1.3. Cheminement de l’écriture

1.3.1. Le récit de la quête d’un récit

Parmi ces « indices voyants », l’incomplétude est sans doute ce qui perturbe avant tout les lecteurs de romans policiers. Du passage d’un Paul Clément à un Jacques-Pierre Amette, d’un Paul Benjamin (Fausse balle) à un Paul Auster, c’est sans doute ce qui retient le plus l’attention.

Cette incomplétude pointe peut-être en définitive ce que le roman policier met le plus clairement en scène : l’écriture elle-même. En effet, cette sorte d’absence de point final constitue le négatif parfait de la finalisation du roman policier classique, réputée sans faille, réfléchie, absolue, preuve d’une maîtrise parfaite de l’ensemble du processus d’écriture.

Or, nous avons déjà mentionné quelques écrivains policiers, tel Simenon, dont on sait que le point final leur manquait en début d’écriture. Même le grand initiateur, Poe, connu pour ses exigences finalistes698, a été remis en cause sur ce point, par Borges notamment, qui montre la part de l’inspiration dans ce qui structure l’oeuvre du père de Dupin699. La présence écrasante et transparente des fantasmes dans les nouvelles de Poe, comme dans ses poèmes, - le Corbeau lui a pourtant servi de prototype de composition pour l’écriture de ses récits policiers ! - a depuis lors fait l’objet de nombreuses études. Jean-Paul Colin discute quant à lui l’héritage présumé de Poe :

« Il n’apparaît donc pas tout à fait exact de dire que tout auteur de roman policier commence par la fin : cette conclusion extrapolée d’Edgar Poe est loin de rendre compte du subtil mélange que font nos scripteurs de la structuration calculée et annoncée de leur oeuvre et d’une part irrépressible de liberté imaginative [...]  700

De nos quatre auteurs, Belletto est sans doute celui qui illustre le mieux cette combinaison entre une structure mathématiquement pensée, diabolique de précision, tissu sans faille où tout se recoupe, et l’expression de fantasmes déchaînés, d’un verbe délirant, d’images brutes. Tout se passe finalement comme si l’un permettait la manifestation libre et authentique de l’autre ; rarement une structure empruntée à un genre a aussi visiblement permis à un auteur de s’exprimer. Une obsession s’est traduite en une métaphore (les yeux) qui parcourt et structure le texte tout entier, nécessitant un décryptage.

Sous cet éclairage, l’incomplétude qu’on observe dans Enquête d’hiver rend perceptible ce que le roman policier dit du travail de l’écriture : le détective ne termine pas son enquête aux yeux du lecteur, pas plus que l’auteur ne finit son livre, comme si, plus exactement, il ne parvenait pas à le finir. C’est le sentiment que cette fin étrange peut procurer au lecteur : la mort de Demange semble tellement immotivée qu’elle se laisse passer pour un simple subterfuge, visible dans son extrême maladresse, pour se débarrasser du personnage et du roman, pour faire une fin. Amette rend ainsi l’excipit à sa vérité, à ce qu’il constitue pour l’écrivain de nécessité de finir. Raymonde Debray-Genette analyse bien ce phénomène :

« A quelque étape de son travail qu’il soit, il semble que l’écrivain qui cherche à clore un récit ait toujours la même visée : je ne dis pas résumer, « sommer », parachever le texte qui précède, mais simplement signifier qu’il n’y a plus rien à dire, qu’il ne peut ou ne veut plus rien dire [...] tout programmé qu’il semble devoir être par le début et le cours du récit, il [l’excipit] n’en conserve pas moins son caractère arbitraire [...] 701 . »

Amette met ainsi l’accent sur ce qu’on attend de lui dans le contrat de lecture ; en s’esquivant, il exhibe à la fois l’horizon d’attente du lecteur et la contrainte qui pèse sur lui.

On peut d’ailleurs voir dans ce meurtre du personnage principal par son créateur - et par personne d’autre, l’absence de causes internes au roman le souligne - un écho à tous les crimes perpétrés par les auteurs de cycle policier, qui, tels Doyle et Daeninckx, finissent par ressentir le besoin d’en finir avec leur héros. Comme si, après avoir semblé constituer une garantie d’écriture, une réserve inépuisable de création, donnant à cette dernière une assurance de perpétuité tout à fait rare et mirifique pour un auteur, le personnage finissait par peser bien trop lourd. Peut-être parce qu’il oblige son créateur à écrire, et à renouveler à l’infini la trame qui le porte, véritable travail de Sisyphe. Le personnage semble alors vampiriser l’auteur, absorber et épuiser ses possibilités créatrices. D’où la réaction d’Amette, mettant à mort, avec le personnage, un type générique, au coeur du même roman, avant sans doute de passer à autre chose.

La problématique de l’écriture, mise en évidence par le roman policier, peut s’exprimer par ce rapport au personnage. Didier Daeninckx, dans son entretien avec Alfu, se souvient du confort que lui a procuré l’invention de Cadin, puis du malaise qu’il a ressenti face à ce « personnage gênant », le héros qui oblige au cycle, véritable menace pour le genre aux yeux de ce romancier :

« A chaque fois que ce personnage prenait place dans une de mes histoires, je m’apercevais que l’intrigue était jouée. Il avait une personnalité tellement forte, un fonctionnement tellement précis, il était une telle conscience malheureuse qu’il gangrenait toute l’histoire dès l’instant où il apparaissait. Ce qui fait qu’à partir d’un certain moment, je me suis dit que ça ne pouvait plus continuer 702 . »

Même Montalbán, qui a voulu selon ses propres mots utiliser Pepe Carvalho comme un « recours technique», et qui comme par précaution l’a réduit à un archétype, se plaint de sa créature. Répétant que son détective n’est qu’un personnage de fiction, arbitraire, ‘« invraisemblable en tant que personnage réel »,’ et qui plus est, « construit avec des pièces rapportées », sans originalité, l’auteur s’est trouvé débordé, et évoque des « relations d’amour-haine » :

‘« C’est qu’à présent, comme tout personnage qui se prolonge, qui a d’autres aventures, il arrive un moment où il acquiert une identité propre qui, sous bien des aspects, asservit l’auteur703. »’

 L’évolution du personnage l’a tiré parfois vers la subnormalité (Sabotage Olympique), qui constitue en l’occurrence pour l’auteur barcelonais une voie de libération et de détente, souvent mal perçue des lecteurs fidèles704 ; ce qui ne nous semble pas surprenant : la démarche de Montalbán constitue l’équivalent du meurtre du personnage, apparemment euphémisé - pour ne pas provoquer un tollé comme lors de l’exécution d’Holmes par Doyle - mais en réalité redoutable.

