de psychanalyse, p. 82 : « S’il nous est permis d’admettre comme un fait d’expérience ne souffrant pas d’exception que tout être vivant meurt, fait retour à l’anorganique pour des raisons internes, alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort et, en remontant en arrière, le non-vivant était là avant le vivant»

568.

Ibid., p. 36 : « Ainsi rien de pulsionnel en nous ne favorise la croyance en la mort. »

569.

Cf. M. Nicholson, citée par Th. Narcejac, op. cit., p. 242 : « Nous nous sommes révoltés devant une littérature subjective et nous souhaitons la bienvenue à une littérature objective ; nous fuyons devant l’émotion pour écouter l’appel de l’intellect. »

570.

On peut d’ailleurs supposer que la naissance d’un récit qui pose la mort initialement témoigne également de cet effacement progressif de la notion de péché. Le thomiste G.K. Chesterton, créateur de l’abbé Brown, opposé à la modernité, blâme d’ailleurs cette tendance. S’appuyant sur la lutte du Bien contre le Mal, son oeuvre policière est à contre-courant du cynisme avec lequel ses confrères traitent le mort, telle Agatha Christie qui, dans Les dix petits nègres élimine allègrement plusieurs personnes au rythme d’une comptine.

571.

Ph. Ariès, l’Homme devant la mort, Seuil, coll. Univers historique, 1977, p. 586.

572.

Cf. J.P. Colin, le Roman policier français archaïque, pp. 165-166 : « [...] notre RPA [= roman policier archaïque] « re-suscite » tous les personnages, les invite à une danse actantielle finale qui n’a rien de macabre, puisqu’elle est, comme la vie des héros triomphants ou vaincus, purement verbale. »

573.

P. Ricoeur, Temps et récit I, p. 105.

574.

Cf. R. Belletto, Entretien au magazine Ecrivain, p. 47 : « Quoi que je fasse, j’ai toujours besoin de savoir ce qui se passe jusqu’au bout pour commencer.[...] Et je ne vois pas comment je pourrais commencer d’écrire trois mots si je ne sais pas exactement ou si je ne crois pas tout savoir. »

575.

B. Peeters, « la Bibliothèque et ses cadavres », in les Cahiers de la Paralittérature, « Agatha Christie et le roman policier d’énigme », Actes du 5ème colloque international des Paralittératures de Chaudfontaine (nov. 1991), Textes réunis par J.M. Graitson, Bibliothèque des Paralittératures de Chaudfontaine, Liège, CEFAL, 1994, p. 155. 

576.

J. Dubois, op. cit., p. 140.

577.

Cf. M. Picard, op. cit., pp. 25-26.

578.

A. Montandon, Introduction, le Point final, p. 7.

579.

G. Larroux, op. cit., p. 130. C’est évidemment sur ce double processus que joue en tant qu’auteur parodique E. Mendoza, par le biais du discours délirant de son pseudo-détective.

580.

A. Montandon, Introduction, le Point final, p. 8.

581.

I. Lotman, op. cit., p. 307.

582.

Cf. Ph. Hamon, « Clausules », in Poétique n° 24, p. 501.

583.

Ibid., note 30 p. 506.

584.

Ibid., p. 505.

585.

Cf. Ch. Grivel, « Observation du roman policier », in Entretiens sur la paralittérature, p. 237 : « Romanesque est le détour ». 

586.

J. Dubois, op. cit., p. 217.

587.

Cf. la définition de « suspens » et de « suspense » dans l’article de G. Tyras, « Suspense pour un agent double », in Suspens/Suspense, pp. 163-167.

588.

P. Whyte, « Théologie et ironie : technique de la clôture chez Flaubert », in le Point final, pp. 89-90. P. Whyte montre le lien stratégique entre une forme close et une ouverture finale : « C’est ainsi qu’il [Flaubert] incline, par son souci de la logique interne, au roman clos, tandis qu’en faisant de ses oeuvres des lieux de contestation il opte pour une forme plus ouverte, qui donne accès à un autre discours. La clôture, qui est rupture de ton, doit amener la possibilité de son propre dépassement. »

589.

T. Todorov, « Typologie du roman policier », in Poétique de la prose, p. 34.

590.

R. Debray-Genette, Métamorphoses du récit, Paris, Seuil, Poétique, 1988, p. 112.

591.

O. Ben Taleb, « la Clôture du récit aragonien », in le Point final, p. 141.

592.

B. Peeters, « Agatha Christie : une écriture de la lecture », in Problèmes actuels de la lecture, pp. 165-177.

593.

Cf. E. Poe, cité par Th. Narcejac, op. cit., p. 20 : « Je puis dire que mon poème avait trouvé son commencement par la fin, comme devraient commencer tous les ouvrages d’art. » 

594.

P. Bayard, op. cit., p. 145. Cf. aussi p. 130.

595.

S. Freud, Essais de psychanalyse, p. 82.

596.

G. Larroux, op. cit., p. 192.

597.

Ibid., p.156.

598.

J.P. Leduc-Adine, « Fais dodo, ma belle ! Compétence et performance dans la dernière séquence de l’Assommoir », in Genèse des fins, Textes réunis par Claude Duchet et Isabelle Tournier, Presses Universitaires de Vincennes, Manuscrits modernes, 1996, p. 104.

599.

