2.2.2. La littérarité comme monde à part

La signification actuelle de la littérarité, chez les critiques comme Michael Riffaterre949, renvoie donc davantage à l’élaboration d’un monde coupé de celui de la réalité, tant au niveau du langage qu’à celui du référent réel.

Pour ce qui est du roman policier, la raison de cette séparation se trouve dans l’hégémonie de la structure, d’où une déconnexion progressive par rapport au référent historique, social, c’est-à-dire par rapport au réel, alors que le genre était apparu dans la mouvance réaliste du roman du XIXe siècle :

« A l’origine, la fiction policière entretient un rapport étroit avec le réel. Au XIXe siècle, la littérature est en quête d’une fidélité au monde quotidien. Le roman policier naît entre autre d’un goût pour l’épais, le trivial, le véridique 950 . »

Sans doute, dans la foulée du roman-feuilleton et sous l’ascendant du fait divers - qui connaît un prodigieux succès avec l’apparition de la presse populaire -, peut-on voir dans le roman policier originel un prolongement du roman réaliste du XIXe siècle. D’où d’ailleurs, dans la logique d’une évolution, le retour dans la rue effectué d’une manière revendicatrice par le roman noir. Mais ce dernier reste plus marqué qu’on ne le croit par ses origines, et les éléments du réel ne sont souvent qu’un « habillage [...] de la structure porteuse 951  », comme dans le roman policier classique.

Car entre-temps, c’est bien sur la question du réalisme, que le roman policier, une fois sa forme trouvée, a créé un bouleversement. L’aspect finaliste et fonctionnel de sa structure, la « logification » de la narration, la portée primitive et mythique de ses images, modifieront considérablement le rapport référentiel. Ce qui va remplacer la référence au réel d’une manière efficace, c’est l’allusion intertextuelle, garantissant ce monde à part, équivalent à l’effet de réel - puisqu’étant comme lui référence à un déjà-vu (Cf. 1ère partie, 5.2.1.). Mais beaucoup parmi les premiers défenseurs du genre allèguent tout de même le réalisme : la confusion qui règne à ce sujet vient de tout ce que les procédés énoncés apportent de motivation au récit, cautionnant ainsi l’illusion romanesque et dissimulant la fiction.

Cette idée toute faite est également entretenue par une équivoque au sujet de la raison, dont le détective est censé représenter les processus clarificateurs efficaces ; cette rationalité est confondue avec une vision réaliste des choses. Or, Käte Hamburger, liant imitation à fiction pour définir la mimesis, rend bien compte du fait que c’est parce que la fiction produit de la non-réalité qu’elle expose un monde, aux apparences réelles, mais pourvu d’un sens ; le roman policier présente d’une façon extrême dans le champ littéraire cette invention du sens :

« La réalité, quant à elle, est, mais elle ne signifie pas. Seul le non-réel a le pouvoir de métamorphoser le réel en signification, en sens 952 . »

Le roman policier construit le monde qui lui est nécessaire. Le discours final du détective dévoile ainsi le choix subjectif et orienté d’éléments étroitement finalisés, les indices. Siegfried Kracauer insiste longuement sur la perversion exercée par le règne de la ratio notamment dans le roman policier. Le monde de ce type de roman est entièrement construit, dit-il, pour assurer les aises et la victoire de l’intellect, et il n’a rien à voir avec la réalité953. D’où l’aisance narquoise du détective face aux efforts désespérés et aux limites intellectuelles des représentants de la police officielle, qui eux se débattent dans une réalité privée de la réduction opérée par la raison.

De surcroît, Pierre Bayard a montré ce qu’il fallait penser de cet artifice de reconstruction : il assimile la démarche de l’enquêteur avec le « délire », dont il met justement en avant ‘« le rapport falsifié qu’il entretient avec la réalité’ 954 ». Ce discours est une tentative de plaquer sur le monde une vision plus supportable - ce qui correspond parfaitement à l’effort de remise en ordre du roman policier dans un monde qui perd ses repères. Ce qui compte, c’est l’ordre retrouvé, et peu importe le cheminement adopté : d’où la « rigidité 955» du détective classique et de sa façon de raisonner ; il doit absolument parvenir à ce qu’il s’est fixé comme solution, par tous les moyens. Il nous semble évident que ce délire interprétatif ne se limite pas au détective, qui ne fait que diégétiser le lecteur lui-même, projetant sur le texte ses propres constructions956.

Cet apport de Pierre Bayard ajoute une explication très intéressante à l’aspect fortement finalisé de l’oeuvre - qui se laisse moins percevoir lorsqu’à cette « rigidité » se substitue une grande incertitude, comme chez Amette. D’une manière révélatrice, les indices disparaissent d’Enquête d’hiver, alors que c’est justement à eux que le discours logifiant se raccroche, en les choisissant en toute connaissance de cause parmi ce que le récit met complaisamment à la disposition du détective. Le discours, la narration, se chargent d’étouffer tout ce qui aurait pu constituer un indice contraire. Pour Demange en revanche, l’échec vient de ce que nul indice n’est posé pour confirmer son intuition première, qui prend un caractère irréel957.

