L’incomplétude moderne, appliquée au roman policier, occasionne à la structure de ce type de romans des dommages graves, touchant à ce qui fonde cette organisation définie de façon générique par sa forme régressive : la causalité. Il s’agit en effet de prouver le règne de la relation et de la totalité dans le monde, en procédant de façon logique : même dans le polar, le détective est capable de ‘« retourner votre vie comme un gant, parce qu’à coup sûr ou presque, c’est là que la réponse est enfouie624 ».’ Dans le roman-problème, il remonte de la conséquence à la cause, d’une manière impeccable, sans déperdition et sans lacune de sens, puisque la réalité ainsi décrite est constituée d’indices, et non de faits contingents, signifiants et désordonnés. Raconter à l’envers, n’est-ce pas afficher une confiance absolue dans le principe de causalité qui permettra l’inversion point par point ?
Lecture du monde rassurante pour des époques tourmentées, ou reflet d’une foi sans bornes dans les pouvoirs de l’homme, le roman policier encourage le lecteur - l’oblige même - à procéder à la même lecture : lisant le roman policier, il reçoit à travers lui l’image d’un monde ordonné où tout est dans tout et où rien n’est laissé au hasard. Le créateur (le romancier, la volonté qui a fait le monde réel) est discret mais postulé en tant que garant du sens de chaque élément.
Mais ce système de liaison, certes remarquable dans le genre, n’est nullement l’apanage du roman policier, comme le note Georges Auclair :
‘ « Le récit, forme d’intelligibilité spécifique, est rationalité dans la mesure où, de façon plus ou moins explicite, il laisse toujours conjecturer entre l’avant et l’après du texte une relation de causalité, c’est-à-dire où il prend appui sur un sentiment, le plus souvent rudimentaire, du déterminisme 625 . » ’Sans doute, la causalité qui structure le texte policier est-elle à mettre en relation avec la forte finalisation du genre. Mais une fois encore, le choix de la forme policière se justifie donc simplement en tant qu’elle est la quintessence de ce qui est à l’oeuvre dans tout discours : l’organisation du réel, une vision du monde établie par le langage. Pour des écrivains comme Montalbán, la structure du récit à énigme n’est au fond que la copie fidèle de ce que nous expérimentons dans la réalité ; le choix de cette structure sera donc pour lui tout à fait spontané et naturel :
‘ « Déjà, dans le développement vital, la vie en dehors du roman, le petit morceau de vie que tu as utilisé pour construire un roman, il y a un mystère, un questionnement, un noeud, un dénouement 626 . » ’Cette analogie entre l’expérience et le récit expliquerait la présence massive de la structure question/réponse dans toute la littérature. Belletto donne une unité à son oeuvre, en affirmant avoir écrit des romans non policiers exprimant toujours un mystère627. Il est clair également pour Montalbán que le roman policier n’est qu’une spécialisation de la forme très répandue du roman à intrigue628, en lequel tant de critiques reconnaissent la structure-type de tout récit, la raison d’être de la structure narrative. Cela expliquerait que d’Umberto Eco à Roland Barthes, de Jean Pouillon à Paul Ricoeur, ils puisent tant d’exemples dans le roman policier pour illustrer leurs différentes théories générales sur le récit. Peut-être parce que, comme le suggère Pierre Bayard, depuis le mythe d’Oedipe,
‘ « la production du sens s’apparenterait à la résolution d’une énigme. Cette assimilation implicite, perceptible dans les enquêtes policières freudiennes, conduit inévitablement à penser l’interprétation dans la filiation de l’herméneutique [...] 629 » ’Voir dans tout récit une quête de la vérité justifierait évidemment la présence des composantes causales. La définition de Jean-Claude Vareille inclut l’idée du cheminement, constitutive de la structure policière, y compris dans sa version revue et corrigée par la modernité : à ses yeux, tout récit ‘« appara[ît] peu ou prou comme un cheminement initiatique, c’est-à-dire un itinéraire vers la vérité jalonné d’épreuves et de retards 630 ’ ». Pour lui comme pour Yves Reuter, le roman policier est l’essence même du narratif :
‘ « Le personnage du roman policier incarne et exacerbe sans doute deux fonctions maîtresses du narratif : la quête et le conflit. Il serait l’emblème du récit qui se doit d’avancer vers un but en n’existant que dans et par les retards, les résistances à son achèvement 631 . » ’On n’en finirait pas de citer ceux qui mettent dans la structure herméneutique la vérité profonde du narratif632. Mais l’idée du cheminement est fondamentale, à plusieurs niveaux. Michel Picard voit dans cette symbolisation spatiale l’indispensable configuration opérée par la fiction, à l’instar des rêves ou des fantasmes633. Cette représentation spatiale et dynamique réalise l’opération de dramatisation qui permet à un concept de devenir récit. La structure suspensive permet à ce dernier de se développer, en usant des armes du code herméneutique, qui pour Roland Barthes « structure 634 » véritablement le texte. On peut du reste voir dans le roman policier l’amplification à l’échelle du récit de procédés dilatoires comme le leurre ou la réponse suspendue - et, dans sa version moderne (chez Auster, par exemple), le blocage. Cela répond d’ailleurs d’une manière définitive à l’exclusion prononcée par Roger Caillois : pour lui, le roman policier n’appartient pas au type narratif parce que
‘ « Ce n’est nullement un récit, mais une déduction. Il ne raconte pas une histoire, mais le travail qui la reconstruit 635 . » ’Cependant, le roman policier choque précisément par la déformation temporelle maximale qu’il opère. Sa structure duelle le singularise. Roger Caillois semble fonder toute l’originalité du genre sur le fait qu’il propose une ‘« narration qui suit l’ordre de la découverte’ » au lieu d’une ‘« narration qui suit l’ordre des événements 636»’ (pour le roman d’aventures). On reconnaît là l’idée que le roman policier « logicise », au lieu de « chronologiser ». Pour expliquer, il part de la fin. Or, Tzvetan Todorov a bien précisé que dans tout récit, l’histoire, c’est-à-dire ce qui est raconté, n’est jamais qu’un arrangement, sans lien avec la chronologie :
‘ « L’histoire est donc une convention, elle n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes [...] cette convention est si largement répandue que la déformation particulière faite par l’écrivain dans sa présentation des événements est confrontée précisément avec elle et non avec l’ordre chronologique. L’histoire est une abstraction car elle est toujours perçue et racontée par quelqu’un, elle n’existe pas « en soi » 637 . » ’Le « montage 638 » effectué par l’écrivain, et qui est de l’ordre du discours, est donc primordial puisqu’il va déterminer le sens de la construction. Cet arrangement, dans le domaine du roman policier, donne un sens à ce qui est multiple, mouvant, contingent. Classiquement, le roman policier propose un cheminement inductif, qui va de l’effet constaté (le crime) aux causes inférées639.
Or, ce que Todorov appelle « déformation particulière », Paul Ricoeur le nomme « configuration narrative », en montrant qu’à l’aporie posée par la question du temps, tout récit répond par la mise en intrigue, en reconfigurant notre expérience temporelle640. Sa lisibilité est ainsi assurée. Tout récit, même à rebours, par sa nécessaire disposition syntagmatique, est dès lors diachronique. Par là même, « raconter, c’est déjà expliquer ». L’acte narratif comporte donc par nature une « connexion causale 641», qui disqualifie le concept de réalisme - en particulier dans le roman policier, dont la volonté réorganisatrice et explicative est extrême642 - et suppose un certain point de vue. Le récit, comme discours organisé, transmet donc une perception de l’homme et de son environnement qui peut refléter la vision commune643 ou tenter de l’influencer. Le choix d’un sens à donner induit tel ou tel agencement du récit au niveau syntagmatique.