Cf. G. Larroux, op. cit., p. 199.

600.

souligné par nous.

601.

Cf. Ph. Hamon, art. cit., p. 512 : « Une typologie des clausules devrait donc se fonder, plutôt que sur les seules notions de prévisibilité-imprévisibilité, sur le statut de lecteur qu’elles créent : lecteur passif (attente comblée plus non-nécessité d’une seconde lecture) ou lecteur actif (attente non ou partiellement comblée plus seconde lecture nécessaire récupérant une seconde isotopie du texte jusqu’alors non perçue). » Le critère de la prévisibilité est d’autant plus inopérant dans le domaine policier qu’il est inhérent au genre dans une large mesure. Par ailleurs, il faudrait ajouter aux catégories de Philippe Hamon le lecteur passif dont l’attente n’a pas été comblée mais qui renonce à une seconde lecture. L’activité n’est pas si fréquente, d’où la nécessité d’introduire des chocs finaux retentissants pour la provoquer, ce à quoi s’emploient Marsé comme Amette.

602.

R. Debray-Genette, op. cit., p. 87.

603.

M. Bellot-Anthony, « Les trois fins de « The French Lieutenant’s woman » de John Fowles », in le Point final, p. 126. Paul Ricoeur in Temps et Récit II, p. 45, évoque aussi le « divorce [...] entre véracité et consolation ».

604.

Cf. J. Ricardou, Problèmes du Nouveau Roman, p. 72 : « [...] tout roman comporte la pédagogie de la lecture qu’il exige, en façonnant la lecture de son lecteur [...] ».

605.

Ph. Hamon, art. cit., p. 504.

606.

T. Todorov, « les Catégories du récit littéraire », in Communications n° 8, p. 157.

607.

L. Marin, op. cit., p. 33.

608.

Th. Narcejac, op. cit., p. 233. G.K. Chesterton, dès 1925, dans « Comment écrire un roman policier », in Autopsies du roman policier, p. 45, se plaint de l’artificialité de la fin policière :  « Le dénouement ne doit pas être un antidénouement ; il ne doit pas simplement consister à mener le lecteur dans la danse, pour ensuite le laisser en plan. » Dans le même recueil, E. Wilson, dans « Que nous importe le meurtre de Roger Ackroyd ? » (1945), p. 98, dit de la fin qu’ « elle ne réussit pas à justifier l’excitation produite par la construction élaborée d’événements pittoresques et sinistres, et l’on ne peut s’empêcher de se sentir floué ».

609.

Cf. E. Bloch, art. cit., p. 263 : « Et Edgar Poe avait déjà mis en garde contre l’erreur entretenue par la lecture massive de romans policiers et qui consiste à voir dans n’importe quel indice un deus ex machina, surtout à la fin du roman pour qu’il se termine bien. » On peut d’ailleurs voir une parodie de cet abus dans les enquêtes de Don Parodí, le détective emprisonné imaginé par Borges et Bioy Casares, la déduction s’y faisant d’une manière remarquablement parachutée.

610.

Ibid., p. 278.

611.

P. Ricoeur, Temps et Récit II, p. 41.

612.

On pense ici à Borges, bien sûr, mais aussi à Perec, dont le roman d’enquête « 53 jours », combine spécularité et circularité : « C’est dans un livre que le soi-disant Serval trouve la solution de l’affaire Rouard. C’est dans un livre que le malheureux narrateur de 53 jours est censé trouver la clé de l’énigme que constitue la fausse disparition de Serval. C’est dans un livre que lui, Salini, est aussi aller chercher les raisons de la mort bien réelle de Serval » (p. 146).

613.

Cl. Duchet, « Fins, finition, finalité, infinitude », in Genèse des fins, p. 14.

614.

Ch. Grivel, « Observation du roman policier », in Entretiens sur la paralittérature, pp. 235-236.

615.

Cf. I. Lotman, op. cit., pp. 395-396 : « On comprend que le lecteur n’est pas passif, qu’il est concerné par la possession du modèle que lui propose l’artiste. Avec son aide, il espère expliquer et par là même vaincre les forces du monde extérieur et intérieur. C’est pourquoi la victoire de l’artiste procure au lecteur vaincu de la joie ».

616.

P. Bayard, op. cit., p. 145.

617.

U. Eco, l’Oeuvre ouverte, Seuil, 1965 (éd. orig. 1962), p. 9.

618.

I. Lotman, op. cit., p. 395.

619.

U. Eco, op. cit., p. 30.

620.

Ibid., p. 32. Cf. aussi p. 108.

621.

Th. Pavel, op. cit., pp. 136-137.

622.

Ibid., p. 136.

623.

Cf. à ce sujet, Cl. Duchet, « Pour une sociocritique », in Littérature n° 1, pp. 7-8 : « Il n’y a pas de texte « pur ». Toute rencontre avec l’oeuvre, même sans prélude, dans l’espace absolu entre livre et lisant, est déjà orientée par le champ intellectuel où elle survient. L’oeuvre n’est lue, ne prend figure, n’est écrite, qu’au travers d’habitudes mentales, de traditions culturelles, de pratiques différenciées de la langue, qui sont les conditions de la lecture.[...] C’est pourquoi le bout d’un texte n’est pas sa fin, mais l’attente de sa lecture, le début de son pourquoi, de son vers quoi. »