Dès lors, le lecteur est condamné lui aussi à l’échec interprétatif dans ses premières projections sur le texte. Sa lecture délirante est motivée par la répétition : avoir lu tant de livres policiers selon un certain code et avec succès l’amène à cette projection et lui donne le sentiment d’être dans son droit. Sa position face au texte d’Amette est alors comparable à ce que serait celle d’un Hercule Poirot confronté à l’échec de sa lecture routinière du monde, lecture assurée et convaincue de sa légitimité - d’où l’insolente supériorité du détective qui sait toujours tout avant tout le monde et plus aisément, et qui s’arroge par conséquent le privilège de discourir.

Ce discours est dangereux, en ce qu’il paraît réaliste, notamment à cause du « sentiment de conviction de celui qui le produit 958». La narration policière le renforce, assumant un rôle démonstratif efficace : nul ne s’oppose à l’interprétation du détective. Au niveau de la réception, l’auteur profite sans doute de l’aspect monologique de l’écriture - le lecteur ne pouvant répondre. Montalbán et Belletto ne cachent pas l’aspect délirant des productions déductives de leurs héros : les grandes intuitions de Carvalho naissent de délires éthyliques et celles de Soler s’assimilent à des coups de fièvre, le détective étant atteint d’un délire paranoïde, c’est-à-dire sans aucune cohérence apparente, au contraire du délire paranoïaque du détective classique959. La vérité arrive chez Montalbán, sans conviction narrative. Chez Marsé, ce n’est certes pas le détective qui assène la solution : il ne tient pas de discours. C’est totalement à l’efficacité de la narration qu’on doit la vérité et la certitude : l’auteur montre ici à quel point le détective n’est rien sans le processus énonciatif qui le soutient. Mais Amette renverse totalement la situation dans Enquête d’hiver, de sorte que les raisonnements de Demange paraissent à tous des élucubrations, jusqu’à ce que lui-même conçoive son enquête ‘« comme un lent et discret délire »’ (149). Il est traité par tous comme un enfant qui se raconte des histoires. La narration ne vient pas au secours de son détective, laissant le lecteur partager la sensation d’irréalité du personnage.

Amette dévoile ainsi la vision dédoublée du monde que propose le roman policier, superposant un point de vue sur le monde à la réalité. Le trouble que son récit procure au lecteur renvoie ce dernier à sa lecture, à sa façon d’aborder un texte, d’engager sa crédulité. La séparation rassurante vérité/mensonge est abolie - comme chez Belletto - dans une seule signification délirante - chez Belletto d’ailleurs, même les criminels sont délirants. Le « comme si » est ici ambigu, ce que mettent assez en valeur Belletto, dont le récit nous fait avaler des couleuvres en toute connaissance de cause, Montalbán et son héros pastiché, ou Marsé qui joue de cette duplicité pour que le choc avec le « vrai » réel soit plus frappant en dernière instance : le dénouement nous fait brutalement sortir de ce monde à part qu’est la fiction.

En effet, c’est bien à une « expérience de la non-réalité » que nous convie le texte fictionnel ; selon l’apport fondamental de Käte Hamburger960, il s’agit bien moins d’établir ‘un « comme si »,’ une entrée dans un jeu, qu’un « comme », c’est-à-dire deux mondes parallèles et autonomes dans leur fonctionnement, celui du monde réel et celui du monde fictif - ici celui du monde générique -, celui-ci empruntant certains de ses matériaux à celui-là. Cette superposition rend possible leur comparaison, et, passant, la confusion, l’illusion référentielle. Il semble évident que l’établissement d’un monde générique renforce la puissance de la fiction, le lecteur se retrouvant immédiatement dans un monde connu et familier, par l’établissement d’éléments stables et repérables.

C’est pourquoi l’intertextualité a un rôle fondamental dans le roman policier : l’élément intertextuel souligne le fait que le lecteur est dans un monde à part. Il suggère ce monde, aussi immédiatement qu’une image seule, mais plus complètement que celle-ci : il le suggère en totalité, au lieu que l’image, le plus souvent, a besoin du réseau entier pour manifester le genre, tant il est vrai que le roman policier doit ses formes et ses thèmes à tout un ensemble de récits, du juridique au mythique. Le personnage du privé est une marque d’intertextualité ; il est évocateur du genre tout entier, il ne renvoie qu’au genre policier et en signifie en même temps la non-réalité. C’est pourquoi Montalbán s’appuie tant sur cette figure. La conscience de l’intertexte, c’est l’expérience de la non-réalité. Tout un jeu est alors permis entre l’auteur et le lecteur961. D’autant plus que l’intertexte générique, qui donne les clés du monde policier fictif, est redoublé par Montalbán par l’intertexte général de la littérature « noble », de façon à souligner encore que nous sommes dans le monde de la Bibliothèque. Insistant avec humour sur le fait que nous lisons962, il désigne la fabrication que constitue la fiction, et fait reconnaître la puissance fictionnelle générique.