La notion de cheminement - avec tout ce qu’elle contient de retard, d’attente - permet donc de percevoir à nouveau la dimension temporelle du récit qui sous-tend toutes les structures qu’il produit :
‘ « L’épreuve, la quête, la lutte, ne sauraient donc être réduites au rôle d’expression figurative d’une transformation logique ; celle-ci est plutôt la projection idéelle d’une opération éminemment temporalisante 644 . » ’Or, si cette transformation temporelle vise à rendre le monde lisible et compréhensible, elle répond également pour Paul Ricoeur au besoin de « restaurer l’ordre » perturbé ou de « projeter un nouvel ordre » prometteur. On retrouve encore ici une composante essentielle du roman policier, présente dans toutes ses définitions. L’impératif structurel de remise en ordre se trouve ainsi justifié autrement que par des motifs idéologiques, ce qui explique d’ailleurs que cette composante soit présente dans des romans policiers contestataires : il convient de la corréler à la démarche temporelle du récit, dont le roman policier n’est que la version extrême645.
L’analyse de Paul Ricoeur, liant la causalité à l’oeuvre dans le récit à l’humanisation du phénomène temporel nous semble fondamentale en ce qui concerne le roman policier, nous y reviendrons. Elle rencontre un écho chez Roland Barthes, pour qui,
‘ « Tout laisse à penser, en effet, que le ressort de l’activité narrative est la confusion même de la consécution et de la conséquence, ce qui vient après étant lu dans le récit comme causé par. Le récit serait, dans ce cas, une application systématique de l’erreur logique dénoncée par la scolastique sous la formule post hoc, ergo propter hoc, qui pourrait être la devise du Destin, dont le récit n’est en somme que la « langue » ; et cet écrasement de la logique et de la temporalité, c’est l’armature des fonctions cardinales qui l’accomplit 646 . » ’Dans cette perspective, Claude Amey établit le roman policier, genre très fonctionnel et très causal, comme lieu d’une « causalité finale 647 » qui, pour se rendre lisible, annule le temps en le renversant. La causalité est un prérequis du contrat de lecture policier ; le lecteur a pour tâche de lire en essayant de lier les éléments dispersés, de relier ce qui est disjoint et paratactique dans le récit, c’est-à-dire d’aborder le texte de la manière dont est censé procéder le détective pour le crime, par une construction cousue de fil blanc.
Car ce n’est pas tant le récit qui est à l’envers chronologiquement que son élaboration logique : tout est conçu pour servir le dénouement, chaque élément du crime a été pensé en fonction du futur discours éclairant du détective. Ce discours ne tire pas les conséquences de faits observés, il les cause. Les personnages sont conçus au service des événements, les aspects matériels et les indices disposés sont mis au service de la solution finale. Ce qui vient après le crime, raconté à l’amorce du texte le plus souvent, est perçu comme causé par le crime, alors qu’en réalité c’est l’enquête qui préside à l’organisation du récit. L’enchaînement des causes dérobe à l’attention la finalisation, qui fait du texte un récit fonctionnel, alors qu’en fait celle-ci est d’autant plus visible qu’elle constitue l’histoire enchâssante. L’enquête devient pour Claude Amey l’
‘ « histoire chargée d’impliquer l’histoire présupposée [le crime] en la reconstruisant comme histoire complète [...]. Dès lors, le « pour quoi » (finalité organisatrice) n’est pas masqué par le « parce que » (déroulement causal) : il est posé d’emblée (la seconde histoire) et se déploie de manière autonome comme ensemble de procédés instrumentaux et littéraires appelés à produire le première histoire et la syntaxe fermée du texte global. De ce point de vue, le roman policier n’échappe pas à l’illusion réaliste ; simplement, il fait apparaître le processus de réalisation de son histoire 648 . » ’Le roman policier est en cela encore exemplaire du phénomène d’élaboration littéraire. En fait, depuis l’Emploi du temps (1956), il est devenu clair que la structure à rebours du roman policier n’est que la manifestation en plein jour du travail dissimulé de tout romancier ; Jean Pouillon remarque que Michel Butor
‘ « montr[e] explicitement ce mouvement d’ordinaire secret par lequel le romancier remonte le cours que le lecteur descend. [...] Le prototype de ce récit renversé est le roman policier classique. Bien plus, ce que Butor veut nous faire comprendre, c’est que dans tout roman il y a un roman policier dissimulé 649 . » ’Ce qui est également rendu visible dans le roman policier, à cause de la narration à rebours notamment, c’est la dualité du processus de l’écriture, entre ce qui est raconté (la fable) et comment on le raconte (le sujet). D’autres critiques rejoignent cette analyse, dans la foulée de Tzvetan Todorov, le roman policier leur semblant présenter à visage découvert ce qui se dissimule derrière la soi-disant structure simple du roman : ‘« le rapport entre histoire et récit 650».’ Le roman policier moderne tire profit de cette dualité, en gonflant par exemple démesurément l’enquête, comme dans l’Enigme, de Rezvani, où l’enquête tend à abandonner le crime et à se nourrir d’elle-même, à l’instar de ce qui se passe dans Enquête d’hiver.
Le récit à rebours n’est donc pas original dans sa conception, il permet seulement de mettre en évidence le processus d’écriture de tout texte, comme création et comme stratégie651. L’analyse de Claude Amey montre cependant des limites, à cause de certains présupposés structuralistes qui la sous-tendent. Certes, rendre compte d’une oeuvre à partir de sa structure est riche d’informations ; l’assertion de Viktor Chklovski :
‘ « L’oeuvre est entièrement construite. Toute sa matière est organisée 652 », ’illustre parfaitement ce que nous avons pu observer, par exemple, chez Belletto. Mais la vogue du structuralisme a, selon nous, nui à la réputation du genre, dans la mesure où celui-ci s’est prêté à merveille au dépouillement structural et à la mise à nu d’une ossature fonctionnelle précise. On a ainsi fini par le réduire à sa forme, en la fixant génériquement653 ; suivant un schéma cause/effet, les unités narratives ont été définies, correspondant aux « fonctions cardinales » de Roland Barthes, c’est-à-dire aux moments-clés du récit : conception du crime, crime, mandation, enquête, affrontement, punition, récompense. On a aussi souligné la domination des trois unités que sont le crime, l’enquête et la punition à l’intérieur de cette structure, et leur autorité sur tous les autres éléments du texte (personnages, circonstances, etc.). Cette analyse autorise beaucoup de critiques à réduire le roman policier à sa charpente, tel Claude Amey, pour qui la paire antinomique crime/punition fonde l’« isotopie juridique » du genre :
‘ « Il est important de constater que si c’est la fonction Crime et son opposé Droit qui prévalent sur leur agent dans le texte juridique, dans le roman policier ce sont les unités fonctionnelles Crime et son opposé Punition qui non seulement régissent l’ensemble de sa structure fonctionnelle mais déterminent la structure des actants - d’où la qualification de récit fonctionnel (Barthes), primordiale par rapport à celle de récit actantiel 654 . » ’
Il montre du doigt la « forme pétrifiée 655 » du roman policier, sans chercher à voir si cette pétrification n’est pas plutôt le fait de la grille structurale. Ainsi, l’Enfer relève de cette structure ; on ne peut pourtant pas dire que la fonctionnalité du schéma désémantise les éléments psychologiques, dont on a vu l’importance, ou rende asignifiant le type de crime choisi - l’énucléation -, qui prête au contraire à de nombreuses interprétations. Dans ce cas, le montage va au contraire charger de signification les éléments constitutifs du texte.
