1.3.2. Récit à rebours et avant-texte

Uri Eisenzweig, convaincu de la nature scripturale de l’énigme, souligne lui aussi le rapprochement entre le romancier et le criminel. Démasquer le second, c’est en effet mettre à jour ce qu’a fomenté le premier :

« Découvrir la vérité, pour le Grand Détective, ce n’est donc pas simplement établir la nature textuelle de son univers, mais également déterminer l’identité criminelle comme étant celle d’un écrivain en puissance 750 . »

Le roman de Belletto en fait la preuve, puisque tout le texte s’ingénie à n’être que la projection dans la réalité d’un désir sadique énoncé comme un moyen fantaisiste de parvenir à ses fins avec une femme ; ce désir est dissimulé derrière une minimisation volontaire qui l’assimile à une « âpr[e] pitreri[e] » (147), un « jeu » (156), une « farce » au « dénouement heureux et rigolard » (159), pour que le lecteur n’y prête pas véritablement attention, déjà happé qu’il est par l’extrême finalisation du texte policier751. Mais ce fantasme violent est exposé, et répété avec une évidente délectation, au terme d’une démarche parfaitement réfléchie (« Je traçais avec rouerie les lignes de mon plan » (120, cf. 159)), dont les motivations sont souvent explicites (« Je jouais avec des images de violence » (121)) : « Je lui arracherai les yeux avec les doigts. Je les mangerai et je lui mettrai des olives à la place » (146).

Le texte se met au service de la réalisation fictionnelle de ce désir, en se servant notamment d’une figure anagrammatique de Michel, parfaitement transparente, qui sert à sauvegarder l’essentiel du prestige positif du héros qui pourra se décharger sur lui - incomplètement, extérieurement - de la culpabilité du geste transgressif : ‘« Le coupable était Lichem, nul ne le savait mieux que moi »’ (183). On pense aussi au jeune criminel des Mers du Sud, nommé Larios, patronyme issu de la propre famille de Montalbán. En ce sens, la production littéraire peut faire figure d’acte manqué, c’est-à-dire de réalisation des désirs pulsionnels du créateur par le biais du texte :

« Egoïsme, jalousie, hostilité, tous les sentiments et toutes les impulsions comprimés par l’éducation morale, utilisent souvent chez l’homme le chemin qui aboutit à l’acte manqué, pour manifester d’une façon ou d’une autre leur puissance incontestable, mais non reconnue par les instances psychologiques supérieures 752 . »

La violence du roman noir ou à suspense extériorise et purge cette violence pulsionnelle intériorisée et retenue. Les conflits inconscients qui se manifestent ici utilisent par substitution la voie littéraire du passage à l’acte, par ‘« une forme de sublimation contrôlée » permettant une « décharge partielle de tensions 753»’ . L’Enfer est le plus parlant de nos quatre textes : ‘« Et je continuais de me réfugier dans mon travail de rédaction, qui m’empêchait de céder à la haine. Je continuai de rédiger sans la haïr, sans l’oublier un seul instant, sans que son image cessât de s’interposer entre la feuille de papier et moi »’ (297). Ecrire permet de sublimer la haine... et d’évacuer la culpabilité754.

D’autant plus, dans le cas de Belletto, que le choix de la première personne est motivé par la nécessité de se décharger de cette culpabilité sur le lecteur par voie d’identification imposée ; d’où le souci d’‘« inventer quelque chose qui concernerait absolument tout le monde’ 755  », et le recours plus ou moins conscient aux clichés de la littérature policière et aux grands fantasmes. L’écriture d’une biographie se substitue au rapport du détective que ne devra pas rédiger Soler - et heureusement, vu son implication dans le drame756 ; lorsqu’il évoque celui-ci avec Patrice Pierre, on mesure à quel point l’écriture le sauve : ‘« C’était affreux. Je l’approuvai : affreux. Je lui dis que j’étais engagé dans un travail musical passionnant et absorbant »’ (391). La parataxe entre les deux sujets de conversation dit assez avec quelle brutalité procède cette substitution de pensées salvatrice757. Malgré tout, le fait qu’il soit enquêteur et narrateur le confronte directement à la culpabilité : en effet, Jean-Claude Vareille a montré que le personnage de Watson lavait le détective Holmes de sa culpabilité, car, en tant que narrateur-relais, il « ‘ne commet pas le péché de connaissance’   758 ».

L’utilisation du fait divers par Belletto baigne donc dans le fantasme - il est d’ailleurs sans cesse question de folie, de sexe et de rêve :

« Ressemblant à des récits de rêve avec les mécanismes décrits par Freud comme la symbolisation, le déplacement, la condensation, présentant des significations relevant de l’imaginaire sexuel, comme la méprise tragique ou le quiproquo, le fait divers apparaît comme l’expression inconsciente de désirs refoulés. Enigmatique, il emblématise un savoir inconscient dont le propre est de chercher à échapper à la détection de la conscience 759 . »

Peut-être pourrait-on expliquer par cette nécessité d’enfouissement de la culpabilité l’orientation de Belletto vers l’écriture fantastique760, si on y voit un moyen encore plus efficace de dissimulation des fantasmes inavouables, l’expression libre de la pensée naturelle. Au crime monstrueux planifié par Soler mais réalisé par un autre, le lecteur est habilement conduit à supposer des causes surnaturelles, jusqu’aux dernières lignes du texte qui, en écho au titre du roman, laissent peser la menace d’une sorte d’apocalypse. On peut aussi voir dans ce péril entrevu l’ultime sanction pesant sur celui qui a inventé un destin, comme le suggère Paul Ricoeur761.

La façon dont un auteur comme Belletto se dirige vers le genre policier, reprenant ses thèmes et ses structures plus ou moins consciemment, ne doit donc rien au hasard ; on s’en rend compte en explorant le contenu latent du texte762. Or, beaucoup de critiques ont perçu, à l’instar de Roger Caillois, ce qui établit la parenté entre le roman policier et le mythe :

« le roman policier représente bien la lutte entre l’élément d’organisation et l’élément de turbulence dont la perpétuelle rivalité équilibre l’univers 763 . »

Marc Lits remarque que le genre privilégie Thanatos764 - c’est d’ailleurs à cause de cette fascination que beaucoup le rapprochent de la tragédie. Certes, en apparence. Mais la force des images sexuelles dans l’Enfer, l’allusion à l’inceste dans les Mers du Sud, les fantasmes qui parcourent le roman de Marsé (la profanation de la Moreneta par l’inspecteur rejoue le viol de l’enfant, motif du roman), la manifestation de la sexualité dans Enquête d’hiver, nous semblent la preuve qu’en fait, les pulsions sexuelles sont surtout mieux réprimées par le roman classique que les autres, davantage obscurcies par le travail du texte ; les pulsions sadiques notamment se manifestent dans tout notre corpus.

Dès lors, dans notre perspective, il ne s’agit pas seulement de voir dans la lutte entre le criminel et le détective la manifestation d’Eros et de Thanatos, ou dans le genre policier l’expression des thèmes et des figures mythiques765 ; nous voudrions plutôt montrer que le texte opère comme processus de répression. Le roman policier a été, curieusement, peu étudié par les spécialistes de la lecture psychanalytique, en particulier par ceux de l’avant-texte, malgré, notamment, l’apport du séminaire de Jacques Lacan établissant le lien entre un des textes fondateurs du genre (la Lettre volée) et la psychanalyse766.

Pourtant, ce chapitre manquant qu’est l’histoire du crime ressemble fort au « chapitre censuré » de Lacan, au refoulé ‘« structuré comme un langage’ » et indispensable au sujet « pour rétablir la totalité de son histoire 767  », note Jean-Claude Vareille, à qui le rapprochement n’a pas échappé. La structure s’organise autour d’un « ‘vide central’ 768  », un trou qu’on cherche à combler, au niveau logique (cause/conséquence) et temporel.

Cependant, si la thèse de Jean-Claude Vareille nous a beaucoup apporté, nous ne pensons pas comme lui que le chapitre final du roman policier reconstitue le ‘« chapitre censuré’ » : pour nous au contraire, le premier constitue un ersatz du second, fourni précisément par la censure. En fait, le roman policier classique manifeste davantage le fonctionnement le plus souvent efficace de la censure que l’expression aboutie du refoulé.

L’absence de terminaison dans le roman policier moderne serait dès lors pour nous significative de l’impossibilité de faire revenir ce refoulé et de l’inauthenticité du chapitre restitué par le roman policier classique. Pourquoi ne pas penser, en effet, que la version donnée par le détective n’est qu’un prétexte pour clore et renvoyer encore plus loin le refoulé, par-delà la censure ? L’aspect ordonné, propre, logique, du discours du détective, la déception qu’il occasionne chez le lecteur en seraient la preuve. De surcroît, l’enquêteur-répresseur, ayant anéanti le criminel, renvoie très vite au néant ce qu’il a découvert : la réalité redevient lisse et uniforme ; le déchiffrement équivaut à un effacement de la matière déchiffrée. Thomas Narcejac a raison de noter que malgré la règle 19 de Van Dine :

« le roman policier doit refléter les expériences et les préoccupations quotidiennes du lecteur, tout en offrant un certain exutoire à ses aspirations et à ses émotions refoulées »,

le roman policier réalise l’opération inverse :

« Et l’on a l’impression que c’est en quelque sorte pour mater ce quelque chose d’obscur, d’impénétrable à la pensée, que le roman policier s’est engagé dans la voie du jeu et a, peu à peu, fermé toutes les issues, pour laisser l’instinct dehors [...] 769 . »

La fin du roman policier serait au reste du roman ce que le moi est au ça dans la topique freudienne : une partie formée au contact de la réalité770. Ainsi, le dernier chapitre si décrié du roman policier constituerait un retour au principe de réalité. D’où la tristesse de nos héros, leur accablement, et même, dans le cas de l’inspecteur de Marsé - et peut-être dans celui de Demange -, leur abandon aux pulsions de mort, plus conformes au principe de plaisir. Pepe se réfugie dans l’alcool, comme Simenon à la fin de l’écriture d’un roman.

Rassemblant tous les épisodes logifiants du développement, et/ou réintroduisant une logique dans la confusion, la fin classique, dont les auteurs modernes reprennent la signification profonde, représente le moment exact où le principe de réalité fait pression sur le principe de plaisir, sublimant les objectifs de ce dernier et utilisant l’énergie pulsionnelle à ses propres fins, par un tour de passe-passe habile, une complaisante « substitution 771 ». Cette opération est d’ailleurs mise en scène à la fin du roman de Marsé, puisque la victime est, dans l’histoire, niée en tant que telle, et, conformément à sa nature d’« emblème du récit authentique à jamais absent 772  » (U. Eisenzweig), remplacée officiellement par une autre. Officiellement seulement, puisque, on l’a vu, le roman de Marsé fait le contraire de ce qu’il dit.

C’est parce que la censure procure au refoulé un substitut propre à le décharger des tensions qu’il engendre, qu’il faut assimiler la littérature tout entière, en tant que procédé de sublimation, à ce substitut. On a souvent dit que le roman policier cultivait les instincts de mort ; c’est aussi ce que fait la société, pour Freud, parce que, justement, elle requiert de l’individu qu’il refoule ses désirs contraires à la vie en communauté. Le personnage de Rosita, dans le roman de Marsé, diégétise le refoulé : l’enfant violée puis prostituée est condamnée à une « mémoire soumise » (108), dépouillée de son corps comme de son enfance, et privée de son histoire, confisquée et travestie par le pouvoir (la censure), à ses propres fins. Rien d’étonnant, dès lors, que la jeune fille songe à la mort : ‘« Tant mieux si je pouvais en crever, cousin, dit Rosita d’une voix abandonnée ’» (108).

Ainsi, il convient de distinguer dans la structure même du genre l’expression du refoulé, de sa lente remontée jusqu’à l’intervention de la censure, qui substitue au chapitre manquant une fausse version satisfaisant aux besoins de la conscience773. Pour en revenir aux pulsions sexuelles, Enquête d’hiver donne un exemple du processus de refoulement : des éléments nouveaux parviennent à Demange, qui semblent établir l’homosexualité de Sallenave, attiré par de tout jeunes hommes. Ce contenu explosif est soigneusement évité et renvoyé dans l’inconnu, Demange refusant brutalement d’en écouter davantage (166-167), et cessant dès lors toute enquête supplémentaire.

Peut-être faut-il chercher dans ce refoulement et dans l’insatisfaction qu’il procure l’explication du besoin cyclique de l’écriture policière, comme s’il s’agissait du même récit cent fois recommencé, une compulsion de répétition traduite littérairement et qui échoue à formuler le refoulé ; on pense ici à ce que dit Freud du refoulement comme moyen apparent de s’éviter la souffrance née de l’incompatibilité de nos désirs avec la morale sociale et ses interdits774. Pour Uri Eisenzweig, la forme même du roman policier traduit cette barrière, cette impossibilité de passer au-delà d’un certain seuil :

« Les structures narratives du genre ne sembleraient-elles pas suggérer ainsi que la méfiance à l’égard de l’autre correspond avant tout à la difficulté de (se) raconter  775  ? »

Le ‘« corps de résistance au déchiffrement’ 776» que constitue le roman, et particulièrement le roman policier, ne s’expliquerait donc pas uniquement par une volonté consciente de l’auteur de créer un suspens pour tenir son lecteur : cette caractéristique structurelle est sans doute calquée sur le processus inconscient de la résistance à la remontée du refoulé. A chaque nouveau roman, l’auteur s’approche de sa vérité puis la recouvre souvent inconsciemment sous une version-prétexte procurée par la censure. Agatha Christie a enfermé dans un coffre le livre où elle avait sans doute été le plus loin, Poirot quitte la scène : elle a ordonné qu’on publie après sa mort cette enquête de Poirot où lui-même s’avoue criminel, et accuse Hastings d’avoir lui aussi tué, involontairement. Ce roman présente par ailleurs une figure de criminel extraordinaire : le meurtrier « par influence », celui qui pousse les autres à tuer pour assouvir son propre désir, en s’efforçant d’« ‘élargir une brèche au lieu de la colmater’ », analyse Poirot777. Or, n’est-ce pas justement cette « brèche » dont on dit si souvent que le roman policier a pour vocation de la « colmater » à force de combinaisons savantes778?