Belletto trouble son lecteur en mettant en face de cette expérience de non-réalité la forme même de la feintise : l’énoncé à la première personne963. Les auteurs parodiques comme Montalbán s’amusent à souligner la différence entre ces deux mondes, les auteurs novateurs comme Amette en font prendre conscience, par exemple, en faisant glisser in extremis le lecteur dans un troisième monde, le monde propre à l’oeuvre. Et c’est par le personnage principal qu’il nous y contraint. Käte Hamburger insiste sur le rôle essentiel des personnages, sur l’attente qu’ils suscitent chez le lecteur, dans l’approche fictionnelle ; dans le roman policier, non seulement on les guette, mais on les préconstruit, on les pourvoit s’il le faut des pièces manquantes que l’intertexte nous souffle. La typification du détective ne fait donc qu’insister sur la fictivité de la narration, ce que mettent bien en valeur Montalbán et Amette, sur deux modes différents : Montalbán souligne l’inadéquation de son héros avec la réalité964, et Amette nous fait boire jusqu’à la lie le breuvage que la fiction nous a préparé ou, mieux, fait préparer.

Le pouvoir de la fiction est d’ailleurs si bien établi que même lorsque l’auteur policier a choisi d’implanter son action dans un décor réel et bien connu (Londres pour Doyle, Paris pour Gaboriau, Barcelone pour nos deux auteurs espagnols, Rennes, Lyon pour Amette et Belletto), ou à une période très évocatrice (le 8 mai 1945 chez Marsé), l’expérience de non-réalité reste souvent la même. Il faut toutefois nuancer ce propos en fonction de la réception, puisqu’un lecteur connaissant Lyon ne lira sans doute pas exactement L’Enfer comme un lecteur ne connaissant pas cette ville, et encore davantage s’il s’attache à la dimension mimétique du roman965. Cependant, les variations observables entre les lecteurs sont en grande partie atténuées par le schéma fonctionnel et le rôle des images primitives (la chasse, le labyrinthe, l’obscurité, etc.), fondamentaux pour comprendre comment se crée cette double vision, qui est l’exact pendant de ce qui se passe au niveau du raisonnement : on sait ( ?) comment on raisonne dans la réalité, et pourtant on accepte le cheminement logique propre au détective et à la narration - et pour cette raison même, incommunicable au lecteur démuni de cette expérience de non-réalité-là. C’est ce que Roland Barthes identifie comme l’absorption du logos par une lexis 966. Dans les deux cas, la narration pose son métalangage et se clôt sur lui :

« L’expérience de l’hic et nunc que la fiction [...] nous transmet, c’est l’expérience de la mimesis d’hommes agissants, de personnages fictifs, source de leur propre vie qui ne se déroule pas dans le temps et l’espace, précisément parce qu’elle est fictive - même là où la scène du roman correspond à une réalité géographique et historique connue. Lorsque ce sujet est fictif, toute la réalité géographique et historique est attirée dans le champ de la fiction, transformée en « apparence ». Dès lors, ni l’auteur ni le lecteur n’ont à se préoccuper de savoir dans quelle mesure la réalité a des caractéristiques irréconciliables avec ce champ 967 . »

La nécessité de la série ou du cycle se fait par là même mieux comprendre dans ses manifestations actuelles : pour que l’expérience de non-réalité liée à un lieu réel se fasse pleinement, il est bon que ce lieu devienne l’objet d’un cycle ou d’une série. Le Lyon de Belletto ou le New-York de Paul Auster s’extraient du domaine de la réalité, renforcent leur fictionnalité et se conforment à l’imaginaire générique parce que ces villes sont au centre de plusieurs romans. Le lieu réel modifié, que Thomas Pavel appelle « substitut », prend alors des allures de décor « immigrant », c’est-à-dire emprunté fidèlement à la réalité, parce qu’il a acquis une « vraie personnalité 968  », transmise et confirmée de texte en texte dans le cycle.

D’où également la prépondérance de la dimension narrative dans la fiction policière en particulier, le monde générique nécessitant pour surgir une chaîne d’images et un ensemble de fonctions. Le roman policier insiste sur ce que pose Käte Hamburger comme caractéristique de toute fiction :

« Sa fictivité, c’est-à-dire sa non-réalité, signifie qu’elle n’existe pas indépendamment du fait de sa narration, qu’elle en est le produit. La narration est donc une fonction (la fonction narrative), productrice de récit, maniée par le narrateur comme le peintre manie couleurs et pinceaux 969 . » 

Parmi les procédés narratifs propres au genre policier, l’attention portée à la structure met en évidence l’aspect construit du monde romanesque ; cette caractéristique comporte évidemment le risque d’engendrer une ‘« forme pétrifiée du roman’ 970», un produit de consommation, pour Claude Amey. Et pourtant, c’est cette particularité qui va en faire un outil expérimental pour les écrivains travaillant sur la forme narrative, et donc un instrument remarquable pour renouveler le roman. L’expérimentation sur la forme se joint chez eux à celle sur la signification, passant par une modification du rapport au sens, nécessairement, puisque ‘« le sens du roman policier réside pour beaucoup dans ses agencements structuraux’ 971 »

Cet attrait des écrivains modernes pour le roman policier inclut parfois la volonté d’en retenir l’aspect calculé. La « machine à lire » (Th. Narcejac) a heurté, dès son apparition, une conception générale de la littérature héritée des romantiques prônant l’inspiration, le style personnel et rejetant l’imitation et la rhétorique, « technique de la parole efficace », ses règles et ses topoi, récupérés dès lors par la « paralittérature » - et en particulier par le roman policier972. Dans ce genre, la valeur de l’écrivain est au contraire mesurée à sa capacité à tirer profit des règles élaborées.