Car le schéma policier travaille le texte, et est travaillé par les composantes de ce dernier. Il ne nous semble pas justifié, dès lors, de décréter le genre policier comme étant constitutivement anhistorique à cause de ses exigences structurelles. Il peut répondre encore aujourd’hui à une nécessité interne à la création individuelle. Montalbán illustre cette motivation profonde : le schéma lui permet d’exprimer sa vision du monde656. Il se plie à la logique du genre, puisque son détective va trouver le criminel et reconstituer les circonstances du meurtre. Le sentiment d’échec qui croît au fur et à mesure du cycle tient justement dans un scepticisme grandissant quant à l’action de la littérature sur le monde : le montage qu’est le récit policier ne peut plus lutter avec ce qui est la vision du monde dominante.
Mais c’est cette volonté d’imposer sa lecture du monde qui explique l’altération amenée par les Mers du Sud : l’élucidation du crime ne clôt pas l’impression de mystère, parce que celle-ci s’est déplacée sur le mort, sur le choix de vie qu’il a fait et qui l’a condamné à cette mort « exemplaire » (301), dit Pepe. La condition de Pedrell, si elle permet à Montalbán de transmettre un message social et politique (le détective met à jour les arcanes du pouvoir en enquêtant sur le meurtre), reflète aussi nos propres interrogations métaphysiques qui restent ouvertes. Montalbán, en utilisant la structure-type, vise à déplacer l’intérêt, en allant des causes immédiates du crime vers son origine profonde. Sans s’arrêter au criminel, il remonte aux fondements socio-économiques et aux motivations existentielles.
Il soumet ainsi le lecteur à la causalité déceptive : ce dernier doit admettre que les causes superficielles de la mort de Pedrell ne suffisent pas à expliquer ce qui l’a amené à mourir. Tout est fait dans le texte pour rabaisser ces causes apparentes. D’ailleurs, rétablir cette causalité ne mène pas à une « happy-end » (301) : la mort de Blette, se manifestant comme la conséquence de l’action du détective, vise à renforcer l’aspect déceptif du texte.
Cet exemple permet de percevoir que le fait divers, matériau de départ du roman policier, est totalement dépendant de son traitement ; la visée référentielle de l’auteur se répercute sur la structure, porteuse de la signification :
‘ « La statut sémiologique d’un fait divers, c’est-à-dire la relation qu’en tant que signifiant il entretient avec son signifié, dépend en fin de compte du référentiel auquel il est articulé, qui détermine l’agencement du récit, à savoir le référent, censé lui-même équivaloir au réel 657 . » ’En exploitant les possibilités du schéma policier658, Montalbán lui fait dire le contraire de ce qu’il transmettait à l’origine d’une vision du monde sereine, réglée par la raison, sans mystère. Car le changement opéré par le roman noir ou à suspense, déplaçant le crime vers le milieu ou la fin du texte, est également déterminant vis-à-vis de la signification du récit, à l’image de l’agencement des notes de musique dans une partition. D’ailleurs, cette métaphore musicale utilisée par les formalistes russes659 éclaire encore l’attirance de Belletto pour la composition narrative et les effets émotionnels qu’on peut en tirer, en jouant sur des variations à partir de la trame générique.
Ainsi, le jeu entre déroulement causal et finalité fonctionnelle va permettre à la littérature moderne bien des remises en question de la structure policière. Dans les Mers du Sud, la seule invasion de « catalyses » (Barthes), c’est-à-dire de fonctions complémentaires aux « fonctions cardinales », perturbe le déroulement causal, le remettant en question, l’obscurcissant. En effet, les collages élargissent de façon démesurée les catalyses, ordinaires dans le roman policier, et qui constituent des procédés dilatoires accentuant la structure suspensive. L’insertion de collages bouleverse de la sorte la fonctionnalité finaliste du roman policier, la déroute. Une confusion s’établit entre fonctions cardinales et catalyses.
Autre altération possible, dans Enquête d’hiver, les catalyses finissent par faire l’élision des fonctions cardinales. Le bruit qu’elles produisent nuit à la lisibilité. Le texte est dès lors perçu comme elliptique. La finalité du texte s’effondre, l’enquête « tombe en poudre » (150), lorsque le cheminement causal s’interrompt : toucher à l’un pose l’autre comme problématique, et le lecteur prend conscience de l’instance créatrice, parce qu’il est conduit à se demander où va le texte : mais qu’est-ce que fabrique l’auteur ? a-t-il perdu de vue le but ? ne sait-il plus ce qu’il fait ? pourquoi cette perte de temps ? à quoi cela sert-il660 ? Exactement ce que l’on reproche à Demange, incapable de rédiger un rapport, c’est-à-dire un récit logique et explicatif : ‘« Tu es cinglé ou quoi ?’ » (127). L’horizon d’attente se manifeste alors, dans ce qu’il contient de soif de causalité et de besoin d’une certaine configuration temporelle du récit. Tout le monde attend que le détective joue ce rôle. C’est d’ailleurs ce qui peut aider à comprendre la compulsion de répétition du lecteur de romans policiers, qui dévore les mauvais comme les bons récits, comme le héros de Cité de Verre 661.
Le présupposé causal est d’ailleurs à l’origine de la désintégration du détective de Paul Auster : lui qui ‘« persistait à ne pas croire que les actes de Stillman [le « méchant » supposé] soient arbitraires »,’ qui ‘« voulait qu’ils aient un sens, aussi obscur soit-il ’ 662 ‘»,’ va se retrouver, très symboliquement, tout nu, enfermé, puis va disparaître complètement, s’évanouir comme le personnage d’Amette, à cause de l’échec qu’il subit face à cette énigme persistante.
Dans l’Enfer, l’auteur lyonnais place son détective dans l’obligation d’explorer le passé, non pour expliquer le crime, mais pour l’éviter par l’éclaircissement d’un premier crime : le second enlèvement semble relié au premier. Le second crime ne sera pas évité, faute d’être arrivé à temps ; le premier conservera son mystère. En utilisant la structure du suspense, Belletto parvient à dire la fatalité ; en faisant échouer le raisonnement, il traduit le mystère général de l’existence humaine, et laisse le lecteur sur cette impression absolue ‘: « Je ne savais pas ».’ C’est l’échec de la structuration logique.
En introduisant dans la forme policière quelque chose du roman fantastique, lequel représente pour Thomas Narcejac ‘« une maladie de la signification’ 663 ‘ »,’ l’auteur instille ici un virus meurtrier. Belletto joue ainsi très habilement de la latence causale caractéristique du roman policier, dont le développement étale des éléments contingents, isolés et incohérents, avant la reprise en main de la fin, qui les coud ensemble dans un tissu causal serré : l’Enfer accentue la sensation de malaise qu’entraîne cette suspension de la causalité - suspension qu’Enquête d’hiver transforme en constat définitif.
Le jeu sur le schéma traditionnel est en effet beaucoup plus tangible chez Amette et Marsé. Il est clair que le souci structurel qui définit le roman policier se retrouve très fortement chez les auteurs de littérature novatrice ; d’ailleurs, il a souvent été dit qu’une telle structuration s’accommodait mal de romans trop longs - affirmation magnifiquement démentie par l’Enfer ! -, et ceux d’Amette et de Marsé sont aussi brefs et efficaces qu’un récit policier classique.
Chez Marsé, le montage est très particulier, si on se réfère à la thèse du récit policier comme double histoire : il y a bien ici une histoire enchâssée - le viol -, il y en a même deux, le viol jouant le rôle d’écran dissimulant le crime politique. L’histoire enchâssante n’est cependant pas une enquête, elle se réduit à un simple cheminement. Celui-ci fait également écran à ce qui devrait se bâtir comme enquête. Très classiquement, l’histoire enchâssante domine, en tant qu’elle constitue le récit lui-même, malgré la finalité affichée de l’histoire enchâssée : le roman policier n’a-t-il pas pour objet la résolution de l’énigme posée par un crime ? Or, Claude Amey constate que l’histoire enchâssante
‘ « découle certes du Crime, mais elle est première au sens où elle est une greffe devenue le corps du récit, le domine, et c’est l’histoire première qui devient sa greffe, poussant sous sa loi 664 . » ’Il est impressionnant de constater avec quelle habileté Marsé utilise cette structure classique pour lui donner une valeur idéologique : le discours domine l’histoire, tente de l’étouffer sous son régime. Pour reprendre la métaphore de Claude Amey, le discours politique s’est greffé sur le fait brut (le crime) pour tenter de l’annuler comme finalité, d’abord en imposant une fausse finalité (le viol), puis en privant le cheminement classique du détective de sa valeur inquisitrice.