On comprend mieux, dès lors, ce qu’on sait de l’écriture de Simenon, cette ‘« écriture hallucinée’ 779 » qui semble, d’après Jean-Claude Vareille, davantage procéder de l’écriture automatique, par la rapidité et l’abandon à la sensation qui la caractérisent, que de la rédaction appliquée et rationnelle des admirateurs de Poe. Jean-Claude Vareille assimile le processus de la fin de l’écriture chez Simenon à un accouchement, particulièrement douloureux et exténuant. Reste cependant que Simenon sortait de cette épreuve apparemment insatisfait, comme si tout n’avait pas été dit, comme si son désir s’était heurté à sa volonté et avait perdu le combat : cette hypothèse expliquerait le besoin de défoulement extrême ressenti par Simenon, à la fin de l’écriture de chaque roman policier.

Et le lecteur, qui attend aussi du texte sa vérité, accepte les retards et les errements nécessaires ; mais, parvenu au terme du roman780, il connaît la même déception inconsciente que l’auteur, masquée par la satisfaction de la conscience face au triomphe de la ratio. C’est alors cette déception qui ferait du lecteur de romans policiers un lecteur enfermé dans la compulsion de répétition781. Jacques Dubois, parmi d’autres, énonce l’idée que ce lecteur, animal triste, passe d’un livre à l’autre, en quête de nouvelles satisfactions, liées à la connaissance d’un secret longtemps préservé, en proie au ‘« désir d’un autre dévoilement’ 782» . Mais pour nous, il s’agit moins d’un besoin de réduplication que du désir inconscient d’un dévoilement autre que celui qui nous est proposé, le dévoilement de cet autre contenu interdit de séjour et toujours recouvert, à l’image du criminel qui avance toujours masqué783 :

‘« [...] mais le désir refoulé continue à subsister dans l’inconscient ; il guette une occasion de se manifester et il réapparaît bientôt à la lumière, mais sous un déguisement qui le rend méconnaissable ; en d’autres termes, l’idée refoulée est remplacée dans la conscience par une autre qui lui sert de substitut, d’ersatz, et à laquelle viennent s’attacher toutes les impressions de malaise que l’on croyait avoir écartées par le refoulement784. »’

Cette substitution frauduleuse explique l’insatisfaction vague ou le malaise ressentis par le lecteur, qui tente de trouver à ces sentiments négatifs une motivation conforme à la ratio (contestation du résultat, de la manipulation exercée, etc.), pour dissimuler leur contenu réel : car la vérité, c’est que la conclusion du roman policier met en scène le retour au principe de réalité qui refrène l’expression du moi et de ses désirs.

Le lecteur attend donc, inconsciemment, l’oeuvre où il n’y aura pas « placage » (J. Dubois), pas de recouvrement implicite, pas d’élision de la figure du criminel, expression vive de nos pulsions inconscientes soigneusement mise à l'écart à la fin par le couperet de la censure, qui l’isole de la partie « saine » du récit, et parfois même, commodément, l’élimine définitivement par un suicide bienvenu qui le réduit de facto au silence : surtout, ne pas lui laisser la parole, surtout pas de procès ! Shoshana Felman a habilement cerné cette interdiction :

‘« En effet, la structure énigmatique du roman policier peut être comprise comme l’emblème de l’énigme de l’inconscient dont le propre est de chercher à échapper à la détection , la victoire du détective, en revanche, est la victoire même de la conscience 785 »’

Le cas de Sheppard, dans le Meurtre de Roger Ackroyd, est exemplaire de cette mise à l’index : il est le narrateur, il dit « je » pendant deux cent cinquante pages, - certes un « je » sous caution (il n’a pas le droit de dire son crime), mais tout de même... - puis, au moment où ce « je » est réconcilié avec son acte par l’accusation de Poirot, c’est-à-dire au moment où il récupère son authenticité et sa complétude, il disparaît brutalement, suicidé par le texte, à l’invite de Poirot. Il reste ainsi ce que Thomas Narcejac appelle un assassin « abstrait », c’est-à-dire un individu privé d’affects et de volonté - celle-là même qui conduit pourtant à l’acte de tuer -, l’idée du crime coïncidant étrangement avec sa réalisation, « comme si le meurtre allait de soi 786  » :

« L’odieux criminel de la fin semble venu d’une autre histoire que celle qui nous a été narrée, et nous resterons à jamais extérieurs à son déroulement 787 . »

La seule compensation accordée in fine par le texte à Sheppard : lui faire assumer son acte, sans le moindre remords : ‘« Je n’éprouve pas de pitié pour elle’ 788 », écrit-il de sa victime...

La case vide du meurtrier, dans les romans de Marsé et d’Amette, ne fait alors que révéler ce qui est implicite dans le roman policier classique. Ils rejettent du même coup le discours du détective, qui parachève ce processus de recouvrement en aseptisant le crime, en le présentant comme une opération mathématique, en évacuant le thriller (Th. Narcejac789), c’est-à-dire en écartant les motivations et les pulsions du criminel, au moins les plus inavouables. Le roman policier est sous-tendu par ce paradoxe structurel, qui le désigne à la fois comme lieu de dévoilement total et d’obscurcissement absolu, l’aspect spectaculaire, la mise en scène valorisante du discours final exagérant le dévoilement, et faisant oublier l’obscurcissement, comme dans un tour de magie.

A cet égard, le roman de Marsé emblématise d’une façon exemplaire le processus à l’oeuvre dans le roman policier, commandé par un ‘« puissant ne-pas-vouloir-dire’ 790», expression de la résistance qui barre l’accès au refoulé et fournit une version « propre » des événements, dans un processus de recouvrement dont le geste final de l’inspecteur, voilant le cadavre, est la représentation narrative, équivalent gestuel du discours du détective. La scène de la morgue, chez Marsé et encore plus chez Amette (puisqu’il y a autopsie), nous dit assez que le secret réside dans le corps791 : ‘« S’il y avait un secret, c’était là [...]’ » (36), pense Demange. Avec l’élimination des personnages de suspects (les seuls êtres bavards par définition) et celle des traces, dans les deux romans, l’enquêteur n’a plus devant les yeux que ce corps qui parle et se tait à la fois, qui a été tu(é), parfaite incarnation, lui aussi, du refoulé.

De fait, au contraire de ce qui se passe dans le roman classique, de toute évidence, le silence final de l’Enfer ou d’Enquête d’hiver laisse percevoir un monde de choses tues, fantasmes, pulsions sexuelles, instinct de mort. Devenu inspecteur par ‘« goût des choses voilées, déniées, suspectées, enfuies, dépassées, comme un secret mal gardé »’ (150), le héros d’Amette prend acte avant de mourir et de faire taire le texte à jamais de ce que ‘« tout est enfoui, vendu, perdu, sombre, marqué du péché et de l’égoïsme »’ (184). Le texte policier n’ambitionne plus de dire le refoulé et ainsi de l’annuler, mais il témoigne du refoulement par le jeu sur la structure classique et en particulier sur la fin du texte, lieu où prétend classiquement se dire la vérité - lieu qui, en réalité, l’obscurcit et la ferme définitivement.

On peut supposer que ce qui rend le refoulement si visiblement incomplet dans le roman policier moderne touche à l’altération des figures principales : l’enquêteur incarnait la fonction finale (imposer le principe de réalité) et était classiquement dévolu à traduire le surmoi - d’où son autorité naturelle, supérieure à celle de la police officielle -, alors que le criminel exprimait à lui seul les fantasmes à refouler. Or, dans les oeuvres actuelles, le détective n’est plus cet être « excentrique » évoqué par Uri Eisenzweig, c’est-à-dire isolé du champ d’action, de la Scène du crime : la vérité qu’il produisait se trouvait, du même coup, « décentrée 792». A présent la frontière s’est brouillée ; c’est pourquoi, dans le roman actuel, le détective exprime aussi les pulsions inconscientes : il est donc normal qu’il ne parvienne pas à aboutir ou à discourir, et cette modification a des implications évidentes au plan de l’écriture, sur ce qu’elle produit. Ainsi, chez Belletto, la fusion entre détective et criminel produit une intensification des deux pôles, « fantasmatique » et « surmoïque  793 », l’extrême agencement structurel coexistant avec le déferlement des fantasmes.

De plus, le criminel n’est plus cet être qui peut être ramené à un nom : cette restriction opérée par le roman classique était double. Elle permettait d’une part de faire abstraction de la psychologie du personnage, qu’il valait mieux ne pas trop connaître, et d’autre part de faire croire que le crime était un accident unique, une manifestation ponctuelle dont on se débarrasse très vite pour retourner au Même. Plus encore, le crime est attribué, dans la nouvelle de Poe inaugurant le genre, à un animal, et très souvent, comme le fait remarquer Uri Eisenzweig794, à un étranger (cf. Belletto), « sauvage » de préférence, ou à un être sans conscience : tous ces procédés permettent de dissocier définitivement le crime et l’humain tel qu’on s’identifie à lui, de les opposer comme étant inconciliables, donc de nier les pulsions dans l’homme.

Or, depuis le roman noir, le crime n’est qu’un symptôme d’un phénomène plus large, la culpabilité est vaporisée, l’Autre est en nous et hors de nous. Demange est incapable de discerner une figure responsable de la mort de Sallenave ; il constate que le refoulé (pulsions, instincts) est en lui et partout : une fois dé-couvert, il gangrène la vision, à l’image du cancer qui rongeait Sallenave. L’anonymat de la victime et du criminel, chez Marsé, revêt la même signification, tout comme, dans le cycle de Belletto, l’idée d’une puissance mal définie, inépuisable, « hors d’atteinte » (272), à l’origine du crime.

La paralipse795 dont on fait une caractéristique du roman policier, c’est-à-dire la ruse qu’il utilise pour dissimuler une partie des informations au lecteur, n’est donc que la partie avouable d’une ellipse bien plus fondamentale que le genre s’emploie à faire oublier. Lorsque Uri Eisenzweig fait du roman policier classique l’emblème du « récit impossible », il pense sans aucun doute aussi à cette lacune structurelle indispensable au genre, à cet « inracontable 796 » dissimulé derrière un texte-écran. Quant à Jean-Claude Vareille, il oppose au roman policier le Nouveau Roman, voyant dans le premier une « genèse « réussie » », c’est-à-dire complète, tandis que dans le second ‘« il s’agit d’une genèse qui ne débouche sur rien, le trou n’arrivant jamais à être comblé ’ 797». En fait, pour nous, le second rend seulement plus visible le trou que le premier n’obture que superficiellement ; le roman policier nécessite une mise à nu de son subterfuge, une mise au jour de ce qui le sous-tend. Ce travail de dévoilement le mettra au même niveau de signification que le texte troué évoqué par Jean-Claude Vareille, rendant perceptible l’avant-texte:

‘ ‘« Le texte se révélera sur le mode de la survivance comme un espace troué, un discours habité par des silences, où le négatif (nié, désavoué, dénié) est étonnamment actif 798. »’ ’

Ce « trou » va prendre dans le roman policier la forme d’un espace à remplir, à obscurcir, le texte apparent servant de paravent à un texte caché, étouffant ses manifestations. C’est pourquoi, d’une façon révélatrice, nos quatre romans, pour divers qu’ils soient, énoncent explicitement des images d’obscurcissement, d’enfouissement, et particulièrement en leur terminaison. Pepe Carvalho, de retour dans son « trou » (295) (madriguera = terrier), enterre dans un « trou obscur », Blette, sa dernière confidente choisie, lors de l’épilogue des Mers du Sud, après avoir reçu 50 000 pesetas - l’équivalent symbolique des droits d’auteur ? - pour se taire et enfouir une seconde fois le corps de Pedrell dans le silence et le non-dit du cercueil. ‘« Ses yeux brûlaient, mais dans sa tête, dans son coeur, il sentait comme une liberté nouvelle »’ : en dehors de la classique ambivalence affective, ce passage montre que le personnage a gagné le droit de ne rien dire. Rosita, dans Boulevard du Guinardo, laisse le cadavre et l’inspecteur à présent muet, en tête-à-tête pour l’éternité. Elle expédie le pigeon - symbole du cadavre - dans le « trou noir » du caniveau, et pénètre elle-même, dernier témoin de la vérité, « dans le vestibule sombre de la Maison ». Là, sans aucun doute, elle continuera à mentir, à dissimuler, comme elle le fait dès l’entrée avec le veilleur de nuit. Le thème du « trou », dans sa récurrence, exprime la force de la censure :

« Au niveau du fantasme inconscient, les traces se manifestent par un vide, un blanc, une « absence », lorsque les déguisements révélateurs, malgré leurs déformations, en disent encore trop 799 . »

Le « rien », dans le roman d’Amette, est sans doute une image de ce trou. Par ailleurs, les images d’ensevelissement qui abondent dans ce texte (la mer, la pluie, la neige, la loge-« sarcophage », etc.) figurent ce recouvrement de ce qui n’a été qu’entrevu, tandis que Soler, le héros de Belletto, « reclus » (393), se consacre exclusivement à écrire la vie d’un autre, à la première personne de surcroît, « ce qui retarda durablement la guérison de mon index gauche800», note-t-il entre parenthèses. Les parenthèses, comme les nombreuses figures de style qui parcourent le texte, qu’elles soient le fait du héros-narrateur ou du scripteur (par exemple, les anagrammes801), masquent et révèlent l’inconscient de Michel. Il est parfois conscient de cette fuite dans le langage, comme lorsqu’il utilise à nouveau « une image derrière laquelle je m’étais abrité lorsque j’avais refusé [...] » (393).