Par un effet de retour, la modernité a vu des écrivains, comme Queneau ou Perec, affirmer l’aspect tyrannique de l’inspiration et s’enthousiasmer pour la productivité des contraintes. C’est pour cela d’ailleurs que Borges voit dans le roman policier l’ultime refuge des « vertus classiques 973 » de la littérature, le raisonnement dictant à l’écrivain une forme et des structures précises et efficaces.

Ainsi, en tant qu’outil de recherche narrative, du Nouveau Roman à Jean Lahougue ou Benoît Peeters, le roman policier rend sensible le problème de ce qu’est le livre, de ce qu’est la lecture, de ce qu’est la littérature : c’est le débat entre le texte à contrainte et le texte aisément lisible, entre le texte qui exige un déchiffrement et la perception d’une clé et le texte qui s’ouvre tout seul, sur un terrain familier. On voit, évidemment, ce que le genre, par sa nature même, offre comme arguments aux deux camps : lecture herméneutique par excellence, le texte policier est saturé d’indices et de leurres, mettant en échec les stratégies de lecture ; en même temps, la force de la présence hypotextuelle fait baigner le lecteur dans la quiétude du déjà-lu, et la matière romanesque lisible attire et concentre les clichés.

Le débat épistolaire974 (1998) entre Jean Lahougue, auteur de « romans-machines », et notamment de romans policiers expérimentaux (La Comptine des Height, 1980, La Doublure de Magrite, 1987) et Jean-Marie Laclavetine, romancier « inspiré » et lecteur chez Gallimard, rappelle d’une façon très intéressante le procès fait au roman policier classique, en même temps qu’il évoque les questions de la réception et du progrès littéraire. D’un côté, la théorie de l’art-objet (62 sq.), de l’autre, l’art comme expression de l’existence. Nous tenterons de rendre compte des différents arguments en faveur de et s’opposant à la machinerie narrative réglée par un système de contraintes.

Jean Lahougue se réclame de la littérature objective, comme Marjorie Nicholson célébrant le roman policier en 1929975. En substituant une « nécessité interne » à l’oeuvre à une « nécessité intérieure » à l’auteur (157-158), la contrainte permet d’épargner au lecteur l’arbitraire du texte. En fait, il s’agit de créer un arbitraire logique et accessible, partant du principe fondateur de la littérature novatrice que le langage est déjà ‘« un très artificiel système de contraintes absurdes ’» (67), qui n’exprime jamais ‘« ce qu’on veut lui faire exprimer » (’52). Ainsi le roman est-il susceptible d’intéresser tout un chacun, au lieu qu’habituellement, il ne concerne que ceux qui se sentent des affinités avec le thème abordé, phénomène où Jean Lahougue voit l’authentique illisibilité d’un texte (130-131). Il relie d’ailleurs habilement ce phénomène à la puissance idéologique de l’écriture : « Autant dire que l’universalité du génie d’un écrivain sera proportionnée au pouvoir que détiennent ses lecteurs d’imposer à l’opinion que leurs goûts sont forcément les meilleurs » (131).

Créant de surcroît une « cohérence interne » (83), la contrainte attache au texte le lecteur, qui, la percevant, cherche à se l’approprier, sachant qu’il a les moyens « d’anticiper, de construire sa propre lecture » (119).

La lecture est donc dynamique et répétée, la compréhension du code se faisant progressivement, chaque relecture permettant de glaner des indices. On retrouve là bien des termes de la critique policière : pour impliquer le lecteur, dit Jean Lahougue, il faut qu’il puisse faire des prévisions et élaborer des stratégies. Rezvani, dans l’Enigme, fait le lien entre le roman policier, l’art, et la contrainte : ‘« Quel art porté au sublime ne s’est donné des contraintes jubilatoires ? [...] Et quelle énigme, après tout, n’est une contrainte jubilatoire ? ’ 976». Les romanciers modernes, depuis Robbe-Grillet, tirent en effet un bénéfice de l’énigme placée au plan de la narrativité :

« Ainsi, dans l’élaboration d’un roman policier d’énigme, la stratégie du criminel décide-t-elle souvent de la disposition apparemment arbitraire des lieux et des objets qui s’y trouvent. Et cette disposition, en retour, autorisera le lecteur attentif à induire la stratégie du criminel. Ainsi, dans un roman dont l’hypothèse fondatrice implique l’entière culpabilité du langage, revient-il à celui-ci d’organiser à chaque instant l’espace qui rend son acte possible avant de conduire le lecteur jusqu’à sa culpabilité » (211).