Marsé fait cependant du mort, dans un premier temps, non une conséquence, mais la cause du cheminement. Dans le roman policier il est les deux à la fois : s’il cause les démarches du détective, il est surtout censé être la conséquence des faits criminels à reconstituer. Marsé oblitère cette dimension en coupant la route à toute déduction, puisque la mort est présentée comme un accident. Le cheminement est cependant causé par le cadavre, puisqu’il tend à le rejoindre. Et lorsque se produit la rencontre, le lecteur est placé devant ce que le récit aurait dû être, c’est-à-dire un récit policier traditionnel, avec une enquête et l’exploration du passé.
Or, on a tenté d’enterrer le passé sans autre forme de procès ; le lecteur est confronté à un roman policier confisqué par la police, à cause de la confusion des rôles (enquêteur = policier officiel) : il se trouve devant la nécessité d’endosser lui-même le costume du détective et de tirer les conséquences des faits rapportés, c’est-à-dire de redonner au cadavre sa stature véritable. Le cadavre est la conséquence d’une persécution policière, d’un régime, dans sa mort elle-même et dans sa disparition, sa négation. C’est le scandale que constitue la falsification de la mort qui cause le récit, et non simplement l’obscurité de cette mort comme dans le roman policier. D’ailleurs, une fois dé-voilé, le mort ne nécessite aucune enquête, il parle de lui-même.
C’est bien le roman qui est policier - et pas la police -, puisque c’est lui, par ce qu’il dit et par ce qu’il engendre sur le récepteur, qui reconstitue la vérité, sa vérité. Des quatre romans que nous avons étudiés, Boulevard du Guinardo est en cela celui qui répond finalement le mieux à la stratégie herméneutique du roman policier classique : le cheminement est fortement finalisé, et il aboutit à l’établissement - il faudrait parler ici de rétablissement, au sens le plus fort du terme - d’une vérité éblouissante - si douloureusement éblouissante que l’enquêteur rabat le drap sur elle. Pour le lecteur, rétablir la vérité, c’est se substituer à l’inspecteur défaillant et compromis, relier les traces textuelles pour précéder les personnages sur le terrain du dévoilement. Pour le roman, rétablir la vérité, ce n’est pas ici raccorder des éléments dispersés, c’est la sortir, torturée mais terriblement présente, du tombeau de l’histoire officielle.
En définitive, le texte est sauvé de « l’anachronie 665 » qui distingue le roman policier par l’utilisation idéologique du cheminement. Certes, si le cheminement de l’enquêteur constitue la forme classique de l’enquête, il semble ici réduit à un simple déplacement, sans portée inquisitrice, puisque l’enquêteur s’est castré de ses pouvoirs subversifs - serait-ce là la signification de son étrange maladie ? - et qu’il s’est appauvri dans la figure de l’« inspecteur ». Cependant, Marsé utilise cette marche comme symbole d’une dynamique et, singulièrement, de l’avancée de l’histoire : même si l’inspecteur et Rosita tournent en rond, freinés dans leur progression par la mauvaise volonté de la jeune fille - représentative de l’immobilisme imposé par le régime -, ils avancent vers un but, qu’ils rejoignent finalement. Et le mort s’impose alors comme finalité, relançant par là même la dynamique historique, faisant échec à la tentative de pétrification de l’histoire entreprise par le discours idéologique dominant. Là encore, Marsé manie la structure du roman policier avec virtuosité, en donnant à la causalité une orientation idéologique.
Amette, lui, semble adopter le schéma policier typique puis il le démonte, et l’effet sur le lecteur tient à cette déconstruction, comme si l’auteur tentait ici de restituer l’irracontable des événements après avoir joué le jeu d’un récit stéréotypé : Amette s’appuie sur la structure la plus attendue du roman policier ; il met soigneusement en place les matériaux d’une syntaxe logique et répétitive, caractéristique du genre. Tous les éléments d’explication sont présents dès le début pour cette affaire banale qui ne vaut même pas le coup d’être racontée : « Une famille riche » (46), une « héritière-type » (20), un comédien raté ; tout est en place pour la répétition du scénario habituel. Tout devrait donc couler de source, la déduction, le raisonnement, la conclusion.
Mais cette construction logique ne peut se faire : comme les indices font défaut, le raisonnement reste lettre morte, inapplicable aux événements. « Une à une, toutes les chaînes du raisonnement se défaisaient pour laisser Roland Sallenave opaque, dans le mystère de son suicide » (133). La carence des indices témoigne d’une rupture fondamentale avec le roman policier classique où tout est signe ou peut être signe ; on est envahi dans ce texte, au contraire, par le vide dans la signification. L’insertion de scènes insignifiantes et dont rien ne peut être retiré au niveau de l’enquête redouble l’absence d’indices. Elles accentuent en effet le sentiment d’une contingence qui rend impossible la remise en ordre du passé pour et par ce présent.
C’est-à-dire qu’on en reste au stade du fait divers, qui manifeste précisément, comme l’a très bien vu Barthes, un « trouble dans la causalité 666» absolument insupportable et qui appelle une rectification, dont se charge justement le roman policier classique :
‘ « Quant au crime mystérieux,[...], sa relation fondamentale est constituée par une causalité différée, le travail policier consiste à combler à rebours le temps fascinant et insupportable qui sépare l’événement de sa cause ; le policier, émanation de la société tout entière sous sa forme bureaucratique, devient alors la figure moderne de l’antique déchiffreur d’énigme (Oedipe), qui fait cesser le terrible pourquoi des choses [...] l’homme colmate fébrilement la brèche causale, il s’emploie à faire cesser une frustration et une angoisse667 .» ’On pourrait avancer en paraphrasant Roland Barthes que le romancier, en tant qu’opérateur de causalité, est une émanation de la société tout entière sous sa forme artistique. C’est cette intentionnalité de la structure policière que déjoue Amette, tandis que chez Marsé la causalité est présentée comme restituée en même temps que le fait divers, le dénouement se chargeant de nous montrer qu‘en réalité elle était bien différée : le lent parcours de l’inspecteur et de Rosita est la figure de ce retardement. Le trajet des personnages est centrifuge, il nous fait sortir du livre : tout est fait pour passer du fait divers au fait historique, le premier servant de métaphore qui ouvre à la signification du second668.
Amette, lui, nous laisse aux prises avec l’incertitude : le long cheminement de son détective, en se dépouillant peu à peu de toute finalité, révèle effectivement que la causalité est toujours différée, la vérité toujours ajournée. L’enquêteur s’évanouit lorsque la structure qui le portait et le justifiait s’est définitivement abolie. C’est l’échec de la suture causale établie par des années de pratique textuelle. L’incrédulité moderne se manifeste ainsi de façon éclatante en jouant sur le récit où s’exerce la plus grande crédibilité. Le fait divers fascine la littérature moderne par sa carence de signification :
‘ « Récit incomplet avec ses interstices, ses silences et ses blancs, le fait divers déçoit le sens comme dans les oeuvres de Camus, Duras ou Robbe-Grillet 669 . » ’Dans Enquête d’hiver, le fait divers est un miroir tendu au lecteur pour ses propres interrogations existentielles, au lieu d’être un écran, comme dans le roman policier réducteur, rassurant le lecteur par la résolution d’une énigme fictionnelle et ponctuelle (où ‘« Expliquer, c’est couvrir. Etendre un tissu et un voile. Faire croire pour écarter du gouffre ’ 670»). Le détachement de Demange par rapport au fait divers ‘(« Je ne pense plus vraiment à lui’ » (174)) est d’ailleurs le signe de cette extension : la mort de l’acteur n’a été que le détonateur de la propre quête existentielle de Demange ‘(« Lui ? moi ? Quelle différence ? »),’ comme elle devrait l’être pour le lecteur. Autre exemple, l’Enigme, de Rezvani, utilise un fait divers - la mort de toute une famille tombée d’un bateau - comme métaphore de l’existence humaine ; l’évidence de cette image touche chacun des enquêteurs, renvoyé à sa propre condition, référée sans cesse au monde des livres qui la signifie dans son universalité.