Depuis Freud, on sait en effet que la création littéraire, comme le rêve, traduit par des figures du discours, comme la métaphore - équivalent du processus de condensation dans le rêve -, ou la métonymie - équivalent du déplacement - l’activité de la censure : celle-ci déforme les contenus pulsionnels pour en rendre l’accès plus difficile, voire impossible, à la conscience. Le genre policier, dont le texte de l’Enfer est à ce titre l’archétype, obéit comme le rêve à une composition condensée et économique : chaque mot compte, ne serait-ce que parce que, nous le verrons, la stratégie de l’auteur repose notamment sur les potentialités polysémiques du signifiant ; mais derrière cette stratégie consciente, l’inconscient travaille et ajoute ses significations pulsionnelles, de Leblanc à Belletto802.

Dans le travail poétique du langage, rappelle Jean Bellemin-Noël, les processus primaires trouvent des équivalents, comme dans le jeu ou le rêve, afin qu’un désir refoulé parvienne à s’exprimer d’une manière déguisée. Par ce jeu de « cacher-montrer », l’écrivain assure au lecteur, en voilant la part égocentrique de ses fantasmes - d’où l’intérêt du cliché - une « prime de séduction », c’est-à-dire une jouissance sans culpabilité et la levée des résistances803. Ce voile transparent, cette dissimulation où se disent les différents affects, entre donc en concurrence dans le roman policier avec celle qu’opère la censure en substituant un faux raisonnable au chapitre manquant : la proportion de ces deux processus de recouvrement, dont l’un exprime le refoulé, tandis que l’autre l’étouffe in fine, établit une dissemblance profonde entre les oeuvres policières à travers les siècles et les écritures804.

Dans les deux cas, le travail sur le langage est fondamental : le cliché, le motif, les images fortes du roman policier forment l’héritage de la paralittérature805 ; par eux, l’écrivain est parlé, donc le texte est parlant, il évoque l’Autre Scène. A l’inverse, l’abandon de ces images fortes laisse la logique et la recherche formelle dévorer le langage, le rend impalpable et univoque, formant entre l’écrivain et le lecteur un écran parfaitement opaque qui dérobe à l’un et à l’autre les fantasmes qui sous-tendent l’écriture. Thomas Narcejac explique par cette nécessité de dissimulation la création du style dépouillé typique du roman policier806 ; il conviendrait de se demander alors si l’écriture béhavioriste n’est pas proche, dans l’intention, du style du premier roman policier, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’une tentative d’objectivation de l’expression ; le roman classique, en tant qu’il tente de bannir le langage du corps, peut illustrer à l’extrême cette tentation de l’écriture pour André Green, qui consiste à se murer dans la pensée en sacrifiant la part fantasmatique de l’écriture :

« Dans le langage intellectuel, l’accentuation de la liaison au niveau de la secondarité qui donne à cette littérature son style à la fois serré et glacé, a rompu son lien avec le processus primaire dont elle s’est efforcée d’effacer les traces 807 . »

S’explique alors l’attrait du roman expérimental et formaliste pour le genre policier. En reprenant les métaphores employées par Uri Eisenzweig, on peut dire qu’alors la « plume » (le détective, la conscience, la raison) vainc le « masque 808» (le criminel, le refoulé, les pulsions). C’est pourquoi le psychanalyste Gérard Mandel voit dans la paralittérature un moyen de régénérer la littérature, par la réintroduction d’images traduisant les fantasmes :

« La littérature, pour sa part, s’est éloignée de l’inconscient et, tout au moins dans son élaboration, ressort du niveau conscient-préconscient, qui est celui du langage. Dans la littérature, la lutte avec le langage est le reflet, quant à la forme, de la lutte du moi avec la réalité qui constitue le fonds de toute littérature. En un mot, la littérature est avant tout reflet de la lutte qui en ce monde donne accès au plaisir, et la paralittérature témoigne de la tendance invincible en l’individu à nier la réalité et à affirmer la toute-puissance du désir 809 . »

Il est clair que l’Enfer ajoute à la prime de plaisir la volupté du fantasme et de l’absurde ; on est ici sur la voie du délire, dont Jean Bellemin-Noël signale la rareté dans le domaine littéraire, pour cause d’incommunicabilité810. Si ce roman trouble, c’est que l’écriture reflète ‘« l’inquiétante étrangeté »’ freudienne : le fait que le texte se présente comme la réalisation d’un voeu, dans un contexte réaliste, d’un désir sadique, illustre une croyance primitive et infantile : la ‘« toute-puissance des pensées’ 811 ». L’héritage de la paralittérature se fait sans conteste pleinement ressentir chez cet auteur, pour lequel les propos de Daniel Couégnas s’appliquent parfaitement :

« La force, l’efficacité du texte paralittéraire tiennent [...] à son insidieuse lisibilité : un effet de mimesis, dans lequel les clichés se taillent la part du lion, nous fait glisser rapidement vers cette « pararéalité » qui possède la force de séduction et de fascination du rêve. Négation du principe d’identité, métamorphose de la personnalité, impérialisme du désir, volonté de puissance, pouvoir du verbe, maîtrise du temps... Tout cela à travers une expérience de lecture où se combinent sentiment de familiarité [dû aux clichés] et sentiment d’étrangeté 812 . »

Ainsi se voit expliquée la différence de ce que le lecteur ressent, de l’insatisfaction face au roman classique, jusqu’au trouble dans lequel le plonge l’Enfer. Dans le premier cas, le lecteur a le sentiment d’une chute brutale des affects jusque là stimulés ; ce qui nous met sur la voie de ce que dit Freud du refoulement, qui amène dans tous les cas « le retrait de l’investissement d’énergie (ou de libido, s’il s’agit de pulsions sexuelles)813 ». Le roman policier classique fait triompher les processus secondaires, logifiant le contenu et remettant de l’ordre. Néanmoins, l’intervention du détective classique, reliant les différentes données du crime, est révélatrice d’un discours latent pouvant donner accès aux mécanismes inconscients qui président à la création policière, pour peu que le lecteur parvienne à se détacher de la fascination exercée par la finalisation extrême du discours manifeste du texte814.

Au contraire, l’Enfer privilégie très nettement les processus primaires (condensation, déplacement, substitution) sur les processus secondaires. Il met même les seconds au service des premiers d’une façon remarquable ; la causalité qu’il présente à plus à voir avec la logique du rêve qu’avec celle commandée par le principe de réalité via l’élaboration secondaire. La fin de l’Enfer laisse cependant présager un retour à l’ordre, qu’elle renvoie symboliquement dans l’après-texte, comme si elle en laissait l’initiative à l’appréciation du lecteur. Soler pressent et redoute dans les dernières lignes que le déclin du soleil - l’astre à la clarté impitoyable qui avait apparemment tout provoqué - ne présage le refoulement définitif : « Et ce mois d’août passé, ce que j’avais vécu, sombrer alors dans le châtiment de l’oubli, quelque part, nulle part, comme une lettre écrite et jamais envoyée ». Le texte d’Amette prononce le même mot à l’épilogue : ‘« le châtiment d’avoir perdu ses années d’enfance »’ empêche Demange de récupérer quoi que ce soit et d’accéder à Dieu - c’est-à-dire au sens815.

La référence finale à Dieu, à « l’oeil impitoyable » (E 320) est sans doute aussi révélatrice que l’invasion du champ lexical de l’enfer dans le roman éponyme de Belletto, dont l’écriture est si parlante - au lecteur de jouer à l’analyste dans ces romans envahis par la vision. Regarder vers l’enfer, c’est commettre une transgression et s’exposer à une punition sanctionnant un ‘« désir de savoir »’ dont ‘« le regard est un véhicule privilégié’   816», pour Max Milner. Désir d’accéder à une connaissance de l’ordre du sacré, c’est-à-dire interdite aux hommes : l’enfer, lieu du refoulé, désignant comme l’inconscient une « région inférieure », « lieu souterrain », emplacement du mal que l’homme ne doit pas interroger, ‘« séjour des ombres’ 817», lieu de l’enfouissement du sens et de la vérité, gouffre où sont envoyés ceux qui ont voulu trop en savoir. « Le beau, l’aimable et l’inquiétant Simon » (163), dont la « vue exceptionnelle » est soulignée à plusieurs reprises, est condamné à l’énucléation par le texte. Pourquoi ? Parce que tous craignent qu’il n’ait pas véritablement oublié huit jours de sa vie, huit jours durant lesquels il a été un témoin gênant. La lugubre reconstitution de cette scène à l’aide de mannequins de cire évoque irrésistiblement une sorte de scène primitive dont on cherche à extorquer la vérité à Simon ; Simon qui a tout oublié, comme tout un chacun ‘: « Il a eu un tel choc... ’» (175).

La description de cette scène, présentée comme terrifiante, est totalement axée sur le regard et l’interdit : « ‘La galerie était étroite et ne nous empêchait pas de voir, en bas, une salle immense, une sorte de patio à ciel ouvert, si l’on ose dire, comme un espace central destiné à quelque s’ ‘pectacl’ ‘e ; [...] or ’ ‘spectacle’ ‘ il y avait, et ’ ‘spectacle’ ‘ il y eut ! [...] nous ’ ‘vîmes’ ‘, malgré notre refus d’en croire nos ’ ‘yeux’ ‘, nous ’ ‘vîmes’ ‘ des mannequins de cire [...] A peine avions-nous ’ ‘vu’ ‘ que nous ’ ‘vîmes’ ‘ encore, mais cette fois, l’enfer allait se déchaîner, et nous emporter dans ses tourbillons »’ (255). Le bandit, figure de l’analyste terrifiant, voulant faire resurgir le refoulé par la violence, ôte le bandage qui couvre les yeux de Simon ‘: « Souviens-toi ! Qu’est-ce que tu as ’ ‘vu’ ‘ ? Dis-moi seulement ce que tu as ’ ‘vu’ ‘ !...».’ Il tire, symboliquement, sur le mannequin représentant le père de Simon, devant l’enfant déjà pétrifié, ‘« qui semblait de cire sans vie »’ (257) : ‘« Ce que Simon et son père ont ’ ‘vu’ ‘, ils sont seuls à l’avoir ’ ‘vu*818 ’ ‘ ? »’ (272), profère le dieu du texte, Von Gottardt.

En réalité, le père est condamné par le texte à la paralysie depuis les événements de Berlin ici reconstitués, et son fils à l’énucléation, deux punitions fréquentes dans la mythologie pour ceux qui ont enfreint l’interdit, deux variantes de la castration redoutée par l’enfant au stade oedipien. La signification sexuelle de l’énucléation est d’ailleurs fréquemment soulignée dans ce roman où tout est visible, par exemple page 289 : ‘« [...] on leur trancherait les parties viriles et on leur arracherait les yeux [...] »’. Max Milner se réfère à l’analyse du destin de la femme de Loth - qui rappelle celui d’Orphée - par les Pères de l’Eglise, et notamment par Philon d’Alexandrie, dont les mots sont lourds de sens pour notre perspective policière :

« Cette idée d’une curiosité malsaine, d’un besoin de savoir mal employé, parce que dirigé « vers l’arrière », c’est-à-dire vers des mystères qui paralysent l’intelligence, Philon la développe dans son De fuga et inventione. La femme de Loth symbolise, selon lui, l’homme qui « se tourne en arrière, intéressé par ce qu’il y a d’obscur dans les événements de la vie plus encore que dans les parties du corps et (...) devient un bloc inerte, une sorte de pierre inanimée et sourde » 819  ».

Comme Simon, comme son père ! Le lien établi entre les ‘« mystères de l’existence’ » (formule fréquente dans l’Enfer 820) et la sexualité semble explicite à Max Milner, touchant ‘« à ce que le regard en arrière met en jeu de pulsionnel821 ».’ La terreur générale que répand cette scène, touchant autant Simon que Michel ou Michèle, laisse bien sûr penser qu’on a ici affaire à l’‘« inquiétante étrangeté’ 822 » d’une scène déjà vécue, familière aux deux adultes qui revivent ici à travers Simon des images liées à l’enfance, mais refoulées car culpabilisantes. C’est pourquoi, après le combat qui met fin au spectacle,  la première pensée de Michel, traduit explicitement la peur d’une sanction castratrice, en provenance du surmoi, manifestant l’‘« angoisse de conscience’ 823  » :  ‘« Parties viriles atteintes ? Non »’ (258).

L’implication du narrateur - et à travers lui, du scripteur - est évidente, à travers ces fantasmes de castration. Soler va chercher à coucher avec la femme de cire, Ana de Tuermas, ayant éliminé par l’écriture l’amant de celle-ci. Pour plus de précautions, il tue Lichem, l’amant de celle qu’il a prise pour Ana (sa soeur, Isabel), à qui il confie : ‘« Je suis presque jaloux »’ (340). La culpabilité qu’il ressent est d’ailleurs intense, même si l’implication d’Isabel l’atténue : ‘« Une complicité sans pareille nous unissait »’ (344). Le processus créatif est sans doute porteur d’une jouissance infinie, en ce sens qu’il met en scène toutes les transgressions imaginables (ludiques, imaginaires, envisagées, réalisées) en évitant, d’une manière orchestrée et systématique, toute sanction liée à ces transgressions au personnage principal, où se projette majoritairement ici comme souvent l’auteur. La sanction, déviée, tombe sur un enfant - qui ressemble à Michel - et sans doute aussi, comme le texte le suggère, sur sa soeur, privée ou presque d’un oeil (154), probablement, symboliquement, pour le même motif : ‘« [...] quelque chose de la mauvaiseté du demi-frère était lisible dans le visage adoré de la demi-soeur, dans certaines lueurs du regard [...] » ’(148, cf. 158).