Pour l’écrivain, la contrainte est un moyen de prendre conscience des processus qui le dirigent (38) et des possibilités du langage (53) ; elle est productrice et « génératrice » (157), selon le principe de l’objectivité :

« C’est que la contrainte n’impose pas a priori de contenus. C’est sa mise en oeuvre qui peu à peu les induit » (214).

Le créateur peut alors vraiment mériter ce nom, puisqu’il se préserve de tout ce que son inconscient lui réserve de ‘« schémas culturels acquis et de conventions dominantes’ » (36) et délivre le texte de toutes les ‘« significations préconçues’ »(52) et des soi-disant « révélations » (53) qu’on le destine souvent à produire. En même temps que les « clichés de l’intuition » (61), la contrainte ‘« prévient les risques du rationalisme [...] par un rationalisme plus conséquent »’ (50). La « besogne » est donc libératrice, contre le style, qui ‘« n’est l’homme que s’il aime sa prison »’ (85). En effet, la variété du style de l’écrivain expérimental renvoie à la variabilité du « je », et lui procure des jouissances plurielles (84). La personnalité de l’écrivain se percevra dans la façon dont il résoudra les problèmes posés par l’hypothèse de langage qu’il s’est imposée, dans tous les réajustements rendus nécessaires (90-91).

De la sorte, l’auteur ne se frustre pas pour autant de l’expressivité de l’écriture. Une hypothèse sur le langage, si elle contraint l’auteur, déclenche de ‘« réjouissantes ambiguïtés et autres mailles de réseaux de sens qui n’étaient pas prévues au programme »’ (118). De cette façon, la contrainte assumée par la conscience laisse « s’engouffr[er] » (127) l’inconscient977, d’une manière visible, source de plaisir pour le lecteur, « jouissance à partager » (129) par le langage :

« Ainsi, qui sait ? l’intrigue pourrait, dans sa machination même, permettre à l’ego de résoudre quelques-uns de ses propres mystères avant que d’autoriser autrui à résoudre les siens... » (127).

Le récepteur n’est donc pas oublié. Au contraire, le langage, grâce aux contraintes, permet d’autant plus l’illusion référentielle (68) et le texte est ‘rendu « accueillant à la propre vie du lecteur »’ (72).

Au fond de cette thèse, s’affirme l’idée de la résistance du texte aux « stratégies acquises » (13), pour « élargir le champ des possibles » (37). Jean Lahougue croise ici les assertions de Iouri Lotman sur la lutte que l’auteur doit mener contre les prévisions du lecteur, dictées par son oeil réducteur et ses habitudes conditionnées978. Ce combat est aussi dans une certaine mesure celui de Montalbán :

« [...] il ne faut pas donner au lecteur le modèle qu’il attend. Il faut qu’il y ait lutte entre les deux, que l’auteur résiste 979

Le plaisir du texte vient ainsi pour Jean Lahougue de ce qu’il ‘peut « nous convier un temps à progresser’  » (37), l’auteur nous aidant si nécessaire par le biais d’explications extérieures à l’oeuvre (41-46).

Cependant, cette lutte contre l’acquis du lecteur n’empêche pas que l’écrivain, imprégné de ses lectures (71), joue avec jubilation du déjà-lu, ‘« Car c’est en vérité de tous les livres que le moindre livre nous parle ’» (213). L’auteur doit donc chercher à exprimer une culture partagée :

« C’est qu’il ne s’agit plus ici de récuser les conventions de langue et de genre en leur substituant du non-convenu, mais au contraire de les employer toutes, et les plus convenues, intrigues et descriptions à la papa comprises, à parler de ce dont elles ne convenaient pas » (136) 980

L’intertextualité, ainsi conçue, rapproche Jean Lahougue de Jacques-Pierre Amette et de bien des postmodernes espagnols. Cette vision lui permet de jouer avec Agatha Christie dans la Comptine des Height ou avec la figure de Maigret dans la Doublure de Magrite. Pour lui, l’écriture est « une combinatoire des combinaisons préfabriquées » (73) et la contrainte permet d’échapper à une écriture qui ne serait que « restitution » (89) mortifiante ou expression balbutiante et inauthentique de l’ego (113-114), fatalement inspiré du déjà-lu et des codes ambiants.

Voyons à présent les arguments de Jean-Marie Laclavetine contre cette machinerie narrative. Les fonctions de cet écrivain chez Gallimard mettent au centre du problème la réception de l’oeuvre. Corrélativement, ses positions risquent de paraître entachées d’un conservatisme motivé par l’objet de consommation que représente un livre édité et par la garantie offerte par l’« écriture identitaire » (J. Lahougue (130)). Apparemment, ce partisan de l’inspiration défend le même point de vue littéraire que d’autres au début du siècle. Il fait soigneusement la distinction entre les partisans des théories littéraires et les génies. Ces derniers sont certes susceptibles, comme Flaubert ou Zola, d’être considérés comme des travailleurs acharnés ; mais ce travail est limité, d’après Jean-Marie Laclavetine et bien d’autres, à une documentation approfondie - comme certains auteurs de romans noirs préparant soigneusement leurs « technicalités » ou « backgrounds »981. Avant tout, s’impose le style :

« [...] le style, c’est l’homme ; Madame Bovary est le fruit d’une formidable érudition, d’un vaste savoir, d’une connaissance approfondie de la société, peut-être même d’une théorie littéraire assez raffinée (laquelle, au fait ?), etc., mais aussi d’une formidable intuition, oui, d’une inexplicable grâce [...] »(56).