Dans Un fait divers (Minuit, 1993), François Bon donne à l’enquête l’allure éclatée d’un interrogatoire où se mêlent réalité et descriptif cinématographique. De cette façon, le crime échappe à toute interprétation réductrice671. C’est dire si la structure transmet un sens. L’écriture actuelle prise le texte paratactique et acausal ; elle n’a donc aucun mal à utiliser la structure policière, puisque celle-ci présente d’abord un réel décousu et apparemment asignifiant. Il suffira à l’auteur novateur de ne pas effectuer le raccommodage pour que le trou paraisse encore plus béant, plus scandaleux, comme dans Enquête d’hiver.
Ce rapprochement que nous effectuons entre fait divers et roman policier moderne est également très éclairant pour l’Enfer : la stratégie de Belletto est d’ailleurs très vite évidente, puisque son détective travaille essentiellement sur la coïncidence, qu’il restitue et invente à plaisir, créant un univers signifiant à outrance. Mais de cette façon, il échoue à rétablir une causalité et on en reste au constat de deux enlèvements, de deux faits divers ressemblants, on ne dépasse pas le stade de la coïncidence ; c’est cet échec, d’ailleurs, qui entraîne la catastrophe, les yeux de Simon étant le prix à payer pour le manque de clairvoyance du détective Soler :
‘ « [...] on pourrait dire que la causalité du fait divers est sans cesse soumise à la tentation de la coïncidence, et qu’inversement, la coïncidence y est sans cesse fascinée par l’ordre de la causalité. Causalité aléatoire, coïncidence ordonnée, c’est à la jonction de ces deux mouvements que se constitue le fait divers : tous deux finissent en effet par recouvrir une zone ambiguë où l’événement est pleinement vécu comme un signe dont le contenu est cependant incertain 672 . » ’L’analyse de Roland Barthes s’applique point par point à l’attitude de Soler, qui, entre divination et déduction, entre hasard et destin, tend désespérément vers la lumière. Du côté de la divination, il place les « coïncidences » (cf. 1ère partie, 1.3.1), le « destin » (38, 75, 76, 131, etc.), le « sort » (187, 248, 323, etc.), l’image du jeu de cartes (248), les « secrets » ; du côté de la déduction (« je devinai la suite, toute la suite » (369)), l’« enquête » (340), les « soupçons », les « maillons de la chaîne » (72, 74, 75, 187, 334), les « questions », l’« observation » de « détails », les efforts pour « rassembler des lambeaux de réflexion » (189-190), bref la « toile d’araignée » (65) du raisonnement qui se construit pour enrayer le « mécanisme malfaisant » (90).
Plus fréquemment, le texte cultive une sorte d’indécision entre divination et déduction : les ‘« hypothèses fantomatiques’ » (261), les ‘« idées folles’ » de Soler, sont nées le plus souvent de rapprochements ‘(« relier les apparences aux apparences » (’133)) en forme ‘de « cathédrales de brume » ’(133). Les ‘« jeux de perception’ » (225) donnent l’illusion de ‘posséder « la clé du mystère »’ et même de la « tracer [s]oi-même » (372) : le délire d’interprétation et la mégalomanie de l’interprète (134) apparaissent constamment dans ce brouillage entre la déduction et la divination. Celle-ci s’appuie aussi sur l’importance accordée aux lettres et aux nombres673 - importance à mettre au compte de l’auteur, on le perçoit bien dans sa biographie de Dickens. Freud dirait que le narrateur de l’Enfer a gardé tant de traits de l’enfance qu’il accorde à ses pensées un pouvoir démesuré, proportionnel à sa propre ‘« surestimation narcissique674 »’. Dans l’image récurrente du « dessin » où serait cachée la « clé » (cf., par exemple, p. 372), se lit la confusion entre « dessin » et « dessein 675 » relevée par Roland Barthes, c’est-à-dire entre hasard et destin.
Cette perception particulière du temps trouve une forme narrative dans le cheminement de l’enquêteur ; d’où la précision de la description des différents trajets de Soler, et leur complexité676. Jean Pouillon définit le destin comme la « vie réelle d’une illusion », distincte de la temporalité authentique et révélatrice de la psychologie du personnage :
‘ « Le destin est donc une fascination et c’est elle qui doit être l’objet de la description romanesque ; elle est une caractéristique de l’état présent du héros en face de son passé et de son futur : c’est le présent qui est source de la fatalité, et s’il paraît la subir, c’est par suite de l’illusion dans laquelle il se plonge 677 . » ’La pensée du destin permet, à l’instar du raisonnement, de colmater les brèches, de rétablir des liens, et de produire du sens, notamment par tout ce qu’elle produit comme répétitions. Pour Freud, cette pensée du destin a ses racines dans l’enfance. Elle explique de façon efficace la présence écrasante de la répétition chez Belletto par l’impression d’un « éternel retour du même 678 ». A la nécessité qui préside à la structure policière, Belletto substitue la fatalité du roman à suspense, en l’accentuant, en la nommant, dans une perspective cultivée par le fait divers, privilégiant le fatum et la « pensée naturelle 679». Le texte fait comme Soler : il cultive la coïncidence, la répétition, la causalité magique680. Ainsi, l’énucléation dont sera victime Simon est, curieusement, la réalisation du projet fou de Soler, posé comme moyen de chantage sexuel, feinte fantaisiste et fantasmatique à laquelle nul ne peut vraiment croire.