En dehors de la finalisation et du rapport au personnage, bien d’autres aspects du roman policier le signalent comme le lieu où la problématique de l’écriture devient transparente ; nous avons ainsi souligné le rôle du cliché (cf. 1ère partie, 5.1) : son omniprésence dans ce genre, aussi bien chez des auteurs novateurs que chez des auteurs classiques, et dans toutes les branches génériques du roman policier, présente sans fard et d’une manière exacerbée la relation inévitable entre un auteur et le déjà-dit. En fin de compte, le cliché a la même vertu créatrice que le personnage du détective, et que la finalisation : il pousse à écrire, comme la comptine (qui donne même l’idée d’une structure, cf. Agatha Christie), par les extensions qu’il permet dans l’imaginaire du créateur (réactivation, essaimage, métaphore filée), aussi bien que par les réactions qu’il provoque, de l’ordre du rejet ou de l’acceptation. D’ailleurs, lorsque la parodie s’attaque au genre policier, elle se manifeste précisément par son traitement de la fin, du personnage et des clichés.

Ainsi, si les courants littéraires novateurs, depuis le Nouveau Roman, s’intéressent au roman policier, c’est qu’il est le roman où s’exhibe le plus le processus de la création d’une histoire : ici, véritablement, on peut assister à la fabrication du récit, par l’intermédiaire de cette histoire du crime que cherche à produire l’enquête. Or, Jacques Dubois rappelle que

‘« l’oeuvre moderne se donne pour fin ultime - et bien souvent unique - de traiter d’elle-même et de sa création, de se représenter, de se penser et de se définir705. »’

En particulier, la recherche de l’écriture, visible dans le roman policier, en fait le « roman de la quête du roman », comme l’explique Jean-Claude Vareille, qui a dans Filatures tant mis l’accent sur la part fantasmatique du roman policier :

‘« S’il y a quête du texte, il y a nécessairement enquête, l’acte d’écriture mettant en jeu une question - au double sens d’interrogation (que le terme à son tour soit pris dans son acception policière ou dans un sens plus vaste) et de supplice706. »’

 Le détective doit remplir une mission, il lui faut répondre à une question, et cet aspect injonctif traduit narrativement la pression qui pèse sur l’écrivain, cette part de lui-même qui le pousse à écrire707. Cette part est diégétisée par l’instance (police, client), qui juge l’enquêteur et lui réclame un rapport, c’est-à-dire une production rédigée, un récit contraint, rendu à telle date : ‘« Je m’engage à fournir à ma cliente toute la vérité à laquelle je suis arrivé, et qu’elle réclame.[...] Le jour venu, je rendrai mes conclusions à ma cliente’  » (MDS 270-271), affirme Pepe. Cette ponctualité constitue pour Planas une des qualités essentielles du bon détective (70). Le surmoi et ses exigences sont également incarnées par le vieux Marquis de Munt, figure du père (âge, rang), qui adresse à Carvalho un regard d’une « certaine dureté critique » (209).

La veuve Pedrell presse Pepe Carvalho ( ‘« Je veux des conclusions le plus vite possible »’ (215)), puis énonce un jugement négatif à l’égard de son rapport (« Trop long » (309)), mimant la sanction éditoriale. ‘« Mon juge, c’est mon client »’ (281), avoue Pepe à la fin du roman, comme s’il formulait un envoi ; ‘« [...] tu es trop bavard’ » (286), lui reprochait déjà Larios. Le détective/écrivain doit alors improviser une autre version, et dans les dernières lignes des Mers du Sud (313) se trouve un hommage aux livres accomplis, ceux dont on retient le message, ces textes définitifs, impressionnants pour l’écrivain qui vient après eux ; l’intertextualité massive n’est-elle pas, d’une certaine façon, l’ultime subterfuge pour remplir la feuille, et rendre, en dépit de tout, quelque chose d’écrit ?

‘« Il fallait que je fasse mon rapport » ’(26), s’excuse l’inspecteur de Marsé. Disposé pourtant dès l’incipit à prendre congé ‘(« L’inspecteur,[...] se dit salut, va-t’en au diable »),’ sans courage, il doit obéir à un ordre obscur, « et cette mission le mettait de mauvaise humeur » (43). Le chef du SRPJ, avec son ‘« éternelle expression raide »’ (93), réclame lui aussi sa copie à Demange. Celui-ci est humilié de devoir avouer son improductivité, son retard, devant tous ses collègues : ‘« Il devait une explication » ’(95). D’autant plus qu’il a déjà été confronté à un « dossier » complet, rédigé avant même que sa propre enquête - sa propre rédaction - n’ait réellement commencé : Vie et mort de Roland Sallenave. A travers l’exhaustivité suggérée par le titre, ce livre se présente à l’écrivain/détective comme le modèle culpabilisant, que lui soumet le père Boislevent, lui montrant que sa propre production ne pourra n’en constituer que la redite et le brouillon. Demange n’atteindra jamais cette complétude, le roman d’Amette ne saurait porter un tel titre : après bien des égarements, il n’aboutit pas en tant que contenu narratif (c’est-à-dire en tant qu’enquête). L’injonction du patron et l’humiliation du père Boislevent figurent la position de l’écrivain face au surmoi qui le force à écrire et juge ce qu’il écrit sans complaisance. Le poids de ce regard est traduit par le rêve de Demange, où « les flics riaient derrière son dos » (149).

On pourrait croire que Soler est le seul à échapper à cette nécessité, puisque le rapport sera fait dans l’Enfer par un policier en bonne et due forme, surgi à la dernière minute comme pour délivrer le héros de cette obligation rédactionnelle ; d’où les symptômes convulsifs manifestés par ce commissaire/ « nègre » providentiel ! Mais l’Enfer exprime autant que les autres les tourments de l’écriture, puisque Michel s’est trouvé chargé par Von Gottardt d’une biographie, qui pourrait s’appeler Vie et Mort de Rainer Von Gottardt. Or, Rainer est le Dieu de Soler, et « il était pressé » (54). Si Michel consent à cette demande impérieuse, c’est qu’il est persuadé de se suicider le soir même, échappant ainsi à cette mission surmoïque (80-81).

Des quatre héros, Soler est donc celui qui étaie le plus visiblement notre thèse de la perception qu’on peut avoir de l’écrivain derrière le personnage du détective, puisqu’il est lui-même écrivain (en même temps que musicien, comme Belletto). L’intense humiliation ressentie lors de sa première publication est tout à fait parlante708, et l’auto-célébration (par le biais de Rainer ou d’Annie) présente dans le roman constitue une thérapie romanesque (cf. 1ère partie, 5.3.1). Ecrire est d’abord vécu comme une tâche impossible : ‘« J’avais du mal à écrire, j’en aurais tiré la langue comme un écolier »’ (110). Face à l’image illustre d’un Ballestron (249), écrivain « prolifique » (249), le moi de l’écrivain d’un livre unique pâlit. L’écriture est déformée, malade, ‘« étrange et incontrôlable »’ (111). La machine à écrire de Michel (111), avec ses touches déficientes, qui n’obéissent pas, trahissent la pensée ou meurtrissent les doigts, est la concrétisation des souffrances liées à l’écriture. Il cache à Rainer ‘« ses difficultés de graphie’ » (168) (terme euphémisant les difficultés d’écriture) et se rassure en pensant que son commanditaire ne pourra pas, et pour cause, le lire in extenso. En même temps, le type même de l’oeuvre qu’il est en train d’écrire le garantit de l’angoisse liée à la terminaison : il sait déjà que la mort de Rainer lui donne le mot de la fin. Au milieu du roman, les choses s’arrangent : le livre (l’Enfer) est effectivement en train de s’écrire, donc le livre dans le livre aussi ; l’angoisse du créateur s’atténue, et l’écriture s’accélérant, la confiance grandit ‘: « Du beau et bon travail »’ (285).

