La littérarité est souvent un jugement esthétique renvoyant à ce qui est considéré comme littéraire. Nous retrouvons ici ce que dit Uri Eisenzweig de la nature ségrégationniste de la littérature, à l’image de la société, qui a besoin de se déterminer un lieu commun à l’aide de marges.
Ce jugement se fait effectivement pour l’essentiel, à présent, sur des questions de style, puisque les autres aspects choquant la notion de fait littéraire touchaient principalement la bonne moralité et la transformation des formes romanesques, toutes choses qui ont subi bien d’autres atteintes depuis. Il est clair que l’utilisation d’une langue particulière - première marque pourtant de littérarité - a marginalisé le genre policier, en même temps qu’elle lui constituait une clientèle.
La question de style concerne d’abord, simplement, la façon de s’exprimer à l’écrit. La lisibilité et l’illusion référentielle étant essentielles dans toute écriture paralittéraire, on a notamment reproché au genre policier une abondance de dialogues, connotée négativement. Pour Daniel Couégnas, cette ‘« utilisation inflationniste du discours direct’ » favorise une lecture rapide et visuelle du roman :
‘ « Ensuite, le discours direct pousse à l’extrême l’illusion de transparence, de « naturalité », que tente de créer le texte paralittéraire, puisque le langage écrit (réel) reproduit du langage oral (fictif) 938 . » ’Et le même critique voit dans cette particularité un des indices de la paralittérature, tout en la rapprochant explicitement, comme beaucoup d’autres, de la tragédie, genre littéraire s’il en est ! Le roman d’Amette utilise cet outil paralittéraire dans sa première partie caricaturale du roman noir (comme Montalbán dans son premier chapitre), en multipliant les dialogues plats, dans une « transparence » absolue et accablante d’ennui. Montalbán, lui, utilise à ses fins - sociologique, idéologique, ironique - et en toute sérénité cet héritage du genre policier, d’une manière importante, tout en le mélangeant à une écriture « littéraire » (descriptions poétiques, monologues intérieurs) dans une grande liberté, présentant une vision enrichissante de la littérature, vécue comme un foisonnement créateur.
Par ailleurs, pour Jean Fabre, la monosémie requise par le genre condamne tout travail sur le mot : malgré quelques exceptions comme Le Nom de la Rose, la richesse sémantique, si elle existe, ne saurait être à ses yeux qu’une ornementation superflue visant à produire un « polar chapon » aux prétentions de roman réaliste939. Pour lui, finalement, même ‘un « langage distancié »’ comme celui que pratique Montalbán, ne remet pas en cause l’heuristique de façon fondamentale, et n’accroît pas notablement le coefficient de littérarité. La monosémie peut dès lors expliquer l’aspect répétitif qui garantit la lisibilité et la réception du message, notamment grâce à l’utilisation de clichés, souvent invoquée dans la condamnation stylistique du texte policier.
Au-delà, est souvent mise en cause la « mauvaise » écriture : le style lourd et maladroit, le vocabulaire et la syntaxe pauvres et répétitifs d’une partie du corpus policier ont tôt fait de discréditer le genre, ou plutôt de fortifier ses opposants, apparus pour toutes les raisons évoquées précédemment. Aux attaques contre le genre, ses adeptes vont donc répondre par des arguments se plaçant parfois sur le même plan, lorsqu’ils mettent en avant la qualité de beaucoup d’oeuvres policières, ou la volonté d’une écriture béhavioriste pour expliquer la sécheresse du style.
Or, comme le fait finement remarquer Gérard Genette, après Käte Hamburger, dans la plupart des genres la question de la littérarité ne se pose pas : un mauvais roman sans étiquette, une mauvaise pièce sont tout de même perçus comme appartenant au champ littéraire, comme un mauvais tableau fait toujours partie de la peinture :
‘ « Et du même coup le recours au critère esthétique est devenu plus hasardeux que jamais, puisqu’il laisse des textes, voire des « genres », entrer et sortir du champ littéraire au gré des appréciations individuelles ou collectives : selon les lectures, selon les époques, selon les cultures, tel texte [...], tel genre (l’autobiographie, l’éloquence) relèvera du littéraire ou de la prose informative ou persuasive 940 ». ’Cette ségrégation stylistique est conjoncturelle. L’usage dit « littéraire » de la langue reçoit des définitions variables au cours des siècles. Cependant, Pascale Casanova a montré que la langue est un critère essentiel941 dans le jugement littéraire, un enjeu de luttes émanant des centres où se décide ce qu’est la littérature de la modernité, perpétuellement renouvelée ; une des constantes de cette appréciation autoritaire porte pour elle sur l’exclusion conjuguée d’un style populaire et d’une écriture réaliste. Le roman policier constitue un exemple parfait pour sa thèse du Méridien de Greenwich littéraire, mesure de la modernité : conçu par Poe dans un esprit révolutionnaire comme procédant d’une volonté de moderniser la littérature par sa conversion à l’intellect, le genre s’est trouvé ensuite condamné pour anachronisme - et classiquement condamné à disparaître -, ses objectifs rationnels ayant été confondus avec un réalisme passé de mode.
Rénové ensuite par les grands créateurs du roman hard-boiled, il revendique cette fois ce réalisme et se voit d’abord stigmatisé pour son choix linguistique, qui le fait cependant rentrer dans une certaine modernité, puisqu’il affiche ainsi ses liens avec le béhaviorisme d’un Hemingway ou d’un Camus. Assumant le choix d’une langue populaire, il rencontre aussi des mouvements innovants du XXe siècle, qui, issus d’auteurs que Pascale Casanova qualifie (au sens géographique) d’« excentriques », s’imposent peu à peu et se font reconnaître en transformant les ‘« signes du dénuement culturel littéraire (et souvent économique) en « ressources » littéraires’ 942 ».