D’où le rôle éminemment structurel de la métaphore, cultivée par Belletto en tant que traduction textuelle toute trouvée de cette pensée du destin, puisqu’elle ‘« joue sur des similitudes, assure des liaisons ; elle accomplit des rapprochements »’, donnant à la fois au texte sa structure et sa capacité de dissémination en « sens diffus 681». D’une manière plus générale, l’Enfer exemplifie ces récits policiers modernes où la causalité est remise en cause par la déviance, la névrose, la folie si fréquentes du détective ; Thomas Narcejac voit chez Ellery Queen un des premiers auteurs à avoir utilisé cette perversion de la causalité - due chez lui à la folie du criminel -, perturbante pour le lecteur :
‘ « Le rapport cause-effet ne sera plus régi par le principe d’identité, qui lie nécessairement un antécédent à un conséquent, mais par le principe de ressemblance qui lie nécessairement, par l’intermédiaire d’un sentiment refoulé, une image à une autre image 682 . » ’Mais chez Belletto, la focalisation du texte amplifie et cautionne cette perception délirante : c’est traditionnellement l’enquêteur qui a charge de faire surgir la causalité parmi le désordre. Or, ici, ce rôle est confié à un enquêteur amateur et narrateur unique, dont la vision du monde serait sujette à caution, si le lecteur avait les moyens de se ressaisir, de prendre de la distance pour en juger - la confiance traditionnelle dans le « je » du texte et le rythme haletant du roman l’en empêchent à première lecture, d’autant plus que
‘ « Les psychoses [...] n’affaiblissent en rien l’intelligence ; il arrive même qu’elles l’aiguisent. Mais elles apparaissent comme une sorte de perversion du sens de l’évidence. L’individu psychotique tient pour vraies des relations qu’un esprit sain jugera fausses [...] Sa logique est déviée 683 . » ’En définitive, on voit bien que le traitement littéraire du fait divers vise fréquemment une symbolisation. La structure policière dans sa version classique et dans les déviances que nous avons observées oriente le fait lui-même (la mort de Sallenave, l’assassinat de Pedrell, l’énucléation d’un enfant, la découverte d’un corps mutilé) vers un signifié différent suivant le référentiel de l’auteur684. Même lorsqu’il est inventé par l’auteur - ce qui n’est pas toujours le cas, loin de là -, le fait divers recoupe la réalité - assurant son rôle d’effet de réel dans le texte -, mais renvoie également à une représentation particulière qui tend à se transmettre au lecteur :
‘ « C’est dans la mesure où leur système de référence s’écarte de ceux communément admis qu’ils donnent de la « réalité » une idée ou une représentation nouvelle qui, après avoir déconcerté parfois, se révélera assez convaincante pour que des occurrences soient couramment qualifiées de shakespeariennes, stendhaliennes, balzaciennes, surréalistes - autrement dit pour que des référentiels d’auteurs prennent la valeur de codes [...] 685 » ’Par les traitements différents du montage policier que nous observons chez nos auteurs, apparaît ce qui se dissimule derrière lui et qui le commande entièrement : une perception particulière du temps, qui relève moins d’une stratégie que d’une conviction personnelle. Du roman de la nécessité, Belletto fait un « roman de la destinée » - d’autant plus convaincant qu’il est à la première personne686. Au contraire de Marsé, qui repousse la contingence pour affirmer une temporalité historique687, Amette fait un « roman de la durée 688 » c’est-à-dire un récit qui reconstitue l’évolution d’un personnage, et où le présent s’abandonne peu à peu à sa propre contingence, ne cherchant plus à se justifier par une lecture orientée et explicative du passé.
Tout simplement parce que le passé échappe à toute prise (il n’y a plus de traces, plus d’indices) : Demange devrait se résigner à ne pouvoir le retenir et à l’avoir perdu. C’est pourquoi, après cette prise de conscience, il écarte finalement les pistes qui se présentent (le témoignage du pompiste, l’éventualité de la mort de l’homme de main). L’échec de reconstitution des faits au niveau policier s’élargit dans une perception de son propre passé, comme lors de la page 120, où s’exprime la complainte anaphorique de celui qui comprend qu’il a tout perdu : ‘« Où étaient-ils, ces jours [...] Où était-ce ? [...] Où étaient-ils [...] Où, où, où ? ».’ Ailleurs, Demange ‘« se souvient »’ d’avoir un soir posé sa joue sur un panneau de circulation : « Qu’en restait-il, de ce geste ? Pas davantage que de la vie de Roland Sallenave » (134).
Tous ceux qui meurent dans le roman, Roland, Linda, Demange, évoquent en fait les morts dont s’est occupé le commissaire et qu’il décrit (à moins que ce ne soit le narrateur) comme étant à chaque fois ‘« quelqu’un qui semblait avoir été électrocuté par ses propres souvenirs et qui n’y avait pas résisté »’ (120) : cette hypothèse justifierait l’absence de toute trace pour expliquer la mort de Roland, empoisonné par son passé, ce « cancer » (127) qui le ronge - comme Hamlet ? Linda, elle, meurt après être littéralement tombée dans ses souvenirs (cf. chap. 29). Quant à Demange, il a déjà le pressentiment, page 169, ‘« qu’il était sa propre statue et qu’il existait, non pas en lui-même, mais en souvenir, une chair qui n’était déjà plus tout à fait lui ».’ Sa mort quinze pages plus tard n’est peut-être que la conséquence de cette maladie de la perception temporelle : ‘« Il se revoyait, gosse, qui essayait d’apprendre les jours et confondait le mardi et le samedi »’ (184) ; cet extrait de l’épilogue le montre se replongeant encore dans ses souvenirs, « après le châtiment d’avoir perdu ses années d’enfance » (184).
La reconstitution policière s’est muée et s’est perdue en souvenirs, donc en imagination, et la prévision en pressentiment : la clé du texte d’Amette se trouve dans cette altération fondamentale de la structure temporelle qui fonde le roman policier. Prenant notamment la forme de l’incomplétude, cette altération constitue pour Paul Ricoeur le signe de la disparition de l’idée d’agencement formant une totalité, qui détermine sa définition du muthos :
‘« Il est donc légitime de prendre pour symptôme de la fin de la tradition de mise en intrigue l’abandon du critère de complétude, et donc le propos délibéré de ne pas terminer l’oeuvre689. »’Ce changement a naturellement des répercussions sur l’ancienne nécessité de rétablir l’ordre, à laquelle la modernité substitue l’idée que ‘« l’ordre est devenu la présence simultanée d’ordres divers690 »’ (U. Eco). A la ‘« pensée naturelle’ » s’oppose ici quelque chose qui s’oriente vers la « pensée de l’absurde 691 », celle dont Franck Evrard dit qu’elle refuse le mythe, la fatalité, la nécessité, et qui par conséquent dévalorise le fait divers. Peu à peu, les différentes significations archétypales que le lecteur était prêt à adopter pour élucider la mort de Sallenave sont repoussées par le texte. La causalité s’étiole, de plus en plus dérisoire. Demange affirme sa liberté en tournant le dos au roman de la nécessité qu’est le roman policier, c’est-à-dire en refusant d’être l’homme des liens temporels, de la causalité :
‘ « Le recours à la nécessité est donc inutile, puisqu’il n’y a pas dans le temps de parties isolées qu’il faudrait réunir par des chaînes dont la solidité compenserait l’extériorité. [...] Par suite, ce sont ceux qui affirment la nécessité des liaisons [Dupin, Holmes, Poirot, etc.], qui ajoutent dans la description du temps quelque chose qu’il leur faudrait donc prouver ; au contraire, en affirmer la contingence, c’est tout simplement essayer de les saisir dans leur pureté 692 . » ’Demange repousse la métonymie réductrice de la déduction policière : il refuse de prendre la partie pour le tout, l’effet pour la cause. Enquête d’hiver appartient donc à cette mouvance moderne du roman policier, que Claude Amey caractérise comme produisant des « formes corrodées du roman, incrédules à l’égard du syntagme causal 693». Ce choix d’écriture trouve évidemment un terrain d’élection dans le roman policier694 :
‘ « Et ceci incite à soutenir que le récit policier dissimule, sous une forme contenue et contrainte, une trame éclatée, biaisée. Autrement dit, si sa structure ne contenait pas par avance les éléments favorables à la subversion narrative, l’avant-garde ne se soucierait pas autant de la reprendre, quitte à la pervertir 695 .» ’Il ne faut pas pour autant s’empresser de déclarer la fin de la structuration causale du roman policier696, puisqu’elle illustre, on l’a vu, les principales tendances naturelles du discours narratif ; nous devons davantage y voir la preuve de sa souplesse et des possibilités créatrices qu’elle contient. Thomas Pavel fait d’ailleurs la part de la répétition et de la modification des phénomènes littéraires :
‘ « La transmission des traditions, des croyances, des rites et des textes au cours du temps dépend le plus souvent d’une stratégie de stabilité qui emploie la répétition comme source d’expectative mutuelle. Mais parfois, pour retrouver le sens perdu des rites et des textes, ou encore pour s’adapter aux courants artistiques nouveaux, l’on est forcé d’adopter une stratégie de nouveauté fondée sur des indices voyants 697 . » ’P. Auster, Fausse balle, in le Diable par la queue, p. 268.