Il ajoute à ces arguments les reproches faits au Nouveau Roman - face à un écrivain qui cite Jean Ricardou -, parmi lesquels se pose le problème du lectorat :

« Vous limitez l’audience de votre oeuvre à un cercle d’amateurs de rébus et de Meccano » (144).

Le lecteur n’est pas Sisyphe (144) : on ne doit pas le condamner à la relecture. Le roman devrait être accessible à tous sans que l’auteur ait à donner d’explications, affirmant par là même une supériorité usurpée. Pour Jean-Marie Laclavetine, la faiblesse du lectorat est à la mesure de la pauvreté quantitative des auteurs de romans expérimentaux :

« Les années les plus productives sur le plan de la théorie littéraire en France (grosso modo, 55-75) ont aussi été les plus pauvres en matière de création romanesque » (31).

En effet, face aux seuls auteurs que peut citer Lahougue (Queneau, Perec, Calvino) se dressent la multitude des auteurs « libres » :

« Et les arguments réfutant vos thèses s’appellent Le Voyage au bout de la nuit, Molloy, Le Procès, Belle du Seigneur, Lolita... Des livres sans contraintes - du moins dans le sens où vous l’entendez, c’est-à-dire sans combinaisons complexes de règles ignorées du lecteur, sans intrusion des mathématiques dans la construction narrative, etc. - et pourtant des livres libres, et pourtant de grands livres » (97).

Bien sûr, cela ne signifie pas que les auteurs cités aient écrit au fil de la plume, puisque, comme le dit Jean Lahougue, s’opposant à une vision tranchée entre écritures expérimentale et identitaire, et rectifiant un a priori romantique :

« la question n’est pas de savoir si le livre doit être ou non l’application d’une recette ou d’une théorie. Il l’est, nécessairement » (35).

L’intérêt de ce débat vient de ce qu’il permet de préciser la notion de contrainte ; en effet, le roman policier classique, lui, admet tout lecteur, cultivé ou non, soupçonneux ou non, acharné ou non à trouver la solution. Ce dernier n’est pas absolument contraint à relire le roman, sauf s’il veut savoir comment il a été dupé, « charmé », détourné de la solution. Et nous avons vu que le plaisir vient essentiellement de cette duperie acceptée et souhaitée dans le contrat de lecture. Il peut donc satisfaire un lecteur comme Jean-Marie Laclavetine :

« A-t-on envie de disséquer la femme avec qui on vient de passer la nuit ? » (145).

La contrainte est donc accessible au lecteur, et le plaisir de sa lecture ne dépend pas forcément de la connaissance qu’il en a. Or,

« Que les contraintes du sonnet aient suscité des oeuvres majeures, j’en conviens. Mais ces contraintes étaient connues de tous, immédiatement déchiffrables par tous, [...] Le roman, que je sache, ne répond à aucune règle formelle précise - je parle, là encore, de règle connue et acceptée par tous. La Vie mode d’emploi est un livre magnifique, et pourtant, je vous assure, au risque de vous offusquer, que je me bats littéralement l’oeil des mille et une contraintes que l’auteur s’est imposées pour mon bonheur » (56-57) 982 .

Il y a donc machine et machine. Pour le genre qui nous occupe, l’une, celle du roman policier classique, basée sur des règles génériques, est avant tout une prévision des réactions du lecteur, une stratégie d’envoûtement, l’essentiel étant de conserver à ce dernier le plaisir de la découverte. L’autre, basée sur une « hypothèse de langage » (131), celle d’un certain roman expérimental, forme par elle-même la « clé » (134) du texte, sans quoi ce dernier ne saurait être accessible. Par voie de conséquence, la contrainte ainsi conçue pose le problème de sa révélation. Jean Lahougue, on le sent, est taraudé par la question ; il sait qu’il doit donner avant ou après le mode opératoire de son roman. Après avoir essuyé un refus chez Gallimard, il a réclamé deux heures d’entretien à Jean-Marie Laclavetine pour lui expliquer sa méthode, les clés du Domaine d’Ana. Et après bien des hésitations, il les expose entièrement à la suite de leur correspondance983.

Or, ce secret de fabrication sert de clé de voûte du texte : celui-ci se dévide et s’éclaircit, dévoilant sa parfaite cohérence, une fois qu’il est connu, c’est-à-dire le plus souvent à la fin - puisque Jean Lahougue le reconnaît, le lecteur saute naturellement des passages qui peuvent être déterminants, ce qui oblige à une relecture, souhaitée d’ailleurs. Cela pose donc, effectivement, le problème de la lisibilité et, partant, du plaisir de la lecture, réclamé par Jean-Marie Laclavetine :

« Avoir inventé une mirobolante et impeccable machinerie ne vous garantit pas, très loin de là, que vous réussirez à capturer le lecteur » (144).