Soler insiste d’ailleurs sur la fascination que lui inspire cet oeil, à plusieurs reprises : sans doute est-ce l’oeil qui a vu... Peut-être est-ce pour s’éviter la même sanction, ou la castration qu’elle signifie, qu’il insiste sur les relations chastes entre son père et sa mère adoptive, en éludant totalement sa vraie génitrice, comme pour signifier qu’il n’a pas pu assister à la scène primitive. Peut-être aussi pouvons-nous de la sorte expliquer que Michèle ait de si mauvais rapports avec son frère, jusqu’à ce que ce dernier subisse la sanction, à son tour ; tous les deux sont alors « apaisé[s] » (380). Parmi tous ceux qui l’ont subie, d’ailleurs, - de l’employé de Carrefour (41) aux figures du tableau (74) - on peut citer Bach, objet d’adoration pour Michel, dont la musique contient une supplique significative à Dieu, un refrain exprimant un désir ardent : fermer les yeux...

Rainer, le meilleur interprète de Bach, a lui été condamné à porter des « paupières de terre glaise séchée » (167) qui menacent sa vue : il a été témoin des événements de Berlin, mais, heureusement pour lui, il n’a presque rien vu, en tout cas moins que Simon. C’est ce qu’il affirme, même si la destruction de sa vie tendrait à prouver le contraire : il a définitivement perdu son « visage d’ange » (86, 270) d’enfant, devenant un monstre (54) sans pouvoir ‘(« réduit à l’état de nourrisson craintif »’ (219)) ; l’ablation de son index gauche vaut évidemment pour une castration. Il cumule en fait les deux grandes sanctions mythiques : la castration et la pétrification (310). C’est pourquoi la simple allusion à Simon de Klef, et par lui aux événements de Berlin, bouleverse encore son effrayante physionomie (164).

C’est à Jésus qu’iront justement les yeux de l’enfant-voyeur, des yeux qui peuvent juger en connaissance de cause, ‘« ses gestes, ses attitudes étaient à n’en pas douter d’un être qui voyait les choses ! » ’(378). Aveuglé, dans un ‘« état psychologique désastreux »’ (380), Simon n’est plus redouté ni par les Dioblaníz, ni, comme il l’était de façon inexplicable auparavant, par sa soeur (cf. 203) et par Michel. Comme par hasard, la seule à ne pas le craindre était d’ailleurs la virginale Liliane, si bien prénommée, qui ne pèse rien (177), vit le plus près possible du ciel (160)... et ne parle plus. Elle sera tout de même elle aussi sacrifiée par le texte et rejoindra « les âmes damnées galopant en silence » (169), réduite en cendres par précaution (après avoir été « sauvée » de l’incendie de sa maison !)  au cimetière de Cusset.  Sa pureté donnait en effet à l’habitante du Chemin du Regard une clairvoyance dangereuse : ‘« [...] Liliane comprit comme je l’avais compris que Simon n’était pas un mauvais petit, un enfant mauvais, mais un enfant habité par du mauvais, si toutefois cela voulait dire quelque chose, et je sus plus tard que cela voulait dire quelque chose en effet »’ (135). Son amour pour Michel est un poids, il sent sur lui son ‘« regard soupçonneux’ » (22), dont il redoute probablement la sanction.

Il est tout à fait logique dans cette perspective, que le mystère final du texte porte sur cette fameuse scène primitive de Berlin, ce « mauvais » qui « habite » Simon824. Le reste sera expliqué, cependant on ne saura jamais, bien sûr, ce que Simon a vu pendant ces huit jours ; cette connaissance est « hors d’atteinte » (272). Mais cet échec est refoulé dans les plis du texte, caché par la célébration du sauvetage de l’enfant et par l’affirmation de la réussite de Soler comme écrivain.

On peut alors relier les activités du détective-type avec cette curiosité devant la scène primitive. C’est ce que fait par exemple Léon Sigal, évoquant Carvalho :

« Et c’est ainsi, au seuil infranchissable du regard sur le sanctuaire et la scène des progéniteurs, et de celui dirigé sur la réalité sociale souterraine, que s’impose la vocation. Le désir de savoir, camouflé sous la tentation de transgresser les barrières du secret, sous le pari contrôlé du risque, est par là limité 825 . »

Dans le roman de Marsé, l’image du viol, reproduit à travers la profanation de la Moreneta, se place alors tout naturellement dans le cheminement fantasmatique du texte dont Jean-Claude Vareille a montré les retentissements dans la chaîne langagière : l’inspecteur, errant sous la conduite de Rosita dans le labyrinthe barcelonais de ses souvenirs, toujours habité par celui du viol de l’enfant, ouvre la Vierge pour connaître les secrets de Rosita, comme, toute sa vie, il a forcé les portes des gens qu’il poursuivait.

‘« Le labyrinthe assimile la connaissance à un viol. Le détective fore l’énigme ressentie comme résistance et compacité [...]826 »’

Par là même, on comprend aussi pourquoi l’enquêteur s’implique autant dans sa recherche, et ce qui motive son empathie, de Carvalho à Demange. Soler est fasciné par les êtres marqués par la sanction oculaire, comme par des êtres plus savants que lui, il les approche pour posséder leur connaissance en échappant lui-même à la punition : ‘« Nul besoin de fond pour percevoir les mystères de ma vie, nul besoin, comme je l’avais cru innocemment, ’ ‘de me crever les yeux*827 ’ ‘ à tenter de distinguer la clé du mystère invisible dans un coin du dessin [...] »’ (372). La sanction mythique se commuera pour lui en cette blessure symbolique et euphémisée à l’index gauche. Cette blessure, expression vive du refoulé, le travaille, quand la culpabilité l’envahit (387) et bien sûr, en particulier, quand il écrit (393). L’inspecteur de Marsé est condamné à la pétrification (30), son corps se fige comme pris dans du ‘« fil de fer barbelé »’ (110) et dans ses rêves, il dort dans un lit de pierres, les ‘« bras rongés par une sorte de vermine et aussi lourds que des morceaux de bois »’ (15). Demange, obsédé par le regard en arrière, sur la vie de Sallenave et sur la sienne propre, se sent devenir « statue » (169). Toute cette symbolisation renvoie sans doute dans l’imaginaire à l’image chrétienne du péché comme lien et assujettissement828. Et la forme de ce lien, au niveau de la structure narrative qui détermine le roman policier, c’est le cheminement circulaire, erratique et forcé du détective829. Paul  Ricoeur, cherchant tous les mots hébreux signifiant le « péché » (EDH 184), y a retrouvé bien des idées incluses dans le labyrinthe policier : la « voie tortueuse », l’« égarement », la « perdition 830».

Le cheminement mental et physique du détective illustre ainsi à merveille ce que dit Max Milner de ce fatal besoin d’un regard en arrière, né d’un attrait pour ce qui a été refoulé (notamment les pulsions criminelles et sexuelles) que ce soit pour battre sa coulpe ou pour retrouver le plaisir contenu par ces désirs pulsionnels. Le récit policier avance par un long processus de retours en arrière. Cette orientation scopique témoigne ‘d’une « fascination de l’origin’ e 831 », évidente dans le cadre du roman policier. La forme que prend le cheminement du détective, c’est le détour, - essence du romanesque pour Charles Grivel - parce que ce qu’il veut regarder est tabou, et que cheminer de cette façon dissimule la progression interdite832. L’attrait indéfectible de tant de lecteurs pour le roman policier, la permanence du genre à travers des formes immuables aussi bien que novatrices s’explique mieux alors : le plaisir qu’y prend le lecteur ne relève pas d’un simple jeu intellectuel. D’ailleurs, André Green justifie le « désir de lire » par le fait qu’il constitue un ‘« lointain substitut d’un désir de voir et de savoir qui a partie liée avec toute curiosité sexuelle’ 833» ; pour lui, ce désir de voir est même plus fort que le désir de savoir.

D’ailleurs, la fixation sur le meurtre, qui fonde le genre, fait mieux comprendre ce qui est aussi à craindre dans le regard en arrière, c’est-à-dire dans ce mouvement régressif vers les pulsions meurtrières refoulées : le retrait complaisant dans les instincts de mort, contraire à la permanence de la vie, tel qu’on peut le voir à l’oeuvre dans les polars les plus sombres de l’époque actuelle834. Dans le roman policier classique, le discours du détective intervient comme une remise à l’heure nécessaire socialement pour que soient renvoyés dans l’oubli les instincts de mort et que la vie reprenne son cours, vers l’avant, après le suspens occasionné par l’enquête. En ce sens, il devient ce « roman du non-regard 835» dont parle Uri Eisenzweig, ce roman qui invite à fermer les yeux, comme l’inspecteur de Marsé lorsqu’il s’assoupit : si le détective classique regarde si peu et s’enferme dans sa réflexion - elle-même isolée dans un lieu clos -, c’est pour éviter la contamination du regard, sa transformation en pulsion scopique qui l’amènerait à se retourner sur les vrais mystères, à voir ce qu’il ne doit pas voir. Le regard du détective, à l’inverse, découpe une petite portion du réel à observer (traces, empreintes : plus c’est petit, mieux ça vaut...) et s’y tient consciencieusement.

En effet, le regard régressif est contraire à toutes les prescriptions incluses dans les mythes et dans les religions, recommandant uniquement le regard vers l’avant - contrairement, bien entendu, à la démarche psychanalytique, si proche de celle du roman policier, pour laquelle

«  [...] cet arrière que les mythes d’Orphée et de Loth dénoncent comme le lieu de tous les dangers est peut-être ce à quoi il faut oser faire face pour que la marche en avant ne devienne pas subrepticement un parcours circulaire 836  .»

C’est pour n’avoir pas suffisamment regardé en arrière dans l’Enfer, comme dans tout roman à suspense selon Yves Reuter837, que l’on est condamné, comme la famille de Klef, à revivre ce qu’on a maladroitement refoulé. Par là même la structure circulaire838 de bien des romans policiers s’explique parfaitement, et, en particulier, l’utilisation historique qu’en font Marsé et Montalbán.

Les lieux mêmes traduisent la circularité structurelle. San Magin, ce ‘« paysage circulaire »,’ donne l’image d’« une ville sphérique, urbanisée, sans fin » (MDS 227). Le cheminement du détective procède dans l’Enfer par ‘« cercles concentriques’ » (241), dont le centre est le lieu même du supplice de Simon, tandis que le centre symbolique - avoué par le texte (241) - serait l’appartement de Soler, le lieu où l’histoire va être définitivement réécrite, orientée, gauchie. L’inspecteur de Marsé aboutit lui aussi, au terme d’une progression circulaire, au cercle de l’enfer, la Morgue, lieu d’authenticité dont il ne reviendra pas, pour avoir vu la vérité en face, une vérité, qui plus est, qu’il ne cherchait pas à atteindre839. La progression du détective n’est pas linéaire ; elle approche par cercles successifs de la vérité, dont, dans sa version classique, le roman policier tente d’adoucir ou de nier le feu. Mais le texte de Marsé conjure ce gauchissement et le dernier chapitre figure narrativement le retour du refoulé sous l’image du cadavre aveuglant, avant son ensevelissement définitif.

Comme pour le processus analytique, la lutte contre le recouvrement par la version falsifiée se justifie par le poids de l’imposture sur les deux personnages, l’un peinant de plus en plus à continuer à marcher (51), l’autre fuyant sa vérité et se réfugiant dans les images idéalisées d’une enfance volée (118), l’un symbolisant l’oeil (l’eye, le détective), un regard aigu mais corrompu par la censure, l’autre étant lucide, mais ambigu :

« C’est, en effet, dans la mesure où tout regard implique une part de non-voir, de manque-à-voir, qu’il est nécessaire de se retourner vers la source de cet aveuglement, dont la conception classique de l’observation (Beobachtung) se révèle incapable de rendre compte 840 . »

Pour Rosita, toute la ville se ramasse autour du lieu du viol, lieu qu’elle traverse, et autour duquel elle gravite, obligeant l’inspecteur à se remémorer l’épisode qui a eu tant pesé dans leurs existences ; il n’en revient pas qu’elle puisse ainsi affronter ses souvenirs. Le viol a eu pour « théâtre » (72) un terrain vague, ‘« trou dans la ville »,’ comme dans la vie de Rosita, ‘« espace indéchiffrable’ 841  » et envers de la cité pour Jean-Noël Blanc. Le cheminement imposé par la jeune fille interdit le regard sur ses activités illicites alors qu’elle est prise sur le fait ‘(« N’approchez pas. Ne regardez pas »’ (114)), mais elle force l’inspecteur à retourner lui-même sur les lieux de ses exactions passées, dont le souvenir prolifère alors : ‘« Dans les vieux labyrinthes de ses premières inspections et de ses fouilles dans les appartements du quartier, il y avait toujours une femme jeune et en deuil qui le regardait avec des yeux pleins de haine »’ (60). Thanatos a renversé Eros, et l’auto-accusation inconsciente se manifeste chez le mélancolique policier. L’importance du quartier de la Salud (= santé et salut) pour l’inspecteur, sa signification symbolique, est attestée dès l’ouverture du roman : ‘« Le décor escarpé et ambigu de La Salud avait été bien plus pour lui que le lieu de ses activités policières : leur moteur même.[...] il n’était jamais parvenu à déconnecter son imagination sensorielle et son flair belliqueux de ces rues enchevêtrées et de leurs habitants maniérés et experts en l’art de la dissimulation et de la fourberie »’ (11). Marsé imagine une ville comme à l’abandon ; il ressort de ces descriptions une impression de vide, comme dans le San Magin de Montalbán, qui exprime la perte du sens et de soi-même : l’inspecteur donne sans cesse l’impression d’être absent à lui-même - comme la ville. Il n’est plus que projet de mort.