Le parallèle entre le roman de Belletto et l’oeuvre du personnage est encore rendu évident par le fait que, curieusement, Michel rédige la biographie de Rainer à la première personne, c’est-à-dire suivant le point de vue adopté par Belletto dans l’Enfer. Le roman écrit par Belletto inclut donc le récit de sa propre conception, des difficultés de sa genèse et des aléas, entre désespoir et euphorie, de sa production. D’ailleurs, Belletto inscrit ce thème dès les premières lignes de l’Enfer 709, qui disent, par leur rythme tourmenté, la difficulté d’écrire : ‘« J’entrepris d’écrire, à l’attention de ma mère adoptive, une lettre de suicide, que j’enverrais peu avant de me donner la mort, dans trois jours, une semaine, un mois, je ne savais, mais enfin ce serait chose faite, je veux dire écrire cette lettre. »’ En condamnant le héros dès le commencement, l’écrivain semble vouloir se soustraire à l’obligation d’écrire - et protéger son récit de tout jugement, en lui donnant des airs de rescapé ! Cette entrée en matière est si évocatrice de la souffrance liée à la première ligne, à la première page, que se perçoit immédiatement l’auteur derrière le personnage, malgré tout ce qui dissimule un auteur.

Car le roman policier dit encore quelque chose de l’écriture à travers un de ses clichés essentiels : le masque. Hérité des romans de la prairie, ce topos de la dissimulation parcourt le corpus policier, de Vidocq à Fantomas, en passant par Lupin et Holmes : en premier lieu, évidemment, le criminel se dissimule, par exemple sous les traits de l’homme le plus urbain qui soit, dans le cas du Docteur Sheppard, dans le Meurtre de Roger Ackroyd. Qui irait soupçonner les Dioblaníz, dans l’Enfer, ces notables lyonnais, pharmaciens et mécènes réputés ? Un masque, même transparent, protège les Boislevent : un simple policier comme Demange ne pourra les atteindre, quoi qu’il découvre. Le détective, comme le chasseur, doit souvent également, comme Pepe à San Magin, se dissimuler s’il veut arracher son masque au criminel. Poirot joue à l’idiot, il semble faire toute confiance à Sheppard et célèbre ses vertus.

Or, cette esthétique du travestissement fonctionnel traduit bien le mécanisme même de l’écriture fictionnelle, qui recouvre la personne du scripteur sous un masque. Est-ce pour mieux capturer cet être sans visage qu’est le lecteur ? Cette dissimulation narrative rend ainsi l’auteur inaccessible, et on ne parle plus que du narrateur. Le roman policier rend ce phénomène évident, puisque la narration se voit classiquement confiée à un Watson qui fait oublier qu’il n’est qu’un masque déformé, un écran opaque. La protection de l’auteur est d’autant mieux assurée s’il se dissimule derrière une narration polyphonique, comme Montalbán. Dans l’Enfer, au contraire, la narration à la première personne semble sans cesse nous renseigner sur les fantasmes de son créateur. Mais attention : le cas de Sheppard nous éclaire largement sur ce masque suprême que peut constituer le fait de dire « je » dans un récit.

Quoi qu’il en soit, dans l’Enfer comme dans le Meurtre de Roger Ackroyd 710, le lecteur est pris au piège de cette narration masquée ; elle se déguise et se dérobe seulement davantage chez Belletto, qui jusqu’au bout nous laisse sous la domination de cette voix narrative qui nous donne sa vision des choses, dissimulant pour toujours ce qu’il nous a caché - et que Poirot rétablit in extremis dans le roman d’Agatha Christie. Or le lecteur, soumis à l’authenticité de sa lecture, ne peut guère envisager de lutter à armes égales avec l’auteur, puisque ce dernier est le seul à parler et donc à pouvoir déguiser sa voix et son discours. D’où ce climat de suspicion généralisée lorsque le lecteur, au courant de ce siècle, s’est rendu compte qu’il ne fallait pas se fier aux apparences711. Le criminel/romancier, par nature, est donc celui qui court toujours... même s’il revient toujours sur les lieux de son crime.

La méthode même du détective n’est pas sans évoquer par transparence celle de l’écrivain ; Jean-Claude Vareille a ainsi pu établir de façon probante un parallèle entre Simenon et Maigret au travail :

« [...] les méthodes policières de Maigret s’expliquent par les habitudes d’écriture de Simenon qu’elles transposent au niveau fictionnel [...]  712  ».

Grâce à lui, il est devenu clair que le détective est la figure narrative de l’écrivain en train d’écrire. Le lien romancier/détective est explicite dans les Mers du Sud ; quand on s’étonne de sa raison sociale, Pepe a une réponse d’auteur ‘: « C’est un métier comme un autre. Vous n’avez jamais lu de roman policier ? »’ ( 228). Il est ce dieu dont dépend le sort des personnages, soumis à sa « décision jupitérienne » (292) et qui l’invoquent pour obtenir « une happy-end » (301). Il peut même suggérer des variantes, par exemple sur la façon dont on peut se débarrasser d’un cadavre  (301) puisque c’est bien lui qui doit avoir de l’« imagination littéraire » (301).

Ainsi, Pepe Carvalho, image du romancier, spectateur et voyeur de la vie des autres, est obsédé par l’objet de sa quête - le personnage - jusqu’à l’identification totale - comme Demange. Comme lui, Pepe est affamé (ce que symbolisent ses accès boulimiques) d’un contenu romanesque : ‘« Les détails vous font jouir »’ (232), lui reproche Mima‘. « Il avait passé sa vie à contempler celle des autres, Demange. Comme un chat. Et brusquement, il avait été dévoré par le reflet du chat »’ (150), écrit Amette au sujet de son détective. Pepe est souvent rempli d’« indécision » et se la reproche (67), tentant de sauver les apparences à ses propres yeux en faisant semblant d’avancer « à grandes enjambées qui se donnaient l’air efficace » (68). Il traîne, fatigué sans raison autre que l’improductivité, et cet état extériorise une inquiétude évoquant celle de l’écrivain, angoissé par l’idée de ne pas parvenir à aboutir. Parfois aussi, ce qu’on écrit paraît étranger, très loin de soi, on n’y croit plus : ‘« Par moments, la scène s’éloignait de lui » ’(292). Pepe essaie de se rassurer en fixant la date où il pourra conclure, c’est-à-dire en planifiant son travail, comme l’écrivain consciencieux et tranquille : ‘« Dans une semaine, plus ou moins, mon rapport sera terminé 713»’ (216). Mais cette conclusion le met mal à l’aise ; l’approche de la fin le rend triste, inquiet, le plongeant dans un état qu’il compare à une mauvaise « digestion » (275). L’épilogue lui-même entraîne la fuite dans l’ivresse - déjà chargée de procurer l’étincelle de l’inspiration ; et ces deux fonctions de l’alcool évoquent bien sûr Simenon714.