G . Auclair, op. cit., p. 38. Lukacs, Claude Amey le rappelle, in Jurifiction, Roman policier et rapport juridique, Paris, L’Harmattan, 1994, p 150, voit en particulier dans le discours romanesque la volonté de mettre en place une causalité : « Le syntagme causal est sans aucun doute la forme qui sédimente le principe évaluatif et moteur de la dynamique narrative du roman ».
M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 207.
R. Belletto, Entretien au magazine Ecrivain, p. 45 : « [...] si on écrit des livres, c’est qu’on cherche quelque chose. »
Le roman policier est souvent perçu comme la version moderne de la tragédie, dont J.P. Vernant, in Oedipe et ses mythes, p. 32, nous dit qu’elle manifeste que « l’homme n’est pas un être qu’on puisse décrire ou définir ; il est un problème, une énigme dont on a jamais fini de déchiffrer les doubles sens ». Le roman policier présente cette énigme humaine renouvelée à l’infini, et repose sur le dédoublement des composantes bonnes et mauvaises de l’homme en personnages distincts et antagonistes.
P. Bayard, op. cit., p. 104.
J.C. Vareille, Filatures, p. 133 (souligné par l’auteur).
Y. Reuter, « Personnages et écriture », in le Roman policier et ses personnages, p. 205.
Cf., par ex., J. Dubois, op. cit., p. 154 : « Façon de dire que tout roman pose une question de départ, qu’il est une manière d’enquête, qu’il va vers le dévoilement d’un secret. » C’est ce que J. Dubois appelle le « trajet narratif ».
M. Picard, op. cit., p. 155.
Cf. R. Barthes, S/Z, pp. 81-82 : « [...] de même que la rime (notamment) structure le poème, de même les termes herméneutiques structurent l’énigme selon l’attente et le désir de sa résolution [...] le problème est de maintenir l’énigme dans le vide initial de sa réponse ; alors que les phrases pressent le « déroulement » de l’histoire et ne peuvent s’empêcher de conduire, de déplacer cette histoire, le code herméneutique exerce une action contraire [...] »
R. Caillois, « Puissances du roman », in Approches de l’imaginaire, p. 179. Boileau-Narcejac, in le Roman policier, 1964, p. 34, s’opposent à ce point de vue en disant que par le roman policier, « [...] le raisonnement peut être mis en forme de récit [sachant que] sa progression logique est en même temps une progression dramatique. »
Ibid., p. 178.
T. Todorov, « les Catégories du récit littéraire », in Communications n° 8, p. 133. J. Pouillon, op. cit., p. 149, distingue la chronologie du récit du sens commun du mot chronologie : « C’est raconter le passé quand il fut présent et attendre que le futur soit devenu actuel pour en parler. »
T. Todorov, art. cit., p. 146.
Dans ce type de romans, pour Jean Pouillon, op. cit., p. 208, « [...] ce qui compte, c’est l’arrangement significatif, et le mot même de « révélateur », que nous employons si souvent, pourrait être celui d’un détective. »
Cf. P. Ricoeur, Temps et récit I, p. 17 : « [...] le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle. » Pour P. Ricoeur, p. 13, c’est ce qui constitue la fonction référentielle du récit.
Ibid., p . 251 (souligné par l’auteur). A propos de la nécessaire diachronie, Cf. p. 90. P. Ricoeur semble faire du récit inversé l’illustration de sa théorie du récit comme reconfiguration, cf. p. 289 : « [...] c’est plutôt dans la situation où l’on re-raconte que, en lisant l’histoire à rebours, de sa conclusion vers son commencement, nous comprenons que les choses devaient tourner comme elles l’ont fait. »
Cf. Boileau-Narcejac, le roman policier, 1964, p. 35 : « Le roman policier - dans la mesure où il se veut déductif - se passe aisément du réel, puisque son ambition est de le reconstituer. Si la réalité devient multiple, foisonnante, multiple, concrète, la logique perd ses prises et s’égare. Le roman policier reste un produit de laboratoire.» Non : il est extrêmement représentatif du récit, en tant que « reconfiguration » du réel. Cl. Amey, op. cit., p. 53, remarque d’ailleurs que le roman policier emblématise les relations entre histoire et récit, « fai[sant] du récit ce qui restitue l’intelligibilité de l’histoire. »
U. Eco, in la Structure absente, p. 150, note que l’idéologie peut devenir « la structure même du code. En ce cas, ce n’est plus la culture qui détermine le langage, mais c’est le langage qui détermine la culture. »
P. Ricoeur, Temps et récit II, p. 74.
P. Ricoeur, op. cit., p. 45, dit justement que « [...] les fictions ne sont pas arbitraires, dans la mesure où elles répondent à un besoin dont nous ne sommes pas les maîtres, le besoin d’imprimer le sceau de l’ordre sur le chaos, du sens sur le non-sens , de la concordance sur la discordance » (souligné par nous).
R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale du récit », in Communications 8, p. 16. R. Barthes oppose les « fonctions cardinales », « charnières » du récit, aux « catalyses », « expansions » assurant le lien entre les « fonctions cardinales ».
Cl. Amey, op. cit., p. 101.
Ibid., pp. 169-170.
J. Pouillon, op. cit., pp. 271-272.
P. Brooks, art. cit., p. 477 : « Le roman policier peut de la sorte être vu comme le modèle du récit en général, et remarquable en ce qu’il démontre et dramatise ouvertement le rapport entre histoire et récit. »
On pense ici à l’affirmation de J. Ricardou, in le Nouveau Roman, p. 39 : « [...] composer un roman de cette manière, ce n’est pas avoir l’idée d’une histoire, puis la disposer ; c’est avoir l’idée d’un dispositif, puis en déduire une histoire. »
V. B. Chklovski, cité par T. Todorov, Poétique de la prose, p. 12.
Cf. Th. Pavel, op. cit., pp. 8-9. Th. Pavel critique cette recherche de la structure unique, notamment en alléguant la réception, « [...] une telle structure découlant elle-même du travail de l’interprétation qui, de par sa nature, est infini et contradictoire. »
Cl. Amey, op. cit., p. 98.
Ibid., p. 192.
Cf. M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 20 : « [...] on écrit parce qu’on manque d’iode. Ou plus simplement c’est une rupture : la réalité extérieure ne te plaît pas et tu la reconstruis avec des mots. »
G. Auclair, le Mana quotidien, p. 138. G. Auclair rappelle p. 133 cette phrase de Nietzsche : « Il n’y a pas de fait en soi. Toujours il faut commencer par introduire un sens pour qu’il puisse y avoir un fait. » C’est ce qu’illustre exactement la démarche du roman policier.
Cf. M.V. Montalbán, op. cit., p. 224 : « Tu vois comme chaque roman [policier, historique, psychologique] a exigé le recours à une construction formelle et à une architecture, ce qu’on appellerait aujourd’hui une stratégie narrative, en fonction du thème traité. »
Cf. T. Todorov, « les Catégories du récit littéraire », in Communications n° 8, p. 145.
Cf. M. Riffaterre, la Production du texte, p. 236 : « Un discours logique, un récit téléologique, une successivité et une temporalité normales, des descriptions conformes aux idées reçues sur la réalité, autant de preuves aux yeux du lecteur que l’écrivain contrôle son texte, que son écriture résulte d’un travail d’art, d’un processus conscient : toute exception, toute anomalie ne manque pas d’être sentie comme le produit d’une pulsion subconsciente, comme une suspension du contrôle de l’artiste. »
Cf. P. Auster, Cité de verre, Arles, Actes Sud, 1987 (éd. orig. 1985), p. 13. Le héros, qui fait par ailleurs montre d’une certaine culture, avoue son penchant pour les romans policiers : « Il savait que la plupart d’entre eux étaient mal écrits et qu’ils ne résistaient pas au plus faible des examens critiques, mais malgré tout il y avait en eux une forme qui l’avait séduit [...] C’était une sorte de faim qui s’emparait de lui, l’envie irrépressible d’un mets particulier, et il ne s’arrêtait pas avant d’avoir mangé tout son soûl » (souligné par nous).