Il est ainsi confronté aux « méandres » (78) et aux « souterrains » (42) de son propre inconscient842, jusqu’au terme de sa progression, la morgue, dont le seuil, déjà, est infernal : la porte est écaillée ‘« comme si elle avait été exposée à une chaleur intense »’ (120). A l’intérieur, le sol est collant, il cherche à retenir captifs les impudents qui osent affronter la vérité. La salle principale, comme chez Amette, est décrite comme un « amphithéâtre » (120) où la lumière se concentre uniquement sur le cadavre, le reste étant plongé dans un « cercle d’ombre » (120), dans les ‘« échos de toux et de portes qui claquaient dans des pièces closes »’ (123) et les bruits inquiétants de ‘« vrombissement souterrain »’ (123) : on est arrivé en enfer.

A l’opposé du lieu de vérité que constitue la morgue, l’image du cimetière, récurrente chez Belletto, Marsé et Amette, traduit le lieu où la vérité est recouverte définitivement. La morgue s’oppose par définition au cimetière, en tant que lieu de (re)connaissance du corps, par autopsie ou simple identification, alors que la tombe obscurcit définitivement ce corps, le dérobe au regard. Lors de l’enterrement de Roland Sallenave, la brume et la boue obscurcissent encore la scène d’ensevelissement : ‘« Il y eut un moment de prière muette. Ce fut comme une lande morte, un espace de silence qui filait avec les nuages vers la Rance »’ (53). Puis c’est la neige qui étouffe le secret de la tombe, lors de la deuxième visite de Demange : ‘« Qu’est-ce que vous venez faire dans ce cimetière ?’

‘- Mon Dieu, si je le savais... »’ (147), répond l’inspecteur. Lors de ses derniers instants, il regarde les gens en s’imaginant le moment où ils ‘« descendraient dans la fosse »’ (184). L’épilogue du roman d’Amette constitue donc la mise au tombeau définitive de ce qui n’a pu se dire, ce refoulement que semble redouter Pepe Carvalho attendant l’ascenseur de l’immeuble de San Magin où Pedrell résidait, cet ascenseur ‘qui « montait lentement le chercher,  tel un vers dans le trou qui l’emprisonne à jamais »’ (195).

Parmi tous les espaces clos, l’image sépulcrale traverse tous nos textes, corroborant notre hypothèse de recouvrement organisé : les pensées presque constamment morbides de l’inspecteur se complaisent dans les lieux fermés, comme les toilettes d’un bar dont le souvenir revient régulièrement : ‘« il pensa à la boîte noire des cabinets comme si c’était un cercueil dressé près du cadavre qui l’attendait à la morgue [...] »’ (33). Soler tente de faire de son appartement son propre tombeau, dans une ville où le soleil tue (176). Pepe va dormir à San Magin dans l’appartement de Pedrell et s’en imprègne ‘« jusqu’à se pénétrer de son froid malodorant de tombe sans cadavre »’ (193). ‘« Je suis resté pour dormir dans une tombe »’ (223). La masturbation à laquelle il se livre alors confirme le repli sur soi caractéristique de l’instinct de mort, c’est pourquoi Carvalho remarque ‘« que l’odeur du sperme et celle des tombes vides se ressemblent beaucoup »’ (194).

Il prend possession des lieux de cette façon, après s’être symboliquement embaumé dans le savon parfumé du défunt, ce sacrifié de la société, Pedrell, refoulé de tous les bords pour avoir voulu passer de l’autre côté, sur l’‘« autre face de la lune »,’ sa face cachée. Cet autre côté où s’est senti glisser Demange, ‘« passé à travers le plancher »’ et ‘« foul[ant] un sol lunaire »’ (138), où il perd graduellement le contact avec les autres et la réalité, jusqu’à tomber dans le ‘« sarcophage »’ (184) de la loge. Evidemment, cet ‘« autre côté du miroir »’ est très présent dans l’écriture de Belletto ; l’insistance sur ce motif, aspect particulier du thème du dédoublement, donne à cette oeuvre son aspect fantastique, évoquant les propos de Thomas Narcejac sur ce type de fictions mêlées :

« [...] ces intrigues, en dépit de leur complication et peut-être même à cause d’elle, ont réussi à plonger le lecteur dans un étonnement émerveillé, dans un rêve éveillé, qui est l’effet spécifique du roman policier. [...] Ce qui est important, c’est de s’abandonner à l’envoûtement du récit et de passer de l’autre côté du miroir 843 . »

On a beaucoup glosé sur le meurtre en lieu clos, et plus largement sur la localisation du roman policier classique, château, train, lieux restreints pour un milieu social protégé du reste du monde. Le lieu clos où se déroule le meurtre symbolise cet endroit scellé où le refoulé fait retour sous la forme du crime obscur844, cerné par la perspicacité du détective dont la raison met de l’ordre dans le chaos. Cependant, l’évolution du roman policier, son ouverture apparente sur la ville - et sur la campagne, dans le cas d’Amette -, n’a pas éliminé, loin s’en faut, cette dimension fantasmatique de la toponymie policière, et le décor tend toujours dans l’inconscient du lecteur à représenter l’« Autre Scène ». Le très fort attachement de l’auteur pour la ville décrite (Belletto/Lyon, Marsé et Montalbán/Barcelone) fait tout naturellement de cet espace le lieu de projection des fantasmes de ces écrivains et la concrétisation de leurs structures mentales. Ces villes sont à la fois réelles, identifiées, repérables, et abstraites, oniriques, fantasmées.

Le lieu du refoulement est symbolisé certes par les cimetières, mais aussi, pour Demange, qui erre ‘« dans les terrains sablonneux de sa mémoire »’ (152), par le ciel couvert qui semble étouffer toute confidence ‘(« ils restèrent à sentir l’épaisseur de l’air, la couche nuageuse qui formait au-dessus d’eux un long silence imprévisible »’ (91)), et surtout par la mer, vers laquelle Demange revient sans cesse comme pour lui arracher son secret ; la mer figure ce recouvrement systématique et efficace : ‘« Demange revoyait sans cesse cet endroit où la voiture s’était lentement enfoncée [...] Les rafales, les vagues, les coups et les ressacs, les lames brisées, jetées, coulées, enfuies, allaient laver et user tout cela, s’engouffrer parmi les roches, ruisseler et disparaître un beau matin, sur une mer étrangement lisse et plombée. La mer ne gardait jamais aucune trace des nuits, des tempêtes, ou même du travail des orages »’ (133). Amette semble parler du travail du rêve... et de la création romanesque, poulpe/labyrinthe qui nous aveugle par un jet d’encre et nous perd par la force de sa mètis 845, malgré son propre aveuglement sur ce qu’elle refoule.

D’ailleurs, les scènes nocturnes, traditionnelles du roman noir, sont bien représentées tant chez Amette que chez Montalbán, puisqu’elles symbolisent d’une manière évidente l’obscurité qui règne dans l’Autre Scène, l’absence de repères (« aucune trace »), la confusion : Demange se perd dans la nuit à la recherche de Jenny et de la vérité, Linda erre ‘(« La voiture navigua dans l’obscurité en essayant de suivre le marquage du bord de la chaussée »’ (161)), Roland meurt. L’anéantissement menace ; la mort est liée à la nuit, comme chez Montalbán ou Marsé. Rosita se raccroche au veilleur de nuit, tandis que l’inspecteur va mourir. Les scènes les plus elliptiques d’Enquête d’hiver ont lieu la nuit, comme si celle-ci imposait son silence : ‘« Vous êtes sûr de vouloir parler ? »’ (91) demande Jenny à Demange. Elle est une créature nocturne à mètis, et elle plonge Demange dans les liens de la nuit ; elle le déconstruit et l’enfonce dans l’aporie846. La nuit symbolise aussi cette aliénation, cette obscurité à soi-même.

Avec la nuit, le brouillard ou la pluie, la campagne d’Amette rejoint la signification du paysage urbain plongé dans l’obscurité :

« La ville constitue ainsi un univers dont les formes et le sens se perdent dans des couches d’obscurité de plus en plus profondes 847 . »

La plupart des paysages, chez Amette, comme chez Belletto, ont une allure fantasmatique évidente. Plus classiquement, les méandres du moi sont exprimés par ce labyrinthe qu’est la ville : ‘« Il regarda la ville. Avec la neige, les rues ressemblaient à des sentiers secrets, qui disparaîtraient peut-être avec l’aube »’ (EDH 87). L’alternance entre l’ouvert et le fermé, l’obscur et le lumineux, renvoie de façon imagée aux états de conscience ou d’inconscience : ‘« [...] une partie du vieux quartier coula le long de la voiture, dans une nappe d’ombre et de silence, comme il arrive quand on glisse dans le sommeil »’ (126). Les entrées obscures, les sombres couloirs, les rues tortueuses et sans lumière abondent dans le roman de Marsé, dont l’imaginaire travaille de façon particulière sur les lieux clos848. L’orphelinat, qui ouvre et clôt le roman, dissimule sous des allures candides les désirs des adolescentes et leurs activités sexuelles illicites ; « la pénombre » (65) d’un escalier favorise la masturbation des frères Jara sous le regard de Rosita, ou les attitudes aguicheuses de Pili (30).

Marsé évoque Barcelone d’une manière proche de celle de Montalbán, avec San Magin, lieu ‘« plein d’yeux carrés sans pupilles condamnés à une obscurité progressive »’, lieu du retour du Même (169, 241), des égouts à ciel ouvert (156). Ici on assiste au déchaînement furtif des pulsions, dans l’« envers » (285) de la cité et du jour, et plus précisément dans ses passages retirés et obscurs849. L’ensemble forme un « poulailler » (252) surveillé étroitement par le « père-architecte » (183). Le contrôle du nord bourgeois de Barcelone sur ces cités ouvrières du sud est la traduction politique du conflit qui oppose sur l’Autre Scène le moi au ça. Finalement, le lieu fermé ou clos sur lui-même matérialise la clôture exercée par la censure : le passage est étroit, et nécessite une substitution. Du reste, Planas, au nom du principe de réalité ‘(« Je parle vraiment de la réalité » (’270)), interdit à Pepe de chercher la vérité à San Magin, outré que Viladecans (l’avocat, l’instance de loi) ne lui ait pas coupé la route : ‘« Personne ne m’a délimité mon champ d’investigation » (269), répond le détective transgresseur de « frontière ». ’

La mort dans l’âme, il s’est décidé à franchir le Styx que symbolise le métro et à s’immerger dans ce monde de l’indistinction, parce qu’il sait que la vérité est à ce prix850. La quête devient déambulation, errance, dispersion, car le regard du détective est fasciné par ce qu’il dé-couvre. Peu à peu, sa volonté cède, sa conscience s’abandonne, l’enfance lui revient (Carvalho, Demange, Soler), ou ses pulsions l’envahissent (l’inspecteur). Le trajet du détective est une régression. Jean-Claude Vareille a expliqué les conséquences de la concrétisation de la pensée dans l’image de la quête, de la chasse : le détective est animalisé ; les grognements de l’inspecteur de Marsé, son flair, comme celui de Carvalho, font d’eux des êtres pris dans leurs « instincts primitifs 851». Pour Franck Evrard,

« le cheminement dans la ville constitue un retour aux pulsions originelles, à l’Oedipe, au refoulé 852 . »

Les mots « méandres », « souterrain », « labyrinthe », sont récurrents dans Boulevard du Guinardo :  l’inspecteur retrouve ‘« les méandres les plus anciens du quartier »’ (78), mais, au contraire de Carvalho, il ne reviendra pas du coeur du labyrinthe. Dans les Mers du Sud, c’est San Magin, lieu du crime aux allures de dédale, otra cara de la luna, qui évoque le plus les méandres du moi. Le Minotaure, c’est l’image monstrueuse du refoulé qui menace le moi, et qu’il faut affronter pour se libérer853.

« Le labyrinthe unit la clôture [le cercle] et l’illimité [le dédale], ce qui rend son énigme encore plus irritante 854 . »

La figure du labyrinthe surgit parce que l’animal dont on suit les traces est  « retors 855 ». Or, dans Enquête d’hiver comme dans Boulevard du Guinardo, la femme856 semble responsable de ce cheminement. Jenny entraîne Demange dans un monde qui n’est pas le sien, l’attire dans les cimetières et le laisse errer dans la campagne obscure à sa recherche. Absente, elle semble encore aimanter le policier, comme ce mystère épais qui entoure la disparition de son mari. Rosita, elle, se confond avec la ville, méandreuse et mensongère, toujours ambiguë, comme le labyrinthe dont elle est issue.