Le processus créatif, « l’aventure d’une écriture 715 » (J. Ricardou), s’exprime bien dans ce qui structure le roman policier - surtout de souche française, les romans anglo-saxons étant plus intellectuels - et le polar : le cheminement. Jean-Claude Vareille rappelle qu’en cela, le roman policier ne fait que narrativiser une métaphore courante, écho d’une pratique primitive (la chasse), qui présente l’avantage de concrétiser le processus de la réflexion : le ‘« cheminement de la pensée ’ 716 ». Celle du détective n’est que le reflet de celle de l’écrivain, qui poursuit son idée et court après l’inspiration.

Le criminel est indéfini, son personnage est élidé, parce qu’il constitue la page blanche, contre laquelle l’enquêteur/romancier se bat, gagnant peu à peu de l’espace sur son ennemi. Ainsi peut-il combler l’autre grande figure de la page blanche, perçue cette fois dans son inquiétante immobilité : la victime ; cette page qui fait échec à l’écriture d’une histoire dans Enquête d’hiver, cette page accusatrice et censurée dans Boulevard du Guinardo. Il faut le faire parler, ce mort, lui faire produire du texte. Déjà Gaboriau, dans Monsieur Lecoq, comparait l’endroit où l’enquêteur cherche des traces à une

« immense page blanche, où les gens que nous recherchons ont écrit non seulement leurs mouvements et leurs démarches, mais aussi leurs secrètes pensées, les espérances et les angoisses qui les agitaient 717 . » 

A l’écrivain, en quête de personnages, dans la même solitude que le détective, face à deux figures indessinables, réduites l’une par l’autre au silence, et en quête d’écriture, de retrouver et de révéler ce qui est écrit sur ce ‘« terrain vague, couvert de neige »’, évoqué par Gaboriau...

Le cauchemar de Demange constitue le pendant négatif de la confiance manifestée par le détective de Gaboriau ; la neige, la page blanche, n’inspire plus rien, l’écrivain a perdu sa piste : ‘« Un homme marchait dans une plaine neigeuse le long d’un sentier qu’il était seul à deviner. Mais voilà : près de la lisière d’un bois, le sentier disparaissait [...] ».’ Dans les Mers du Sud, la figure de la « toile blanche » (53) exprime l’angoisse liée à la page vierge : le romancier/détective s’implique tellement dans cette quête du texte qu’il devient lui-même cette toile où devraient venir s’inscrire des récits de vies. L’écrivain doit se battre avec ce vide, ou avec le trop plein de ses lectures, réminiscences qui recouvrent impitoyablement cette page, et dont il lui faut triompher, d’une manière ou d’une autre718.

L’acte d’écrire, vécu comme une sollicitation à laquelle on ne peut se soustraire, une exigence intérieure, est figurée dans Boulevard du Guinardo, comme dans bien des romans modernes, par ce cheminement sans but, qui se disperse, qui oblitère sa finalité, comme si elle faisait peur au héros, comme s’il appréhendait de ne pas y parvenir. Il est intéressant de constater que même dans les romans où le récit 2 (l’enquête) n’aboutit pas au récit 1 (le crime), comme dans Enquête d’hiver, ou bien dans ceux où le récit 2 n’appelle pas de récit 1, comme chez Marsé, l’angoisse liée à la nécessité de produire ce texte persiste, et les images exprimant les tourments de l’écrivain et les souffrances liées à la nécessité de produire du texte abondent.

L’inspecteur de Marsé, conscient de ce que sa mission a de stérile, ne fait qu’errer, de ‘« trottoirs solitaires » (24) en « place déserte »’ (62) depuis qu’il ne peut plus remplir ses fonctions : ‘« Tu n’es pas à la retraite et déjà tu commences à ne pas savoir où aller »’ (14), se plaint sa belle-soeur. Les idées suicidaires de l’inspecteur, ses difficultés physiques pour continuer à marcher, sa complaisance à ‘« se laiss[er] conduire » (’50) et embarquer dans de multiples directions - digressions qui occupent et remplissent le temps narratif 719 -, tout ce contenu romanesque symbolise les angoisses et les aléas du processus créatif.

La seule solution semble être de se laisser mener par ce ‘« mensonge ambulant’ » (123) qu’est la fillette, incarnation de la fiction, ‘« par les méandres et les ruses de cette morveuse en socquettes » ’(93) qui constitue l’événement et le récit, face à l’alternative de la mort. La vie de l’inspecteur semble suspendue à cette promenade dans le mensonge : ‘« la moitié retraitée de son corps allait bras dessus bras dessous avec cette fille solitaire et enjôleuse et l’autre moitié gisait quelque part, un bonbon incrusté dans la tempe »’ (76, cf. 89). Quand elle le laisse, il erre sans but ou somnole.

La présence d’autres personnages errants et le décor ruiné, usé et rouillé, le paysage désolé, de la Montagne Pelée à la Vallée de la Mort - ‘« un paysage pourri qui fatiguait l’imagination » (75) -, de la morgue au cimetière, du « cynodrome abandonné »  au « bal [...] désert » ’(89), symbolisent l’aridité et le blocage de l’écriture, ses difficultés pouvant être figurées par les rues impraticables et/ou nécessitant une « dure grimpette » (110) ‘: « Foutu quartier qui n’arrête pas de monter et de descendre et de vous crever ». ’

L’épuisement qui découle de ce cheminement créatif est rendu par le renversement de situation final : ‘« l’inspecteur la menait par la main, mais il ne semblait plus la tirer, mais se tirer lui-même : silencieux et las, vacillant sur ses jambes lourdes’ » (120). Le policier mourra quand la jeune fille - l’inspiration ?720 - l’aura définitivement quitté, retournant vers des ‘« rues encore bien fréquentées »’ (124). Elle ne faisait jusqu’alors qu’aller et venir sans l’abandonner tout à fait, consciente de son pouvoir, le menaçant d’interrompre la promenade - et donc le récit - lorsqu’il voulait lui imposer sa volonté ‘: « Alors, on n’en parle plus [se acabó = c’est fini]. Nous n’allons plus nulle part »’ (98).

A cet instant du texte, d’ailleurs, Rosita, cessant de vouloir cheminer, récite son rôle : l’intertexte de Ste Eulalie prend la place de la création originale. L’inspecteur cède alors pour que le récit puisse reprendre... Malgré son incapacité et son épuisement grandissants, l’inspecteur s’entête à vouloir avancer, en dépit des offres tentantes de Rosita, qui l’encourage à l’immobilité : « A y bien réfléchir, vous pourriez vous éviter la promenade, dit-elle. Il faut que vous ayez envie de marcher » (74). On pense à Belletto : « Il faut avoir la soif de recherche chevillée aux intestins pour faire des recherches cet août-ci » (203)...