Dans le débat entre le lisible et l’illisible (cf. 2ème partie, 3.2.), Amette opte pour une stratégie duelle, jouant justement sur ces termes. Capturant le lecteur dans une machine dont les rouages sont si gros qu’ils nous échappent en tant que tels, il travaille sur l’intertexte le plus mécaniste et stéréotypé du roman noir : le lecteur croit donc se trouver dans le même genre de livres sans surprise. L’illisibilité progressive et finale va consister dans la mise au rebut de l’intertexte stéréotypé. Très astucieusement, Amette a fait de l’illisibilité l’indice conduisant à la solution de l’énigme, c’est-à-dire que ce qui apparaît progressivement dans le texte pour troubler la lecture initiale et aisée indique ce qui se passera à la fin. Ces signes annoncent l’indéchiffrable posé comme dénouement, l’indécision donnée comme résolution de l’énigme du texte.

Néanmoins, le lecteur a pu lire le roman - et de manière variée, plus ou moins anticipatrice, plus ou moins expérimentée. Mais c’est la fin qui va se charger de le dessiller sur ce qu’il fallait lire ; la fin, c’est-à-dire le moment où les exigences du lecteur quant au respect du contrat supposé sont les plus impérieuses. En évoquant une oeuvre cinématographique, Iouri Lotman avait présagé de cette possibilité qui biaise le combat entre auteur et lecteur et augmente la résistance du texte sans qu’elle nuise au plaisir du lecteur :

« [...] à un moment déterminé le cours réel du film et l’idée que vous avez de ses contraintes entrent dans un conflit qui, au fond, représente une destruction du vieux modèle du monde, parfois faux, parfois simplement déjà connu, représentant une connaissance conquise et qui s’est transformée en cliché, - et la création d’un nouveau modèle plus complet du réel 984 . »

Jean Lahougue propose également la fin comme moment le plus opportun à « l’effort initiatique » (136) du lecteur, dans la mesure où ce dernier, assoiffé de réponses, sera prêt à accepter la « clé » proposée, même si elle est loin de faire partie du trousseau habituel et ouvre sur un monde imprévu. Ce romancier est donc sensible à la question de l’accessibilité du texte, qui doit tenir compte des attentes premières du lecteur, même s’il précise bien qu’une oeuvre n’est jamais faite pour tout le monde (130). Il envisage deux attitudes du lecteur face à un texte trop hermétique : l’ennui, s’il ne perçoit rien, ou la disparition de la lecture naïve, s’il croit percevoir la contrainte et ne lit plus qu’à travers son philtre. Or, l’illusion est nécessaire, puisque « on ne saurait bouleverser ou exalter le sens que de ce qui présente un sens premier » (200).

Le romancier expérimental doit par conséquent rendre compatibles la contrainte et le plaisir de la lecture, au profit de l’une comme de l’autre. Tout dépendra donc du type de contrainte établie, ou plutôt de sa dissémination. Jean Lahougue oppose à cet égard La Disparition et La Vie mode d’emploi de Perec, le premier ne fonctionnant pas pour lui à cause d’une contrainte trop forte, tandis que le second s’impose grâce à ‘« un réseau de contraintes plus faibles et plus discrètes - mais non moins vertigineuses en leur imbrication » (200). ’

Pour nous, il s’agit surtout de préserver une narrativité qui autorise une lecture naïve et soupçonneuse en même temps, une jouissance immédiate et une activité985. La récupération de formes narrativisées issues du roman policier ou du roman d’aventures s’explique par le souci de revenir aux origines du plaisir de lire :

« Por una parte, ha perdido crédito la narrativa de corte experimental, el interes centrado en la investigación de las estructuras noveslescas o del lenguaje y la destrucción de los componentes tradicionales que tanto abundó en años anteriores 986 . »

Thomas Narcejac, en 1975, mettait le genre en garde contre ses tentations mécanistes et soulignait l’importance de la part du « thriller », de tout ce qui alimente le « pôle émotif » du lecteur. Nous avons signalé le rôle des clichés dans ce plaisir-là. Voilà donc posées les bornes de la machinerie policière, et grâce à elle de toutes les autres. En effet, ce débat ne fait qu’illustrer la tension qui existe dans toute la littérature, entre un pôle du corps et un pôle de l’intellect. André Green a montré que le choix exclusif de l’un ou de l’autre conduisait à une impasse, puisque, dans les deux cas, on « supprim[e] la dimension de la figurabilité » :

« Or dans cette communication à double sens, la représentation est une sorte de noyau susceptible de se développer en une multitude de formules qui renvoient les unes au corps, d’autres à la pensée. De ce fait elle renvoie aux relations de la réalité psychique avec la réalité extérieure. Elle se situe dans l’espace potentiel de leur chiasme : le champ de l’illusion 987 . »