Elle rejoint dans l’imaginaire la figure du serpent tentateur, prostituée au charme venimeux, ‘« une façon de regarder, parfois, qu’il percevait près de lui comme le sifflement d’un serpent » ’(71). Le ‘« fourmillement venimeux de ses yeux noirs »’ (114) fascine les frères Jara (66) comme l’inspecteur. La figure du serpent, bête chtonienne, arrive tout naturellement dans ce lieu labyrinthique qu’est la ville. Symbole du chaos primitif et du mal toujours déjà là, dans l’Autre857, il évoque évidemment le refoulé, en particulier sexuel :

« La métaphore du reptile offre une autre connotation : image chthonienne, elle participe à cette valorisation négative que présente si souvent la profondeur, symbole du tabou et de l’interdit 858 . »

C’est Rosita qui tisse la toile où l’inspecteur se prend, l’endormant ainsi peu à peu859, au coeur du labyrinthe. Le labyrinthe, c’est le lieu dont on peine à trouver l’issue, comme l’expérimente Pepe, perdu parmi d’étroits « défilés » (161) et des « arêtes de béton coupant » (161), regrettant d’avoir dû passer la « frontière » (182, 295). Celle-ci délimite soigneusement la « jungle » (235) parce que l’animalité risque d’essaimer dans la ville entière, comme le déplore Bromure : ‘« Le mal se promène librement, sans aucun ordre, sans organisation »’ (250)860. Georges Tyras voit le lieu qu’est San Magin opérer comme ‘« dédale ou prison où l’être se perd autant que la raison, et d’où seul peut s’évader qui possède une clé logique’ 861 » - ce « fil logique » (169) que Carvalho recherche désespérément. Gilbert Lascault conclut sur une identification totale :

« Donc, mort, littérature, labyrinthe vont dans le même sens. Le roman policier est un type même de labyrinthe [...]. La recherche de la vérité passe par la déroutante découverte des désirs, désir du criminel, désir des victimes, désir de l’enquêteur 862  » 

et donc désir du scripteur. Le cliché du labyrinthe, lorsqu’on l’applique au processus de l’écriture, est décidément riche d’enseignements. Le véritable lieu du texte, le véritable ‘« théâtre des opérations ’», comme l’a souligné Jean Bellemin-Noël, c’est bien l’auteur863.

Cette thèse explique d’ailleurs pourquoi le détective-type se désintéresse de la sanction destinée au criminel ou de la remise en ordre : les motivations du personnage sont uniquement de l’ordre de la connaissance, il obéit au besoin irrésistible de percer un secret. Dans Enquête d’hiver, Amette pousse cette logique à son extrême : disparaissant, le criminel se dit lui-même simple prétexte à la quête du héros864, l’essentiel résidant dans cette dynamique interrogative qui ne se laisse pas refermer, puisque le secret poursuivi appartient au refoulé 865. En même temps, cette absence signale la puissance du refoulement, qui a définitivement renvoyé le contenu pulsionnel le plus loin possible, hors de la portée de la conscience : d’ailleurs, s’il n’y a même plus de traces dans le roman d’Amette, n’est-ce pas pour signifier ce nettoyage accompli par la censure 866 ? Demange ne produira pas de texte, puisqu’il n’y a pas de criminel, donc plus de refoulé qu’il soit possible encore de faire remonter. A la question-prétexte que le roman policier pose comme écran, Amette substitue finalement les vraies questions, dénonçant l’artifice de la première867. Le dernier chapitre du roman classique ne peut donc être qu’un leurre, tant il est vrai qu’

« A l’évidence, il y aura toujours un irréductible, un insaisissable, une marge d’invisibilité dans le travail d’écriture 868 . »

Pour Pamela Tytell, tout roman est familial ; l’écriture d’un roman est forcément la ‘« transposition d’une fiction de l’enfance’ 869  ». Pour certains écrivains, policiers ou empruntant à la structure et/ou aux thèmes policiers, tels Michel del Castillo ou Patrick Modiano, il est clair que cette fiction s’est centrée autour d’une question, d’une méconnaissance vécue comme insupportable ; d’où leur orientation, plus ou moins consciemment justifiée, vers le genre policier, le plus susceptible de se soumettre aux désirs conçus en leur enfance. La structure du roman policier renvoie donc beaucoup plus qu’on ne le pense en général à son créateur. La question de la manière dont le criminel s’y est pris pour commettre son forfait dissimule la question essentielle - qui n’obtient qu’une réponse insatisfaisante à la clôture - de savoir qui est celui qui a commis le crime. De la même façon, la technique de l’écriture masque l’identité du scripteur, ce qu’il refoule, ce qu’il exprime dans l’oeuvre. A ce titre, le roman policier exemplifie et met en scène ce que Jean Bellemin-Noël dit de toute oeuvre :

« Il est clair que la question « comment cela s’est-il fait ? » se transforme insensiblement en « qui a fait cela ? », et le problème de la production d’un écrit devient interrogation sur celui qui l’a mis au monde 870 . »

Par ailleurs, la théorie de Pamela Tytell présente l’avantage d’expliquer les difficultés de détermination générique (dues à cet aspect biographique forcément distinctif) dont nous parlerons par la suite. En même temps, à nos yeux, elle motive l’existence du genre, en tant que répétition d’un même schéma interrogatif, s’exprimant de surcroît à travers des images récurrentes, d’où la présence inévitable des clichés871. La répétition de scènes, comme la scène primitive, ou d’une structure entière, comme celle du roman à énigme, peut être douloureuse (on pense à Simenon), mais elle peut constituer également le moyen d’accéder à une certaine « maîtrise 872 » du contenu oppressant du refoulé873. Dans cette perspective, l’écriture fictionnelle se présente comme le biais par lequel l’écrivain s’empare de son vécu conscient et inconscient et tente de l’assumer ; par le biais du cliché, ce contenu pénible peut être neutralisé, et même constituer une source de jouissance874.

L’apparition et la maturation du genre policier, jusqu’à sa fixation en règles et schémas, correspond donc à ce que Jean Bellemin-Noël désigne sous le nom de « cristallisation 875  » : peu à peu, certains contenus, s’agglomérant, ont épousé une forme pour répondre à un besoin, auquel la littérature, comme expression artistique, pouvait satisfaire. Cette organisation formelle s’est affinée en excluant nécessairement d’autres contenus, impropres à ses desseins : cette théorie rend bien compte de la genèse du genre policier et de ses motifs. D’autant plus que Jean Bellemin-Noël met particulièrement l’accent sur le début de l’oeuvre, déterminant au niveau de l’imaginaire de l’élaboration structurelle876. Ce début authentique, simplement déplacé dans la structure temporelle du roman à suspense ou novateur, c’est le crime : bien plus que la fin, réinterprétée selon les époques, il est ce qui détermine, vraiment, le genre, dans toutes ses variations, au niveau de l’inconscient du texte, celui du créateur comme celui du lecteur, puisque le texte est cet « objet trans-narcissique 877» dont parle André Green.

En même temps qu’il s’édifiait, le genre a mis au point cette stratégie d’obscurcissement que nous avons mise en évidence, alors qu’il était conçu comme lieu du dévoilement et de la clairvoyance par excellence ; ce paradoxe fait du roman policier le paradigme de la littérature telle qu’elle est définie par André Green :

« A l’écrivain est assignée la tâche de « donner à voir ». En fait en même temps qu’il montre, il cache pour montrer autre chose par l’écriture. Celle-ci est à la fois conversion et diversion pour l’efficacité du texte 878 . »

Notes
750.

U. Eisenzweig, le Récit impossible, p. 148.

751.

Le lecteur est aveuglé par le texte. Cf. P. Tytell, op. cit., p. 120 : « [...][le lecteur] ne peut comprendre le contenu latent parce qu’il lit à un niveau où son attention est constamment détournée par les éléments du contenu manifeste, ce fil d’Ariane évoqué par Green. » P. Tytell cite A. Green, « la Déliaison », in Littérature, n° 3, p. 37 : « Ce fil est celui qui tend le texte vers son but, celui qui a le dernier mot, qui est le terme de son sens manifeste. »

752.

S. Freud , Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1976, p. 293.

753.

P. Tytell, op. cit., p. 204.

754.

Cf. R. Belletto, Entretien au magazine Ecrivain, p. 48 : l’auteur y affirme qu’écrire permet de « tuer un de ses doubles mauvais, se débarrasser d’une partie du mal. Pas forcément du mal qu’on a en soi mais de sa culpabilité. On s’en débarrasse comme d’une peau et c’est une renaissance. »

755.

Ibid., p. 47. Sur la culpabilité renvoyée au lecteur, Cf. R. Belletto, les grandes Espérances..., par ex. p. 573 et p. 604.

756.

Heureusement, puisque d’après J.C. Vareille, l’Homme masqué, p. 194 : « le rapport est ce texte ambigu où le concept de pure objectivité et de détachement se relie à une résonance d’ordre policier, où le dit, le décrit, divulgue une faute et une culpabilité. »

757.

On ne peut d’ailleurs s’empêcher de songer que Belletto lui-même a écrit une biographie, celle de Dickens, après l’Enfer et la Machine, une biographie où il parle autant de lui que de l’écrivain, comme Soler le fait avec Rainer.

758.

J.C. Vareille, Filatures, p. 177.

759.

F. Evrard, op. cit., p. 76.

760.

Cf. Th. Narcejac, op. cit., p. 121 : « Le roman fantastique est inévitablement la tentation de tout auteur policier ! Car, dès qu’on veut égarer le lecteur, dans un genre qui repose entièrement sur l’explication, on a tendance à embrouiller l’explication, à la rendre inextricable, et à introduire dans le récit quelque chose qui la dépasse. A trop vouloir expliquer, on côtoie l’irrationnel. » 

761.

Cf. P. Ricoeur, Philosophie de la volonté, II, p. 291 : « C’est moi qui fais lever l’Inéluctable, en moi et hors de moi, en développant mon existence [...] Parce que le destin appartient à la liberté comme la part non choisie de tous nos choix, il doit être éprouvé comme faute. »

762.

Cf. P. Tytell, op. cit., p. 131 : « [...] le message ne détermine pas le code, c’est l’inverse qui se produit : le code détermine et engendre le message. »

763.

R. Caillois, « Puissances du roman », in Approches de l’imaginaire, p. 203. Pour S. Freud, « le Créateur littéraire et le rêve éveillé », in l’Inquiétante Etrangeté, p. 45, les mythes « correspondent aux vestiges déformés de fantaisies de désir propres à des nations entières, aux rêves séculaires de la jeune humanité. » Enfin, J.C. Vareille, in Filatures, p. 155, voit dans le roman policier archaïque une résurgence du mythe : « Il est histoire des origines et maîtrise de ces origines, donc, [...], mythe. »

764.

M. Lits, op. cit., p. 122. M. Lits relie cette prédominance aux théories de Ph. Ariès sur le tabou de la mort au XXe siècle, qui aurait remplacé le tabou sexuel.

765.

Cet aspect a été étudié par d’autres, cf. par ex. F. Lacassin, op. cit., ou J.C. Vareille, Filatures, op. cit.

766.

Cf. P. Tytell, op. cit., p. 97. P. Tytell résume les aspects communs à la psychanalyse et au roman policier : l’énigme, les indices, « le recours aux pulsions inconscientes (pulsion de mort, culpabilité refoulée, etc.) pour structurer l’énigme criminelle », la démarche progressivement unifiante et archéologique du détective, mettant à jour le non-dit pour atteindre la vérité.

767.

J.C. Vareille, l’Homme masqué, p. 172.

768.

Y. Reuter, le Roman policier, p. 109.

769.

N. Van Dine, cité et commenté par Th. Narcejac, op. cit., p. 102.

770.

Cf. S. Freud, Essais de psychanalyse, p. 237.

771.

Cf. Sh. Felman, « De Sophocle à Japrisot », in Littérature n° 49, p. 34 : « Déclenchant le mouvement de la substitution, la mort ou le meurtre figure la case vide qui fait fonctionner le système du récit : le récit n’est dès lors lui-même qu’une dynamique de la substitution qui essaie de comprendre - au sens spatial, c’est-à-dire d’arrêter, de totaliser, de dire le mouvement de la substitution. »

772.

U. Eisenzweig, op. cit., p. 111.

773.

Pour Ch. Grivel, in Production de l’intérêt romanesque, p. 285, le roman tire parti des pulsions et « fait appréhender le refoulé « en fiction », sur le mode de l’absence .»

774.

Cf . S. Freud, Essais de Psychanalyse, p. 60 : « Il n’est pas douteux que la résistance du moi conscient et préconscient est au service du principe de plaisir ; elle veut éviter le déplaisir que provoquerait la libération du refoulé [...] ». Freud relie explicitement la compulsion de répétition à cette résistance.

775.

U. Eisenzweig, op. cit., p. 218.

776.

Ch. Grivel, op. cit., p. 263.

777.

Cf. l’analyse de P. Bayard, op. cit., p. 138. P. Bayard cite la dernière lettre de Poirot à Hastings :  « Il faut bien comprendre ceci, Hastings : chacun de nous est un meurtrier en puissance. En chacun de nous se manifeste de temps à autre le désir de tuer ; mais pas forcément la volonté de tuer. » P. 144, P. Bayard constate que « Le fantasme qui court derrière toute l’oeuvre,[...], se trouve cette fois réalisé [...] ».

778.

Ce sont les mots mêmes de R. Barthes. Cf. note 641.

779.

J.C. Vareille, op. cit., p. 182.

780.

Cf. Y. Reuter, le Roman policier, pp. 111-112 : « Le détective comme le lecteur tentent de réécrire le bon texte, le « chapitre manquant », et cette écriture, en quête du sens, manifeste ses ratures, ses hésitations, ses réécritures [...] ».

781.

Cf. S. Freud, Métapsychologie, Gallimard, coll. Folio/Essais, 1968, pp. 52-53 : « Il ne faut pas se représenter le processus de refoulement comme un événement unique suivi d’un succès durable [...] au contraire, le refoulement exige une dépense persistante de force ; si elle venait à cesser, le succès de celui-ci serait mis en question, un nouvel acte de refoulement deviendrait alors nécessaire. »

782.

J. Dubois, op. cit., p. 145. J. Dubois, op. cit., pp. 145-146, résume la thèse de Dennis Porter, qui compare roman policier et acte sexuel : « Au nom du lecteur, l’auteur fait le calcul qu’en renonçant temporairement à ce que la pulsion trouve un aboutissement immédiat, on obtient finalement une satisfaction beaucoup plus grande. Autrement dit, il confirme qu’il n’est pas de vrai plaisir sans l’expérience de la douleur, ce qu’apprend déjà le tout petit enfant qui retrouve sa mère après avoir été privé de sa présence ». La comparaison roman policier/acte sexuel se trouve aussi chez Belletto, dans Les grandes Espérances de Charles Dickens, p. 437 : « Ces va-et-vient, ce combat, ce cercle, ce jeu avec la vertu, ces fiascos perpétuels, tous ces mouvements finissent par ressembler à un acte sexuel [...] »

J. Dubois semble cependant avoir en conclusion une intuition qui se rapproche de notre thèse : « Et si l’objet véritable du secret se dissimulait bien ailleurs que dans ce moment final toujours si ponctuel ? A y bien regarder, livrer le mot de la fin est-ce autre chose qu’obturer la faille par où s’écoulait le flux des interrogations anxieuses sur la signification, la cause, l’identité ? Ce qui revient à dire que l’objet secret du romanesque reste pris dans ce flux, en habite la profondeur » (souligné par nous). 