Il se trouve enfin récupéré par un nouveau mouvement novateur, à partir du Nouveau Roman, et utilisé pour les perspectives formalistes qu’il ouvrait dans sa première version, et de là, à nouveau réintégré par le centre, sorti de sa « province 943 », remis à l’heure du Greenwich littéraire. Par là même, c’est tout un genre « démuni » qui accède au domaine consacré de la littérarité. L’hétérogénéité actuelle du genre témoigne des différentes étapes de cette histoire : tout un pan de la littérature policière reste mal jugée, parce qu’elle reproduit d’une manière figée soit le roman anglais soit le roman américain, tandis qu’un autre pan se distingue parmi les grands courants modernes, des auteurs ayant retravaillé les données premières pour les acclimater au Méridien de Greenwich.
Il faudrait aussi, avec lucidité, reconnaître qu'une grande partie de la production actuelle se trouve entre ces deux tendances : il y a une mode (Pascale Casanova souligne le lien entre « mode » et « modernité ») du roman policier comme ingrédient romanesque, obéissant à ce qui rythme à présent de façon essentielle le « tempo » (Bourdieu) littéraire : les exigences commerciales, pesant de façon considérable sur l’édition944, expliquent encore par un autre biais les difficultés taxinomiques actuelles : dans le souci d’attirer le maximum de lecteurs, les maisons d’édition, contaminées par la mentalité américaine, réclament des romans mixtes où le roman policier trouve sa place comme piment.
Ainsi, si la volonté de sélection est transhistorique, l’outil de triage est, lui, historiquement fluctuant. Aristote exigeait des vers et une mimesis. L’évolution naturelle de la littérature a conduit à modifier successivement ces critères au cours des siècles, jusqu’aux jugements récents reliant fictionnalité et littérarité ; pour Käte Hamburger, comme pour Aristote, il s’agit finalement d’un usage différent de la langue :
‘ « La littérarité [...] ne se sépare pas pour elle [Käte Hamburger] d’un certain emploi du langage, ou plutôt [...] d’un certain refus d’employer le langage, et de la décision de constituer grâce à lui un univers fictif ou une expérience imaginaire inséparables de ses ressources propres 945 . » ’Les défenseurs les plus avisés du genre policier sont justement ceux qui se basent sur cette différence langagière, tel Jean-Claude Vareille, pour qui l’importance des images dans le texte policier est une preuve de la littérarité946. Pour Boileau-Narcejac, l’aspect fictionnel suffit à ranger le genre dans le champ littéraire947. En définitive, la variabilité des points de vue donne raison à Gérard Genette qui, rejetant ce que les critères de poéticité et de fictionnalité ont d’exclusif, leur en adjoint un troisième, « conditionnaliste 948 », lié à la perception et à la satisfaction esthétique individuelles.
D. Couégnas, op. cit., pp. 98-99.
J. Fabre, « Heuristique et littérarité du roman d’énigme », in Les Cahiers des Paralittératures, pp. 117-120. On retrouve la même condamnation de la part d’Annie Combes, dans le même recueil, note 12 p. 94.
G. Genette, Introduction au livre de K. Hamburger, Logique des genres littéraires, Seuil, coll. Poétique, 1986 (éd. orig. 1977), p. 9. On pense aussi à R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale du récit » in Communications n° 8, p. 7 : « le récit se moque bien de la bonne et de la mauvaise littérature. »
P. Casanova, La République mondiale des Lettres, pp. 349-350 : « La langue est l’enjeu majeur des luttes et des rivalités distinctives : elle est la ressource spécifique avec ou contre laquelle vont s’inventer les solutions à la domination littéraire, le seul véritable matériau de création des écrivains permettant les innovations les plus spécifiques [...] ».
Cf. ibid., p. 446. Cf. aussi p. 130 : « Si la modernité est le seul présent de l’art, c’est-à-dire ce qui permet d’instaurer une mesure du temps, le méridien de Greenwich permet d’évaluer une pratique, de donner une reconnaissance ou, au contraire, de renvoyer à l’anachronisme ou au provincialisme. »
Cf. ibid., p. 137 : « Le lien entre la capitale et la province est inséparablement temporel et esthétique : l’esthétique est simplement une autre manière de nommer le temps de la littérature. »
Cf. ibid., pp. 236-237 : « On remet au goût du jour tous les procédés du roman populaire et du feuilleton inventés au XIXe siècle : dans un même volume on pourra ainsi trouver un roman de conspiration, un roman policier, un roman d’aventures, un roman de suspense économique et politique, un récit de voyage, un roman d’amour, un récit mythologique, un roman des romans (prétexte à érudition faussement réflexive qui fait du livre le sujet proclamé du livre, effet de modernité forcément « borgésienne). »
G. Genette, Introduction, Logique des genres littéraires, p. 14.
Cf. J.C. Vareille, Filatures, pp. 34-35 : « Le roman policier de la Belle Epoque, genre prétendument scientiste, noie la logique sous une foule d’images qui ramènent à une pensée primitive. Ou plus exactement, il n’atteint au statut de genre littéraire que grâce à et par l’emploi de l’image. »
Cf. Boileau-Narcejac, le Roman policier, 1964, p. 9 : « Et , dans la mesure où le roman policier est d’abord une fiction, il appartient de droit à la littérature [...] si le roman policier n’était pas, avant tout, un roman, il ne serait pas « policier ». »
G. Genette, Fiction et Diction, p. 31 : « La littérarité, étant un fait pluriel, exige une théorie pluraliste qui prenne en charge les diverses façons qu’a le langage d’échapper et de survivre à sa fonction pratique et de produire des textes susceptibles d’être reçus et appréciés comme des objets esthétiques. »