Ibid., p. 94.
Th. Narcejac, op. cit., p. 156. Le fantastique est « l’intrusion de l’imaginaire dans le domaine de la logique, c’est-à-dire de l’abstrait. »
Cl. Amey, op. cit., p. 54.
Cf. ibid., p. 54 : « En bref, c’est dans l’anachronie du texte, tension entre histoire enchâssée (mais qui est la finalité du récit) et l’histoire enchâssante (mais qui est le récit réel et présent), que le roman policier fonde sa singularité. »
R. Barthes, « Structure du fait divers », in Essais critiques, p. 191 : « Il n’y a pas de fait divers sans étonnement (écrire, c’est s’étonner) ; or, rapporté à une cause, l’étonnement implique toujours un trouble, puisque dans notre civilisation, tout ailleurs de la cause semble se situer plus ou moins déclarativement en marge de la nature, ou du moins du naturel. » Cf. aussi p. 194 : « en fait divers, toute causalité est suspecte de hasard. »
Ibid., p. 192 (souligné par nous).
Cf. F. Evrard, Fait divers et littérature, Paris, Nathan, coll. Université, 1997, p. 96 : « Ces anecdotes singulières permettent de réinvestir la totalité du champ historique et d’accéder au général en montrant l’imbrication entre la sphère politique et le champ du privé. »
Ibid., p.7.
J. C. Vareille, « Emile Gaboriau ou l’insoutenable légèreté des signes », in Cahiers des Paralittératures, p. 34.
C’est-à-dire que le criminel n’est pas réduit à un rôle, au sens proppien du terme, comme c’est le cas dans le fait divers. Cf. G. Auclair, le Mana quotidien, p. 57 : « [...] l’agent ou le patient, dans sa relation avec l’action, doit être vu à travers le seul rôle que lui attribue l’imaginaire social, ou, en d’autres termes, être réduit [...] au « faisceau de fonctions » que lui assigne la « culture », c’est-à-dire, en fin de compte, à une abstraction. »
R. Barthes, op. cit., pp. 196-197.
Cf. Th. Narcejac, op. cit., p. 123 : « Des nombres aux lettres, des lettres aux mots, des mots aux choses et des choses aux actes, c’est la même vie qui circule, la même signification qui se fragmente en toutes sortes de sens qui se recoupent et se renvoient les uns aux autres et disent tous, finalement, la même chose. »
S. Freud, l’Inquiétante Etrangeté, p. 245. Le traitement de la fin peut également illustrer cette idée ainsi que la pulsion identificatrice de Belletto. Cf. Entretien au magazine Ecrivain, p. 48 : « Etant arrivé moi-même au bout de cette horreur, j’ai besoin comme dernière issue, à la fois vitale et intellectuelle, de réparer, en espérant que si je répare dans un livre, par un effet mimétique, il y aura une réparation dans ma propre vie. »
R. Barthes, op. cit., p. 196.
Cf. P. Ricoeur, Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité, p. 76 : « [...] la voie, la ligne droite, l’égarement, comme la métaphore du voyage sont des analogies du mouvement de l’existence considérée globalement ; du même coup, le symbole passe de l’espace au temps ; la « voie » est la trace spatiale d’un mouvement qui est le déroulement même d’une destinée. »
J. Pouillon, op. cit., pp. 211-212.
S. Freud, Essais de psychanalyse, p. 62.
F. Evrard, op. cit., pp. 68-69. Cf. aussi p. 125 : « Articulé sur les troubles d’une causalité inexplicable ou dérisoire, ou sur une relation de coïncidence qui renvoie à la fatalité ou au destin, le fait divers apparaît comme un signifiant excessif qui ouvre sur des signifiés pluriels et ambigus. »
Cf. G. Auclair, op. cit., p. 76 . Cf. aussi p. 71 : « Dans le continuum du réel,[...] la pensée naturelle ne cesse de prélever des éléments discontinus en vue de produire des « effets de sens » là où pour la pensée rationnelle il n’y a que de l’aléatoire ou du discontinu. »
J. Ricardou, Problèmes du Nouveau Roman, p. 153.
Th. Narcejac, Une machine à lire, p. 113.
Ibid., p. 113.
Cf. C. Astier, « Histoires de meurtre, réflexion sur le roman », in Modernités, p. 43 : « [...] le meurtre tout seul, c’est-à-dire sans le support de la littérature, ne veut rien dire ».
G. Auclair, op. cit., p. 138.
L’Enfer fait partie des romans « avec » décrits par J. Pouillon, op. cit., p. 71 : « ê tre « avec » quelqu’un, ce n’est donc pas avoir de lui une conscience réfléchie, ce n’est pas le connaître, c’est avoir « avec » lui la même conscience irréfléchie de soi. » Le roman policier classique préfère naturellement la troisième personne, justement parce qu’elle conserve au récepteur les conditions nécessaires à la réflexion - c’est pourquoi l’identification est théoriquement repoussée - ; lorsqu’il utilise la première personne, comme dans le Meurtre de Roger Ackroyd, c’est précisément parce qu’il vise à manipuler le lecteur. L’ère de l’énigme textuelle commence avec ce type de procédés.
C. Bértolo a inventé la formule « A la recherche du temps escamoté » pour caractériser l’oeuvre de Marsé, que lui-même appelle la « chronique romanesque de trente ans ». Cf. Panorama du roman espagnol contemporain, Etudes Sociocritiques, Montpellier, 1996 (1ère éd. 1979), p. 248 et note.
Cf. J. Pouillon, op. cit. Le chapitre 2 de la seconde partie est consacrée aux « romans de la durée », et le chapitre 3 aux « romans de la destinée ».
P. Ricoeur, Temps et récit II, p. 36.
U. Eco, l’Oeuvre ouverte, p. 267. Cf. aussi p. 105.
F. Evrard, op. cit., pp. 68-69. Le roman d’Amette s’oriente seulement vers cette perspective, sans tout à fait la rejoindre, la pensée de la contingence n’étant pas assimilable à celle de l’absurde. Cf. J. Pouillon, op. cit., p. 26 : « La contingence en effet ne signifie pas qu’on aurait affaire à une simple suite dont les termes resteraient extérieurs les uns aux autres, elle ne signifie pas absence de liaison et par suite absence de sens [...] en l’affirmant, on demande simplement que la liaison mise entre les événements ne soit pas présentée comme la seule possible ni surtout comme univoque : elle peut être vécue différemment par des individus différents. »
J. Pouillon, op. cit., pp. 140-141 (souligné par nous).
Cl. Amey, op. cit., p. 150. A l’inverse, la même structure peut se fossiliser dans des romans aux « formes pétrifiées », qui cultivent ce syntagme causal et l’énoncent mécaniquement.
Cf. Th. Narcejac, op. cit., p. 242 : « Le roman policier ignorera toujours l’existence, cette façon incompréhensible d’être-au-monde sans raison, sans cause, comme une brève phosphorescence entre deux néants. Lui, au contraire, se nourrit de causes et d’effets ; il est un concret pas construction, opposé à un concret par destruction. »
J. Dubois, op. cit., pp. 61-62.
A l’extrême, d’ailleurs, et à l’inverse de cette littérature moderne refusant la causalité, il faut penser aux jeux oulipiens appliqués au domaine policier. Cf. par exemple Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Gallimard, Folio Essais, 1981, p. 325 : « Un meurtre au début ouvre des permutations d’onze actions pour 3 personnages. [...] Les séquences données par l’ordinateur doivent pouvoir révéler des chaînes d’événements rattachés par des possibles liens logiques [...] Chaque nouvelle relation de la chaîne en exclut d’autres. »
Th. Pavel, op. cit., p. 155.