Dans un passage précédent, la jeune fille relance le policier en massant ses pieds qui refusent de l’emmener jusqu’à son but : « de furieuses petites mains le soulageaient à travers sa chaussette » (52). Le lapsus qu’elle commet alors, en diagnostiquant le mal dont souffre l’inspecteur, est révélateur, car il contient l’idée de descendance : « Défaut d’irrigation consanguine » (51). Ce massage apaise momentanément les frustrations du policier, tout ce qui le paralyse.  L’inspecteur cherche à capter et à retenir Rosita, ainsi qu’il l’a fait avec Pili : « Ces pauvres gosses sont comme vos filles » (36), lui dit son ancien patron. Il s’agit symboliquement de s’approprier la matière d’un récit, pour lutter contre la peur de la stérilité : « il pensa vaguement à sa femme et aux enfants qu’il n’avait pas eus » (33). A cet instant, les idées morbides l’envahissent.

L’angoisse du personnage face à cette maladie qui affecte ce qui devrait faire de lui un géniteur, un (re)producteur, illustre encore les tourments créatifs. Tout comme ses sentiments ambigus envers les enfants, enfants adoptés comme Pili, enfants captés comme Rosita, gardés jalousement, punis physiquement pour avoir forcé le regard de l’inspecteur à changer, à ne plus les voir comme des enfants, comme ses enfants, mais comme des femmes qui ne lui appartiennent pas721 : « Ne te fais pas d’illusions. Tu ne te débarrasseras pas de moi » (74), dit-il à Rosita.

Dans tout notre corpus, se pose en effet un problème de génération, qui symbolise notamment la peur de rester improductif : Soler vit dans le souvenir d’un père « génie » (24) magnifiquement « créatif » (24, 136)722 - comme le père adoptif qu’il s’est choisi, Rainer. Il rejette l’idée de procréer, comme Pepe, qui prend acte des regrets de son père quant à sa propre conception723, et qui, à partir d’éléments génétiquement dispersés (les témoignages, les traces), crée l’objet humain de sa quête, comme le romancier met au monde ses personnages. Le refus de concevoir concerne aussi apparemment Demange, qui refuse de se marier et vit dans la nostalgie de son propre père : comme Pepe, il « adopte » l’objet de sa quête et en fait sa créature724. Mais là où Pepe « accouche » de Larios (ce « gamin » qui porte un nom de la famille réelle de Montalbán), Demange reste stérile, clos sur lui-même : il n’y aura pas de récit 1. Qu’est-ce à dire sur la fertilité de l’écriture expérimentale, sur l’inquiétude qu’elle comporte à ce sujet ?

Le caractère infantile de Soler trouve un écho dans la maladie de l’inspecteur de Marsé, qui ‘« affecte surtout les nourrissons’ » (19) ; mais si chez le premier on observe une certaine complaisance à rester dans l’enfance (où l’instinct sexuel, nous dit Freud, ‘« est encore indépendant de la fonction de reproductio’ n 725  »), chez le second se perçoit une véritable souffrance, inscrite dans le corps, la hantise de ne rien produire, perdant ainsi tout avenir, toute place, et dans le lit de sa femme, et dans les commissariats. L’exclusion de l’inspecteur, jeté sur les trottoirs à la suite de Rosita, est symbolisée par sa maladie : son testicule n’est plus à sa place ; il va-et-vient, au gré des pulsions morbides du personnage, instable, inquiétant et dérisoire, comme l’inspecteur726.

Pourtant, la création tient précisément à ce fragile équilibre, qui fonde l’incertitude de l’écriture. Car ce qui stimule l’imagination de l’écrivain et peut le rendre productif, comme ce qui excite le détective dans ses déplacements, c’est le vide, le manque - qui fonde le roman policier. D’où, peut-être, l’importance du thème du rien, chez Amette 727.  Le détective diégétise le romancier ; il doit (re)constituer une histoire à partir d’éléments épars, toujours un peu les mêmes de par les décors, les circonstances, les actants et les motivations qu’ils manifestent : une histoire qui ne ressemblera justement pas - ou pas en tout – « à toutes les autres ». Ce qui le stimule, c’est l’absence, le creux, comme le détective de Paul Auster, Bleu :

« A mesure que les jours passent, Bleu se rend compte qu’il n’y a pas de limite aux récits qu’il peut concocter. Car Noir n’est rien de plus qu’une sorte de manque, un trou dans la texture des choses, et une histoire peut tout aussi bien qu’une autre combler ce creux 728 . »

Comme l’illustre la réécriture par Pierre Bayard de la solution posée par Poirot pour le meurtre de Roger Ackroyd, on peut toujours proposer une autre version, une autre histoire. On le voit dans l’Enigme de Rezvani, où de multiples scénarios sont évoqués par les enquêteurs : une histoire par suspect possible est écrite, variant selon l’approche de chacun, selon ce que la situation mystérieuse a suscité dans son imaginaire. Les tâtonnements, les versions successives qui s’élaborent équivalent aux brouillons du romancier729. Dans l’Enigme, ou dans les romans de Sébastien Japrisot, on sent bien une jubilation à accumuler les possibles. Mais parfois, l’accumulation de scénarios, d’ébauches d’histoires, témoigne de l’esthétique du soupçon généralisé, d’une inquiétude paranoïaque liée à la polysémie du signe, qui empêche de choisir un scénario et de le faire aboutir.

 L’important est que le manque a suscité cette création. A une condition : il ne faut pas que ce soit un vide absolu. Dans Enquête d’hiver, il semble que l’écriture se perde avec le détective, parce qu’il n’y a plus de ‘« texture des choses’ » autour du crime, plus de chaîne d’événements, plus de contexte. Demange ne cesse de regarder par les fenêtres, mais il n’en retire rien730.On assiste alors à l’expérience du vide réel de la création, causée par le rejet du cliché : Demange a refusé que s’écrive cette histoire ‘« comme toutes les autres’ », et il se retrouve en face d’une alternative définitivement manquante ; rien d’autre ne se construit. Le récit s’effiloche, de plus en plus elliptique, de moins en moins anecdotique.

Le détective de Friedrich Dürrenmatt, dans la Promesse, témoigne lui aussi de ce passage par un moment dangereux dans le processus créatif, lorsque rien ne le stimule ou ne le soutient ; son détective se marginalise socialement, puis s’enferme dans son obsession, parce qu’il n’est pas parvenu à dénouer le mystère, à faire aboutir son enquête. D’où le cliché du labyrinthe : le cheminement devient errance angoissante à l’intérieur du livre qui ne s’écrit plus. On peut d’ailleurs poser comme hypothèse que cette impossibilité d’écrire l’histoire, cette panique du créateur devant le vide réel de la page, est diégétisée par le personnage, de plus en plus fréquent dans le corpus policier, du détective devenu fou.