783.

Cf. U. Eisenzweig, op. cit., p. 216 : « Dans l’univers policier, le masque représente à la fois le bouclier du criminel et l’identité inquiétante de l’Autre, en tant qu’Autre»

784.

S. Freud, Cinq leçons de psychanalyse, p. 30. Freud décrit ici le symptôme, manifestation douloureuse de l’idée refoulée ; mais le mécanisme de substitution est constitutionnel du refoulement. Si nous avons retenu cette citation parmi tant d’autres sur le refoulement, c’est qu’elle permet peut-être de comprendre encore le malaise du lecteur (et sans doute du créateur) à la fin du texte. Par ailleurs, nous émettons l’hypothèse qu’au pied de la lettre, ces propos permettraient de rendre compte du trouble spécifique ressenti par bien des lecteurs de l’Enfer, encourageant une recherche sur l’éventuel rapprochement à établir entre le processus créatif de Belletto et le symptôme, en termes de dépense affective. Cf. R. Belletto, Entretien avec le magazine Ecrivain, p. 48 : « Quand le lien entre l’écriture et ma vie est aussi proche, aussi pathologique, c’est inquiétant et ça fait peur. ». Il faudrait alors se demander si le roman de Belletto ne fait pas partie de ces oeuvres où, pour P. Tytell, op. cit., p. 207, « le véritable metteur en scène n’est pas l’auteur ni le narrateur apparent, mais derrière lui, en lui, ailleurs en tout cas, l’inconscient : le seul à pouvoir faire le partage entre la fiction et la réalité vécue. »

785.

Sh. Felman, art. cit., p. 40.

786.

Th. Narcejac, op. cit., p. 118. Cf. aussi p. 193.

787.

J. Dubois, op. cit., p. 144  (souligné par nous).

788.

A. Christie, le Meurtre de Roger Ackroyd, Librairie des Champs-Elysées, coll. Le Masque, 1927, p. 250. Cette annonce de suicide a d’ailleurs quelque chose d’irréel, de superficiel ; Sheppard termine même le texte par une plaisanterie.

789.

Th. Narcejac, une Machine à lire, p. 212. Cf. aussi pp. 203-204, où Th. Narcejac s’exprime spontanément avec des termes freudiens : « Le crime est semblable à un mur : derrière lui se crée une « pression  ». Et plus le crime est incompréhensible, plus cette pression est forte. Il faut qu’elle se dépense et c’est précisément à quoi sert l’enquête. Il y a donc un amont et un aval du récit. Il y a donc un courant. L’énergie dépensée , on nous dit qu’elle est de nature morale, alors qu’elle est de nature physique.[...] la « happy-end » s’explique par la « détente  » de l’énergie accumulée [...] » (souligné par nous).

790.

M. Milner in On est prié de fermer les yeux, NRF, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 1991, rapproche Oedipe-Roi du roman policier dans lequel il décèle la même « occultation de la vérité » ; il cite Charles Segal, dont les propos sur la pièce de Sophocle sont parfaitement transposables au domaine qui nous occupe : « [...] une résistance à émerger à la lumière, une horreur qui exige de demeurer cachée dans l‘obscurité de l’invisible (...) Non seulement le refus de voir et de dire envahissent la totalité du récit, mais c’est à travers ce puissant « ne-pas-vouloir-dire » que l’histoire se trouve en fin de compte racontée. »

791.

Cf. Th. Narcejac, op. cit., pp. 85-86 (à propos de A. Freeman) : « A travers le personnage, c’est l’auteur qui se délivre, qui laisse parler ce qui, en lui, vient de plus loin que lui, soit d’en bas, du côté du sang et de l’instinct, soit d’en haut, du côté du coeur et de l’âme. »

792.

U. Eisenzweig, op. cit., p. 125.

793.

J.P. Vareille, op. cit., p. 193-194, fait en effet le lien entre la scission « récit surmoïque » (détective)/  « récit fantasmatique » (criminel) et le double aspect de la création : processus d’écriture (avec relecture, correction)/fiction produite, « une instance surmoïque obligeant l’imaginaire à se manifester et en même temps le contrôlant, exactement comme le détective traque le criminel et fait surgir un récit second par approximations successives. ».

794.

U. Eisenzweig, op. cit., p. 235.

795.

Cf., par exemple, G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 93 : « Ici, le récit ne saute pas, comme dans l’ellipse, par-dessus un moment, il passe à côté d’une donnée [...] Comme l’ellipse temporelle , la paralipse se prête évidemment fort bien au comblement rétrospectif. » Cf. aussi p. 212 : « [...] et l’on sait que le roman policier le plus classique, quoique généralement focalisé sur le détective enquêteur, nous cache le plus souvent une partie de ses découvertes et de ses inductions jusqu’à la révélation finale. »

796.

Cf. U. Eisenzweig, op. cit., p. 187 : « [...] c’est la prétention du récit policier classique à raconter ce qu’il présente lui-même comme inracontable qui fait (entre autres) que l’Autre apparaît nécessairement comme suspect, parce que refoulé [...] ».

797.

J.C. Vareille, op. cit., pp. 200-201. On peut d’ailleurs se demander si l’importance de la composante structurelle dans le Nouveau Roman, allant dans le sens d’un obscurcissement du sens, ne constitue pas un moyen pour dissimuler tout de même ce trou correspondant au refoulé. J.C. Vareille dit lui-même, p. 197, qu’il a fallu attendre certaines autobiographies pour comprendre que les nouveaux romanciers utilisaient le formalisme comme « alibi à une quête beaucoup plus intime ».

798.

J. Bellemin-Noël, le Texte et l’avant-texte, p. 20. Cf. aussi p. 101 : « On constatera que les éléments repoussés « pendant » l’avant-texte font retour dans le poème malgré toutes les censures. »

799.

A. Green, « la Déliaison », in Littérature, n° 3, p. 44.

800.

L’index, le doigt qui dénonce, qui montre, révèle - comme du reste l’indice - ; le doigt de l’interdit (« mettre (qqn, qqch) à l’index = le signaler comme dangereux pour qu’on s’en détourne »). Quant à « gauche », il « s’applique à ce qui présente une déviation ». Cf. le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 1998, p. 1811 et p. 1561.

801.

A propos des anagrammes Michel/Lichem, Soler/Lossaire, etc., Cf. Th. Narcejac, op. cit., p. 122 : « C’est bien la nature cachée des choses qui se révèle soudain ! Ce qu’on appelle un peu légèrement anagramme est une grille qui permet de lire dans les entrailles du réel ! [...] De même que deux miroirs opposés font naître une perspective qui s’enfonce à l’infini, de même deux lectures différentes d’une réalité unique suggèrent à l’infini des correspondances merveilleuses ! »

802.

Comme d’ailleurs dans l’écriture poétique, ce qui expliquerait la production poétique de Belletto et surtout de Montalbán. Cette polysémie porteuse de significations refoulées est pour M. Milner, op. cit., p. 69, également caractéristique d’Oedipe-Roi : Sophocle, tel un auteur policier, multiplie les phrases à double sens. Dans l’Enfer, les nombreuses figures de style couvrent à peine l’expression des pulsions, par exemple l’hyperbole : « Je l’embrassais alors [...] sur l’oeil agressé jadis par le scalpel de Perfecto Jinez [...] je me retenais d’embrasser plus fort et de dévorer tout cru » (276, souligné par nous). Cf. J.C. Vareille, Filatures, p. 160 : « Dans un roman policier, comme dans une cure, l’essentiel c’est l’insignifiant. »

803.

J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, Paris, P.U.F., Que sais-je, 1978, pp. 27-28 et pp. 34-35.

804.

Cf. J. Bellemin-Noël, le Texte et l’avant-texte, p. 21 : « On accentue l’idée que l’inconscient a son mot à dire et qu’il désigne en dernier recours la clôture du texte par le point d’équilibre exact où ce qui doit être révélé et voilé à la fois se dévoile et demeure enfermé en ses plis... ».

805.

Héritage permettant, d’ailleurs, lorsqu’il est préservé, une double lecture, comme le signale A. Rey, « Polarités », in Littérature n° 49, p. 48 : « Mais dans tous les cas, une double attitude de lecture, contradictoire et compatible, est requise : lire vite et donc mal pour lire bien, pour comprendre, et jouir du terme : sanction, promesses de mort, entropie, ordre, silence... ».

806.

Th. Narcejac, op. cit., pp. 102-103, relie en effet cette volonté d’exclure l’émotion au « jansénisme » du style classique, à son dépouillement délibéré.

807.

A. Green, art. cit., p. 52.

808.

U. Eisenzweig, op. cit., pp. 124-125. Cette dissimulation serait nécessaire à l’écriture. Cf. U. Eisenzweig, op. cit., p. 152 : « Ce n’est que grâce au masque (du personnage) que peut être tenue la plume (de l’auteur). »

809.

G. Mendel, « Psychanalyse et littérature », in Entretiens sur la paralittérature, p. 456.

810.

J. Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte, P.U.F./Quadrige, 1979, p. 98. L’attirance de Belletto pour le fantastique, en ce que ce genre permet d’expression vive du refoulé - au lieu du compromis habituel - et de délire, se trouve ainsi pleinement justifiée. Cf. aussi Th. Narcejac, op. cit., p. 158, sur le trouble qu’introduit le fantastique dans le principe d’identité - et qui peut aller jusqu’à la schizophrénie : « Le fantastique donne précisément à vivre une courte folie. »

811.

S. Freud, l’Inquiétante étrangeté, p. 256. Freud explique pp. 260-261 que le lecteur dans ce type d’oeuvres a cru avoir affaire à un contexte réaliste : « [...] quand nous nous apercevons de la supercherie, il est trop tard, l’écrivain a déjà atteint son objectif  [...] ». S’il minimise tout de même les effets de cette démarche, c’est qu’il ne mesure pas qu’un écrivain, comme Belletto, peut fort bien ne pas avoir agi par stratégie, mais inconsciemment, l’écriture le replongeant dans un stade primitif.

812.

D. Couégnas, op. cit., p. 95. Sur l’illusion de pouvoir, Cf. aussi J.P. Colin, le Roman policier français archaïque, p. 150.

813.

S. Freud, Métapsychologie, p. 58.

814.

Cf. P. Tytell , op. cit., p. 119 : « [...] l’analyste  substitue une autre cohérence et une autre logique au discours manifeste et aux associations énigmatiques, pour aboutir à une interprétation, une traduction, voire une lecture de l’inconscient. » C’est la démarche du détective, qui associe des fragments et leur donne une forme ; il suffit alors de traiter ce « nouveau texte » de la même façon, en tirant au clair ses propres associations, en les déliant, bref en traitant le texte policier comme discours manifeste pour en déduire le sens latent, en tant qu’élaboration secondaire révélatrice - avec tous les risques inhérents à l’interprétation et à la lecture flottante, cf. p. 131. C’est ce que fait P. Bayard pour l’oeuvre de A. Christie, op. cit.

815.

Nos romanciers répondent ainsi aux voeux de Th. Narcejac, op. cit., p. 232 : « Est feuilleton, pourrait-on dire, toute machine littéraire qui épuise une quantité donnée d’émotion vacante et l’amène à son degré définitif d’entropie. C’est pourquoi beaucoup souhaiteraient que le roman-problème s’achevât d’une manière abrupte [...] On voudrait qu’un peu d’angoisse demeurât [...] ».

816.

M. Milner, op. cit., p. 38. Cf. tout le chapitre sur le regard en arrière dans les mythologies grecque et chrétienne.

817.

Cf. le Robert, Dictionnaire de la langue française, 1985, p. 974.

818.

souligné par nous.

819.

M. Milner, op. cit., p. 39.

820.

Exemple de ce lien mystère/sexualité (et, ici, non-vision) : « Les souhaits d’Aphrodite en personne répondirent aux miens, et les mystères de l’existence, de la chaleur et de la nuit (on n’y voyait goutte) nous jetèrent d’une heure à l’aube dans les liens mordants d’un amour et d’une tendresse bien réels » (366).

821.

M. Milner, op. cit., p. 40. Pour S. Freud, dont la théorie nous semble particulièrement précieuse pour expliquer l’oeuvre de Belletto, in Essais de psychanalyse, p. 58, ce contenu refoulé qui fait retour d’une manière répétitive « a toujours pour contenu un fragment de la vie sexuelle infantile, donc du complexe d’Oedipe et de ses ramifications. »

822.

Cf. S. Freud, l’Inquiétante étrangeté, pp. 209-263. Cf. aussi p. 258 : « [...] l’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées ». Nous avons vu dans notre première partie combien l’Enfer (et plus largement l’oeuvre de Belletto) est une extraordinaire expression de tous les traits de l’inquiétante étrangeté décrits par Freud : figures de cire, redoublement, scission du moi, substitution, fantasme de castration (énucléation, comme pour Oedipe), complexes infantiles, image du père, personnage inquiétant doué de forces secrètes, confusion entre réel et irréel, « toute-puissance des pensées », etc.

823.