Paul Auster s’intéresse manifestement à cette déviance, puisque par exemple dans Cité de verre, l’histoire ne parvient pas à se reconstituer et entraîne le détective dans la folie. Ce roman est par ailleurs intéressant puisque le détective n’en est pas un : c’est un écrivain de romans noirs, Quinn, contacté par erreur pour résoudre une énigme. Il ne parvient pas à écrire l’histoire, à relier les éléments :

« Mais il ne pouvait rien faire d’autre que d’observer, consigner ce qu’il voyait dans le cahier rouge et rôder stupidement à la surface des choses 731 . »

Il cherche de l’aide auprès d’un autre personnage qu’il prend pour un détective et qui est écrivain : il s’appelle Paul Auster ! Ce dernier ne fera rien pour sauver Quinn, et le narrateur déclare lui en tenir rigueur. Cité de verre illustre parfaitement l’idée de Jean Ricardou, selon laquelle ‘« la fiction est inspirée par l’écriture’ 732  », puisque le méchant supposé, Stillman (qui porte dans son nom l’idée de pérennité), marche chaque jour selon un itinéraire qui dessine une lettre, jusqu’à composer « La tour de Babel ». Stillman représente la figure redoutée et culpabilisante - car préservée des aléas de la création - de l’écrivain démiurge, à l’oeuvre raisonnée, finaliste, parfaitement maîtrisée. Il s’agit ici, comme dans tant de livres depuis les auteurs classiques, d’une énigme scripturale, renvoyant à ce que dit le récit policier du processus de l’écriture :

« Les grands récits se reconnaissent à ce signe que la fiction qu’ils proposent n’est que la dramatisation de leur propre fonctionnement 733 . »

Quinn, réduit à transcrire ce qu’il voit sans en pénétrer le sens, fait appel à un écrivain, comme Auster a appelé au secours, alors qu’il était un écrivain maudit, tous les auteurs policiers qu’il lisait alors, afin de l’aider à aboutir734 .

Mais en réalité, l’écrivain est dans tous les rôles : le détective, qui met à jour une histoire, la réécrivant sans cesse jusqu’à atteindre sa perfection ; les suspects qui essaient de multiples versions, qui expérimentent des points de vue variés ; et aussi la victime, qui figure l’aphasie tant redoutée : le récit inarticulé, refoulé ou retardé, recherché avec méthode ou appréhension, troublé, bégayé parfois jusqu’à l’échec total, dans le cas des énigmes sans élucidation, image des romans qu’on ne peut achever.

L’écrivain, c’est bien sûr aussi le criminel qui invente le sujet735, qui provoque l’événement, les complications, retarde le dénouement. Le cliché de la toile d’araignée dans le corpus policier - proche de celui du labyrinthe - rend compte de l’impression machiavélique qui se dégage de ce que le criminel a manigancé, faisant prisonnier le détective par la force de sa mètis 736. Ce tissage serré où se prend le détective est évidemment comparable au texte, dont l’auteur ourdit la trame afin de posséder le lecteur. Usant d’ailleurs de la même métaphore, André Green disait d’Henry James - qui a emprunté au genre policier - qu’il

« tissait sa toile comme une araignée patiente préparant le filet où se prendra le lecteur 737 . »

Enquête d’hiver laisse transparaître de façon originale cette stratégie d’écriture qui se diégétise habituellement dans le personnage du criminel - lequel n’est souvent rien d’autre que celle-ci, tant on néglige son individualité de personnage. En effet, en supprimant le personnage du criminel, Amette laisse paraître à quel point le filet dans lequel se prend l’enquêteur, et à travers lui le lecteur, c’est bien l’auteur qui l’a tissé, et lui seul. Le lecteur qui se sait possédé ne peut en rendre responsable un quelconque personnage. D’une autre façon, Montalbán, en minimisant jusqu’à l’effacer la figure du criminel Larios et en vaporisant la culpabilité sur plusieurs personnages distincts, exprime bien lui aussi que le labyrinthe qui retient Pepe prisonnier est l’ouvrage du seul auteur ; et il confesse d’ailleurs bien volontiers cette responsabilité :

« Dans les romans policiers, Aguirre, c’est toujours l’auteur qui est l’assassin 738 . »

Michel de M’Uzan reprend lui aussi, pour traduire l’activité de l’écrivain, des images policières ; on dirait vraiment que son propos s’applique à la toponymie policière, au sens propre (l’itinéraire, la ville) comme au sens figuré (la stratégie du criminel) :

‘« L’écriture lui sert à tout compliquer. D’un méandre il fait un dédale inextricable d’où partent constamment de nouvelles voies qui fascinent et égarent... Il ne cesse (...) de créer des masques qui se recouvrent mutuellement [...] Il cherche à déplacer le lecteur vers un autre monde en le privant de ses repères habituels739. »’

Le lecteur, comme le détective, est en quête d’indices pour trouver un sens au livre : une direction, une signification, errant dans la structure labyrinthique du roman, édifiée par cet « ingénieux ingénieur 740 » qu’est l’écrivain, à l’image de ce « dieu lieur 741» qu’est le criminel. Le lecteur est pris dans le filet que constitue l’énigme742, tressée par un auteur rusé. D’où les liens entre le roman policier et la ville labyrinthique moderne.

Dans Boulevard du Guinardo, c’est Rosita, émanation de la ville et incarnation de la fiction, qui diégétise les « ruses » de l’auteur et les « méandres » par lesquels il fait passer le lecteur (93). Elle possède comme le récit une mètis de séduction, grâce à son physique ambigu et à son ‘« bavardage mielleux’ » (72), qui endort le policier/lecteur (50) et lui dicte son allure. La direction initiale de l’inspecteur se trouve sans cesse déviée par l’« embrouillamini d’obligations prétendument inévitables » (89) qu’elle invente, équivalent des ruses du discours narratif, et qui peut dissimuler ses véritables intentions, son identité réelle743. Le détective, comme le lecteur, peut opposer à cette puissance de tromperie son « odorat de vieux limier » (BDG 102), son flair et sa sagacité, pour « conjecturer », c’est-à-dire utiliser les indices (tékmor) pour établir un itinéraire à suivre, trouver une direction, un sens du parcours (póros)744.

Mais, malgré tout, le lecteur n’a pas plus le choix que l’inspecteur : il doit suivre l’enfant menteuse et séduisante. Michel de M’Uzan fait remarquer l’inauthenticité fatale du langage :

« Ecrire (...) consiste (...) à dire autre chose que ce que l’on croit dire, à mentir sans le savoir pour révéler quelque vérité ignorée. L’écrivain ne cesse de montrer et de cacher 745 . »

Car comme l’inspecteur, si l’écrivain ment, c’est qu’il est lui-même « pris dans les rets de la parole 746 », dans ce style qui lui est propre et par lequel s’exprime son refoulé. Jean-Claude Vareille a montré que les difficultés du détective à affronter les trous dans ce qu’il commence à tisser de réflexion sont l’image des problèmes créatifs747 : quelque chose échappe au scripteur, quelque chose a du mal à s’écrire. La direction globale de l’oeuvre peut même lui échapper : dans Boulevard du Guinardo, c’est l’inspecteur qui a choisi la direction, il la rappelle sans cesse à la jeune fille, mais en même temps il la laisse l’emmener, elle le fait dériver vers d’autres voies, symbole des aléas de la création, entre ce que l’auteur peut choisir et ce par quoi il est agi et commandé :

« Le texte, dans sa génération, doit ruser sans cesse avec ce qui dans son choix n’est pas choisi et l’engage hors de sa voie. Parcours à rectifier à chaque phrase, à chaque mot. Migration de sens vers la signification 748 . »

En ce sens, on peut appliquer au genre policier, prétendu emblème de la création finalisée, la théorie de Jean Bellemin-Noël :

« Il est impossible de prétendre que l’écrivain sait à l’avance ce qu’il va écrire 749 . »
Notes
698.

Ces exigences sont analysées par Th. Narcejac, op. cit., pp. 19-21, à partir des affirmations de Poe dans l’introduction de son poème le Corbeau : « Mon dessein est de démontrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard, ou à l’intuition [...] ».

699.

J.L. Borges, « le Conte policier », in Autopsies du roman policier, pp. 295-296.

700.

J.P. Colin, le Roman policier français archaïque, p. 163.

701.

R. Debray-Genette, Métamorphoses du récit, pp. 85-86. En note 1, p. 87, R. Debray-Genette note justement que « le roman moderne cherche à échapper à toute forme nette d’excipit. Pourtant, souvent, il ne peut s’empêcher de faire allusion aux modèles évités ». Chez Amette, cette allusion prend l’allure d’un pied-de-nez au code et au topos de la mort conclusive.

702.

D. Daeninckx, « Entretien avec Alfu », in Polar, Mode d’emploi, p. 145.

703.

M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 147, p. 137, p. 90, et p. 147.

704.

Cf. ibid., p. 195 : « Et je pensais que j’en avais tout à fait le droit, que Carvalho résisterait à cette épreuve, et je maintiens que ce roman sera beaucoup mieux compris dans quelques années, comme application des immenses capacités du personnage à se prêter entièrement au discours de l’absurde. »

705.

J. Dubois, le Roman policier ou la modernité, p. 59.

706.

J.C. Vareille, l’Homme masqué, pp. 193-194.

707.

Ibid., p. 195 : « Autrement dit encore, la voix narrative n’est pas libre de faire son rapport ou non : elle s’y trouve forcée, exactement comme une bête est forcée, exactement comme le récit second dans le roman policier est forcé par le récit premier. »

708.

Michel a retiré de la vente son livre par peur de l’échec. R. Belletto, dans l’entretien au magazine Ecrivain, p. 42, confie avoir écrit un premier livre « impubliable, oui. C’était de l’imitation. »

709.

Ce qui confirme l’idée de J. Ricardou, in le Nouveau Roman, p. 70, sur l’importance significative de l’incipit : « C’est du haut d’un texte qu’on voit les choses. »

710.

R. Barthes, in le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, Points, 1953, p. 29, semble réprouver cet écart - A. Christie contrevenant à la règle qui veut que le lecteur fasse confiance au « je » et suspecte les « il » -, sous le motif suivant : « [...] en Occident du moins [...] il n’y a pas d’art qui ne désigne son masque du doigt » (souligné par nous).

711.

Cf. P. Bayard, op. cit., note 3, p. 129 : « Si le narrateur de tout roman est suspect , il n’existe plus alors aucun fait du texte auquel il soit possible d’accorder crédit. » (souligné par nous).

712.

Cf. J.C. Vareille, l’Homme masqué, p. 178, voit ainsi dans la méthode du policier conçu par Simenon l’expression d’un « art poétique décalé ».

713.

Dans le Désir de mémoire, pp. 125-126, M.V. Montalbán raconte à G. Tyras qu’il s’était engagé à écrire Tatouage en quinze Jours. Pari tenu.

714.

Cf. J.C. Vareille, op. cit. p. 185.

715.

J. Ricardou, Problèmes du Nouveau Roman, p. 111.

716.

J.C. Vareille, op. cit., pp. 127-128 : « Ainsi la pensée « avance », elle « piétine », elle perd la piste, ou « le fil », elle « s’égare », elle « court », elle « ralentit ».[...] En fait, il suffit d’un glissement (d’un lapsus), pour que le lecteur soit projeté du plan intellectuel au plan spatial, de la recherche intérieure et/ou logique à une poursuite sur le terrain. ». Cf. aussi Filatures, p. 23 : « [...] raisonner c’est déjà agir, se déplacer, comme dans ces temps primitifs où l’intelligence ne se séparait pas d’un parcours. » Nous marchons sur les traces de J.C. Vareille, qui a par exemple montré dans l’Homme masqué, P. 178, comment, chez Simenon, « avancée de l’écriture» et « avancée de la fiction policière » vont de pair, « la fiction n’étant que le compte-rendu, imagé, de sa propre écriture ».

717.

E. Gaboriau, Monsieur Lecoq, Le Livre de l’Avenir, coll. M.A.P., 1866, p. 23.

718.

Cf. G. Manganelli, cité par J.P. Demure, « Ecriture et dérision », in Temps Modernes, p. 156 : « La littérature est une histoire noire d’assassinats entre mots. L’auteur, c’est l’homme au poignard qui va la nuit par les routes, masqué, silencieux ; les mots lui disent : là, va tuer ces mots ! ». M. Schneider, op. cit., p. 368, à propos de la mélancolie liée au déjà-dit, a une belle image, neigeuse elle aussi :  « L’écriture est une nostalgie du blanc. Un blanc qui n’est pas le silence, mais le point ultime de la mélancolie enfin apaisée. »

719.

Cf. G. Tyras, « L’inspecteur et le corps du délit », in Erotisme et corps au XXe siècle, Université de Bourgogne, Hispanica XX, sept. 1992, p. 250 : « Séduire, SE DUCERE, conduire vers soi, mais aussi emmener à l’écart. Suivre Rosita, et donc s’écarter du droit chemin d’un devoir auquel l’inspecteur ne parvient de toute façon plus à croire. » (souligné par nous).

720.

l’on nous suit dans cette hypothèse, Cf. ce que dit M. Schneider, op. cit., p. 283, sur la « muse prostituée » : « écrirait-on, si l’on n’avait le fantasme de « prostituer sa muse ? ».

721.

G. Tyras, art. cit., p. 250, lie de façon intéressante cette captation corporelle avec la dictature politique : « Le rejet d’un corps identifié comme séduisant est en même temps celui d’un individu quittant l’enfance et s’ouvrant à d’autres plaisirs, que le père ne contrôle plus. Sous-jacente au drame socio-historique dont le récit est porteur, peut-être y a-t-il une dimension oedipienne, aux limites de la tentation incestueuse, qui vaudrait d’être examinée. Il y a en tout état de cause la ferme volonté de dire à quel point, dans l’Espagne des années quarante, est proscrite toute forme d’autonomie, dont la première est la maîtrise du corps, toute forme de plaisir. »

722.