S. Freud, Essais de psychanalyse, p. 273 : « Venant de l’être supérieur, qui est devenu idéal du moi, provint autrefois la menace de castration, et cette angoisse de castration est vraisemblablement le noyau autour duquel se dépose ce qui sera l’angoisse de conscience, c’est elle qui se continue sous forme d’angoisse de conscience ». L’Enfer présente de nombreuses images plus ou moins explicites de l’angoisse de castration et un leitmotiv impressionnant d’affirmations de culpabilité.

824.

Pour Y. Reuter, « le Système des personnages dans le roman à suspense », in le Roman policier et ses personnages, p. 165, les figures parentales sont au centre de ce type d’écriture :  « Fondamentalement, elles désignent la thématique profonde (la scène originelle ?) qui génère le roman (familial ?) dont elles constituent - en tous les sens du terme - la préhistoire. ». Cf. aussi U. Eisenzweig, op. cit., p. 113 : « Le crime inaugural du récit policier modèle est l’assassinat de la figure paternelle (ou maternelle) en tant que celle-ci incarne la narration des origines. » Et J.C. Vareille, Filatures, p. 185 : « Le roman policier en conséquence va s’organiser autour du combat oedipien. »

825.

L. Sigal, « Dossier Carvalho : un fil(s) à retordre », in Hard-boiled-Dick, p. 70.

826.

J.C. Vareille, Filatures, p. 28.

827.

souligné par nous. 

828.

Cf. P. Ricoeur, Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité, p. 147.

829.

M. Détienne et J.P. Vernant, op. cit., p. 275, établissent le lien sémantique entre trajet et lien chez les Grecs, dans une partie consacrée au cercle et au lien.

830.

P. Ricoeur, op. cit., pp. 74-75. P. Ricoeur fait remarquer que chez les Grecs, le symbole de la voie est remplacé par celui de « l’erreur ou de l’errance ».

831.

M. Milner, op. cit., p. 41 : « Celle-ci se manifeste chaque fois que l’origine cesse d’être perçue comme le lieu d’une absence, chaque fois qu’elle est instaurée comme un commencement absolu, dont la fixité se reflète dans le regard qu’on porte sur elle, et non comme un lieu de passage, comme le vide ou le temps mort qui rend possible une démarche» Cf. aussi J.C. Vareille, Filatures, p. 156 : « Tout vient donc du passé. Or le passé est en chacun de nous présent-absent ; présent parce qu’il nous conditionne, absent parce que nous l’avons oublié. C’est la définition du latent»

832.

Cf. ce que dit M. Blanchot du mythe d’Orphée, in l’Espace littéraire, p. 227 :  « Eurydice est, pour lui, l’extrême que l’art puisse atteindre, elle est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre, le point profondément obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit, semblent tendre [...] Orphée peut tout, sauf regarder ce « point » en face [...] le détour est le seul moyen de s’en approcher : tel est le sens de la dissimulation qui se révèle dans la nuit [...] ».

833.

A. Green, art. cit., p. 39 et p. 41.

834.

L’instinct de mort est responsable de la structure même d’un certain roman noir. Cf. J.C. Demure, « Ecriture et dérision », in les Temps Modernes, n° 595, p. 163 : « On appelle cette fascination et cette fuite devant l’inéluctable le suspense. »

835.

U. Eisenzweig, op. cit., p. 130. Est notée la « prédilection évidente pour le détective à la vue problématique. » P. 134, U. Eisenzweig affirme même que « l’avènement du genre policier stricto sensu est signalé, paradoxalement, par des yeux qui se ferment. »

836.

M. Milner, op. cit., p. 41. Cf. J.C. Vareille, Filatures, pp. 154-155 :  « Le détective-myste, dépassant les terreurs irraisonnées de l’enfance, origines du culte voué au Père, devient à travers elles un adulte.[...] Le mythe, comme le roman policier, et comme la psychanalyse, chante les louanges de la mémoire « remontante » ; il nous incite à une anamnésis»

837.

Y. Reuter, le Roman policier, p. 81. Cf. aussi J.C. Vareille, Filatures, p. 165 : « L’histoire qui se noue hic et nunc s’intègre dans une chronologie et en même temps ne constitue que la répétition de quelque chose qui s’est passé dans le temps héroïque des Origines. »

838.

Cf. tout ce que dit M.V. Montalbán sur ce thème, identifié à l’ouroboros, dans le Désir de Mémoire et dans le Prix, par exemple, p. 263 : « Ouroboros est un mot précieux, il renvoie au mythe du serpent qui se mord la queue, se replie sur lui-même et symbolise un cycle de l’évolution. Il renferme les idées de mouvement, de continuité, d’autofécondation, d’éternel retour. » Pour Ch. Grivel, in Production de l’intérêt romanesque, p. 291, « Le roman implique comme horizon son origine et y fait parvenir au terme de son trajet : roman signifie circularité»

839.

Le détective de Marsé incarne non pas la transgression traditionnelle, mais d’une régression. P. Ricoeur, in Finitude et culpabilité, p. 141, dit ainsi de la « conscience coupable » et du « péché de désespoir » : « Tel est le péché du péché : non plus transgression, mais volonté désespérante et désespérée de s’enfermer dans le cercle de l’interdit et du désir. C’est en ce sens qu’il est désir de mort. »

840.

M. Milner, op. cit., p. 41.

841.

J.N. Blanc, Polarville, p. 65.

842.

Cf. J.C. Vareille, Filatures, p. 159 : « Le labyrinthe dessine ainsi la grande figure de nos « cavernes intérieures ». Au cours des sinuosités de son cheminement, c’est à la recherche de lui-même que se lance le détective. »

843.

Th. Narcejac, op. cit., pp. 124-125. Th. Narcejac conclut ici sur l’apport d’Ellery Queen : « Le roman policier a cessé d’être scientifique. » Le dédoublement significatif des lieux dans le roman policier est également, bien entendu, visible chez Belletto : lieux doubles, envers du décor, souterrains, etc.

844.

Ce qui n’empêche pas qu’au niveau conscient, le choix du lieu clos ait sans doute pour origine la volonté de créer un lieu où la raison ne se perde pas, à l’inverse de cette « réalité inmaîtrisable » qu’est la ville. Cf. J.N. Blanc, Polarville, p. 10.

845.

Cf. M. Détienne et J.P. Vernant, op. cit., p. 45 : en grec, le même mot désigne le labyrinthe, le filet de pêche et le poulpe, animal aveugle à mètis.

846.

Ibid., p. 94 : pour M. Détienne et J.P. Vernant, libérer des liens, c’est « ramener à la lumière », tandis que lier, c’est plonger dans la nuit.  P. 162, ils rappellent que les Grecs identifiaient la femme, à cause de son teint, à la seiche qui aveugle son ennemi par de l’encre.

847.

J.N. Blanc, op. cit., p. 72. P. 73, à propos du brouillard : « A [l]a place [de la ville] ne règnent plus que l’incertitude et l’angoisse d’un monde inconnaissable et qu’on devine hostile. »

848.

Cf. P. Ricoeur, op. cit.., p. 141 : « Indéfinie, la conscience coupable est aussi une conscience close ; bien des mythes ont exprimé cette paradoxale coïncidence de la réitération et de l’absence d’issue [...] Close, la conscience coupable l’est plus secrètement encore par une obscure complaisance à son mal, par quoi elle se fait bourreau d’elle-même. »

849.

Cf. J.N. Blanc, op. cit., p. 85 : « Le passage entre des immeubles constitue une coupure dans le discours lisse des façades. »

850.

Ibid., p. 92 : « La quête de la vérité, dans le polar, a des allures de plongée [...] »

851.

J.C. Vareille, Filatures, p. 21 : « Le détective est un chien. Il descend dans la hiérarchie animale pour mieux assimiler les forces primitives qui habitent en lui

852.

F. Evrard, Lire le roman policier, p. 124.

853.

Cf. J.C. Vareille, Filatures, p. 159, au sujet de l’identification criminel/inconscient : « Il est celui qui nous aliène et nous maintient sous sa coupe. »

854.

Ibid., p. 27. Cf. aussi pp. 31-33.

855.

Ibid., p. 26.

856.

Pour J.C. Vareille, op. cit., p. 102, la femme est l’aboutissement de la quête : « Elle est « sécrétée » par le labyrinthe. »

857.

Cf. P. Ricoeur, op. cit., p. 241.

858.

J.C. Vareille, op. cit., p. 51.

859.

Cf. ibid., p. 37 : « Le filet est le labyrinthe-piège-toile d’araignée où se prennent les poissons. »

860.

Cf. J.N. Blanc, op. cit., p. 224 : « C’est une crainte sociale : celle de l’envahissement de la ville par les barbares qui représentent le peuple. Toute une frange du polar contemporain, ouvertement conservateur, semble ainsi revenir à la vieille crainte des apaches - ou des mohicans - qui hantait la ville du XIXe siècle. » Bromure constitue l’écho parodique de cet instinct conservateur.

861.

G. Tyras, « les Iles de béton des Mers du Sud », in Impressions d’îles, textes réunis par F. Létoublon, Presses Universitaires du Mirail-Toulouse, 1996, p.193.

862.

G. Lascault, cité par M. Lits, op. cit., p. 99.

863.

J. Bellemin-Noël, le Texte et l’avant-texte, p. 96 : « Il ne saurait être gratifié pour avoir constitué ce milieu, résultat de son histoire totale (individuelle et universelle) et - mais peut-on ici dire « et » ? n’est-ce pas la même chose ? - du langage qu’il parle, du langage qui le parle. »

864.

D’où cette phrase paradoxale de M.V. Montalbán, dans le Prix, p. 153 : « Le roman policier idéal est celui dans lequel il n’y a pas de crime et donc pas d’assassin. »

865.

Cf. J.C. Vareille, Filatures, p. 157 : « Car le crime n’est pas extérieur. La culpabilité n’accable pas le criminel, mais le détective. Le crime, c’est donc en lui-même qu’il a été commis. »

866.

Enquête d’hiver s’inscrit dès lors dans ces romans à secret définitif, ceux de James, par exemple ; cf. A.M. Boyer, « Caïn, S. Holmes et S. Freud : vers une logique du secret », in Modernités, p. 32. Nous nous demandons d’ailleurs si la scène durant laquelle Demange se perd dans la contemplation d’un tapis persan (39) n’est pas un clin d’oeil intertextuel au Motif dans le tapis de James, ce qui serait une façon d’annoncer que l’énigme ne sera pas élucidée. Cf. M. Blanchot, op. cit., p. 281 : « La réponse authentique est toujours vie de la question. »

867.

Sh. Felman, art. cit., p. 39, voit dans le récit policier le « récit-même du déplacement des énigmes. »

868.

J. Bellemin-Noël, le Texte et l’Avant-texte, p. 11.

869.

P. Tytell, op. cit., p. 205 : « [...] un roman n’est pas obligatoirement une production de la névrose, mais une fiction banale que tout enfant élabore entre le fantasme et le rêve dans le secret de ses rêveries éveillées à l’âge dit « oedipien ».» Cette fiction est aussi celle de l’analysant, « à travers le rabâchage, les travestissements et les repentirs » (p. 206), trois aspects caractéristiques pour nous du cycle policier - et de l’écriture, si l’on songe, entre autres, à un romancier comme Modiano.

870.

J. Bellemin-Noël, op. cit., p.11.

871.

P. Tytell, op. cit., p. 205 : « Romanesque par sa structure, familiale par son contenu, enfantine par ses commencements et finalement si répandue et avec un contenu si constant qu’il faut lui accorder une valeur universelle, l’histoire qu’on se raconte à soi-même au moment de la première crise grave de la vie est le modèle de toutes celles que l’on raconte aux autres lorsque, devenu adulte, on ne fabule plus seulement pour soi, mais pour le plaisir d’un vrai public. » (souligné par nous).

872.

S. Freud, Essais de psychanalyse, p. 78 : « [...] l’enfant répète l’expérience vécue même déplaisante pour la raison qu’il acquiert par son activité une maîtrise bien plus radicale de l’impression forte qu’il ne le pouvait en se bornant à l’éprouver passivement. Chaque nouvelle répétition semble améliorer cette maîtrise vers laquelle tend l’enfant. »

873.

Cf. R . Belletto, Entretien au magazine Ecrivain, p. 46, entretien précieux pour tout ce que Belletto dit de l’écriture comme issue de secours, défoulement : le romancier y décrit l’écriture comme une « liquidation progressive » : « Comme quelqu’un qui serait en ballon dirigeable et qui, en lâchant du lest, puis n’ayant plus rien à lâcher, serait obligé de se couper les jambes. [...] »

874.

Cf. notre première partie, 5.1. Cf. aussi Freud, op. cit., p. 79 : « Il n’y a pas là contradiction au principe de plaisir ; il est évident que répéter, retrouver l’identité constitue en soi une source de plaisir. »

875.

J. Bellemin-Noël, in le Texte et l’avant-texte, p. 61. P. 62, J. Bellemin-Noël définit l’avant-texte comme  « le liquide, le milieu colloïdal, dans lequel les unités de langage cherchent et trouvent leurs liaisons selon les lignes de meilleurs solidification. La saturation se produit en même temps sur deux plans, sémantique et formel [...] ».

876.

Cf. ibid., p. 108 : « Tout se passe comme si le point de départ (occulte ou obscurci) du texte [...] induisait une forme spécifique du discours. » Pour Th. Narcejac, op. cit., p. 103, « On ne voyait pas que le roman policier, pour des raisons profondes et obscures, avait besoin, au départ, de quelque chose d’irrationnel et de troublant.[...] Mais on faisait comme si la curiosité seule était à l’oeuvre dès la découverte du corps. On refusait l’affectivité, tout en la laissant, par force, opérer. »

877.

A. Green, art. cit., p. 39. A. Green désigne par là ce qui circule de fantasmes entre le scripteur et le lecteur.

878.

Ibid., p. 40.