On retrouve ici l’image sublimée du père réel de Belletto, dont les recherches dans le domaine du mouvement perpétuel ont fasciné son fils (cf. Sur la Terre comme au Ciel). Cf. Entretien au magazine Ecrivain, p. 46, où Belletto compare l’écriture à cette activité paternelle. Cet entretien éclaire par ailleurs l’importance et la tyrannie du surmoi dans les activités liées à l’écriture, depuis l’enfance, le besoin d’un jugement positif émanant d’une instance supérieure (parents, professeurs, jury, etc.).

723.

Cf. M.V. Montalbán, la Solitude du Manager, p. 230 : l’enfant Pepe était « conscient du fait que sa propre existence était une lamentable erreur dont son père se repentait dans son intérêt. » Dans le paragraphe précédent, Montalbán associe de façon significative deux aspects de la figure du père, à la fois « père mythifié » et « père castrateur », suggérant ainsi que l’admiration pour le père bloque l’épanouissement personnel, la création.

724.

J.C. Vareille, op. cit., p. 176, dit à propos de Simenon : « [...] ses véritables enfants ce sont ses personnages. »

725.

S. Freud, Cinq leçons de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1966, p. 51.

726.

Cf. G. Tyras, « L’inspecteur et le corps du délit », in Erotisme et corps au XXe siècle, p. 248 : « L’impossibilité où il se trouve placé de s’assumer en tant qu’homme trouve en effet dans l’ectopie testiculaire latérale, qui le fait remonter à une époque antérieure à celle de la différenciation sexuelle, une superbe expression emblématique [...] ».

727.

Cf. M. Schneider, op. cit., p. 370 : « A ce point, écrire sur rien n’est que le dernier rempart contre la mélancolie de ne rien écrire. »

728.

P. Auster, Revenants, Arles, Actes Sud, 1988 (éd. orig. 1986), p. 20.

729.

Cf. A.M. Boyer, « Portrait de l’artiste en policier », in Modernités, p. 220 : « [...] interpréter équivaut à raconter : l’acte cognitif se fond dans un acte narratif. »

730.

A l’inverse du personnage de type zolien, qui diégétise l’auteur omniscient, capable de tout décrire, jamais en panne de contenu, dont Ph. Hamon, in le Personnel du roman, p. 81, dit qu’il ne laisse « pas de trou, pas de lacune » et que son regard dévoile le passé et prévoit l’avenir, qualité qui manque au détective d’Amette.

731.

P. Auster, Cité de verre, p. 83.

732.

J. Ricardou, Problèmes du Nouveau Roman, p. 143.

733.

Ibid., p. 178.

734.

Il le raconte dans sa biographie, le Diable par la queue, p. 150. Dans Cité de Verre, p. 14 , P. Auster affirme que « l’écrivain et le détective sont interchangeables ».

735.

Platon, d’ailleurs, exclut les poètes de sa République idéale. Cf. Rezvani, l’Enigme, p. 46 : « Tout poète est un criminel de mots à défaut de tueur d’êtres. » Cf. aussi, p. 59 : « Oui, il y a toujours un peu de « crime » dans tout écrit novateur ».

736.

La mètis (du nom de la déesse Mètis, mère de Póros, le trajet) désigne une « puissance de ruse et de tromperie », une forme d’intelligence décrite par M. Détienne et J.P. Vernant, in les Ruses de l’intelligence, cf. notamment p. 29.

737.

A. Green, « le Double et l’absent », in Critique n° 312, oct. 1971, p. 398. Cité par P. Tytell, la Plume sur le divan, Aubier Montaigne, 1982, p. 128.

738.

M.V. Montalbán, le Prix, Christian Bourgois, 1999 (éd. orig. 1996), p. 125 et p. 292.

739.

M. de M’Uzan, J.B. Pontalis, « Ecrire, Psychanalyser, Ecrire : Echange de vues », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 16, automne 1977, pp. 9 à 21, cité par P. Tytell, op. cit., p. 193 (souligné par nous). Cf. J.C. Vareille, Filatures, p. 189-190 : « [...] alors que la mission du détective est d’arriver le plus vite possible au dévoilement de la vérité, le travail de l’écrivain, lui, consiste à le retarder. Le détective détruit le labyrinthe en le remplaçant par la ligne droite ; il supprime le noeud et l’entrelacs au profit du fil. L’écrivain, lui, reconstruit le dédale, il multiplie les carrefours et les fausses pistes.[...] Il est un Criminel. »

740.

J.C. Vareille, Filatures, p. 190.

741.

A. Peyronie, « la Double enquête du roman policier à énigme », in Modernités, p. 149 : « Fondamentalement, le criminel a fait un noeud par lequel il entend retenir le monde en son pouvoir . »

742.

M. Détienne et J.P. Vernant, les Ruses de l’intelligence, p. 288, rappellent qu’en grec, énigme se dit aínigma ou grîphos = filet de pêche : dans les deux cas, on tresse le piège. Le filet est la matérialisation de la mètis qui encercle l’adversaire d’une manière illimitée, « forme maximale du lien, à la fois lié et lieur » (p. 278). « Attraper au filet, on le sait, peut se dire en grec « encercler », enkukleîn » (p. 51).  «  Sans la complicité fondamentale du lien et du cercle, la mètis ne peut pleinement s’exercer. » (p. 290). Sur l’énigme comme piège, « discours à deux têtes », « paroles de crabe », cf. p. 289.

743.

Boulevard du Guinardo illustre en effet à merveille ce que disent M. Détienne et J.P. Vernant, op. cit., p. 29, de la mètis : « La mètis est elle-même une puissance de ruse et de tromperie. Elle agit par déguisement. Pour duper sa victime elle emprunte une forme qui masque, au lieu de le révéler, son être véritable. » Les deux auteurs signalent aussi, p. 12, la fortune du personnage du trompeur, du « trickster », du « décepteur », dans de nombreux mythes.

744.

C’est ainsi que M. Détienne et J.P. Vernant, op. cit., p. 296, définissent le verbe « conjecturer ». Cf. aussi p. 147 : « Póros ne désigne pas seulement, au sens le plus concret, une route, un passage, un gué ; tékmor, une marque distinctive, un indice, un signe. Les deux termes ont une signification intellectuelle, évidente pour póros, dans son rapport avec mètis : c’est le stratagème, l’expédient que découvre l’astuce d’un être intelligent pour se sortir d’une aporía»

745.

M. de M’Uzan, cité par P. Tytell, op. cit., p. 193.

746.

Ibid., p. 208 (souligné par nous).

747.

Cf. J.C. Vareille, Filatures, p. 43 : « L’image de la construction patiente (de la solution policière comme du livre) découle inéluctablement de la métaphore initiale de la chasse. »

748.

Cl. Duchet, « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit » in Littérature n° 1, p. 9.

749.

J. Bellemin-Noël, le Texte et l’avant-texte, Librairie Larousse, coll. L., 1972, p. 71.