Les auteurs novateurs dont nous avons parlé, de Rezvani à Paul Auster, en passant évidemment par Amette, ont conservé le sens « policier » de la machine, et pour cette raison, offrent au lecteur le plaisir d’une histoire, avant tout, c’est-à-dire, d’une narration communicative. Pas seulement par nécessité de capter le lecteur par la facilité ou par souci de lui donner ce qu’il désire ; les « colifichets » (117) - descriptions, intrigues, rebondissements - rentrent dans la machination ourdie par le texte. Le mot  « intrigue » a ce sens pour l’auteur, qu’il révèle au lecteur au dénouement - lieu de résolution des faits dont l’intrication formait jusque là, justement, le sens du mot « intrigue » aux yeux du lecteur (117).

On voit donc qu’il est inutile de choisir son camp, et que le jeu sur les deux composantes du genre, tel qu’il est habilement mené par Amette par exemple, exclut du même coup les dangers des positions extrêmes : d’un côté, une littérature peu lisible,  « savants châteaux de cartes » (98) (J.M. Laclavetine), de l’autre, la littérature policière de masse, celle qui provoque l’ire d’un Michel Picard, et qui participe de l’intoxication idéologique. On peut ainsi réconcilier du même coup ce que le roman policier concilie par nature, cette opposition superficielle entre la lecture naïve et la lecture « intellectuelle ».

Notes
949.

M. Riffaterre, La Production du texte, p. 88 :  « Comme le ferait un tableau cubiste, contiguïté et successivité engendrent des anomalies sur le plan de la mimesis » : cette image nous semble rendre parfaitement compte de la littérarité du roman policier, dont la narration logifiante déforme la chronologie réelle.

950.

A. Combes, « Indices et leurres : de la trace au tracé », in Les Cahiers des Paralittératures, p. 81.

951.

Cl. Amey, op. cit., p. 179. Cl. Amey, qui cite R. Chandler, op. cit., note 6 p. 217 : « Hammett a sorti le crime de son vase vénitien et l’a flanqué dans le ruisseau. », relativise beaucoup ce retour à la réalité. Cf. aussi J.N. Blanc, dont l’ouvrage, Polarville, décrit tous les clichés et les images fantasmatiques auxquels le roman noir doit son existence et son retentissement.

952.

K. Hamburger, op. cit., p. 197.

953.

Cf. S. Kracauer, le Roman policier, notamment p. 158 :  « Cette analyse est une identification faite par la ratio autonome et par laquelle c’est précisément ce qui ne peut être déterminé par l’homme qui est tiré de la transcendance vers l’immanence pour y être classé de manière univoque. Or, comme la réalité ne se constitue que par le rapport de l’homme à l’absolu, les déductions du fondement qui éliminent l’existence ne peuvent signifier la réalité ».

954.

P. Bayard, op. cit., p. 107 (souligné par l’auteur).

955.

Ibid., p. 111.

956.

Cf. Boileau-Narcejac, le roman policier, 1964 , pp. 212-213 : « Nous sommes des hommes-choses [...] L’homme-chose, c’est la conscience qui se mystifie elle-même, qui prend pour le réel les interprétations qu’elle en donne. Or, c’est précisément la peinture de ce délire d’interprétation qui est l’objet du roman policier. »

957.

P. Bayard, op. cit., p. 112 : « Signe imperceptible de l’existence de cette autre réalité, l’indice est au coeur de l’activité de pensée chez la délirant, qui y voit à la fois la confirmation de son intuition et la preuve de son élection. » D’où l’orgueil d’un Poirot, et la mégalomanie de Soler, dans L’Enfer - alternant avec des phases dépressives, quand les indices disparaissent.

958.

Ibid., p. 108 (souligné par l’auteur).

959.

Ibid., p. 110. Ce qui explique le nombre de détectives « anormaux » ! Le délire paranoïaque « offre toutes les séductions d’un discours raisonné ». Et p. 119 : « [...] le délire offre des affinités (ou une analogie, ou une équivalence) avec l’activité théorique. ». Or, Freud lui-même comparait son activité théorique et le délire des malades... G. Ponnau, « Du récit fantastique au récit policier », in Modernités, pp. 114-115, relie l’apparition des romans policier et fantastique avec les découvertes des aliénistes du XIXe siècle sur les ressemblances génétiques entre génie et folie.

960.

Cf. K. Hamburger, op. cit., p. 71. L’« expérience de non-réalité » est évoquée p. 73. Pour les personnages, cf. notamment p. 74 et p. 127.

961.

Cf. P. Auster, Cité de verre, p. 13 : « Ce qui l’intéressait, dans les histoires [les polars] qu’il écrivait, ce n’était pas leur relation au monde mais leur relation à d’autres histoires» Paul Auster met en rapport son texte avec les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe et avec Cervantes.

962.

Cf. M.V. Montalbán, Entretien avec G. Tyras, in Hard-Boiled-Dick, p. 82 : «[...]  j’utilise le clin d’oeil au lecteur, j’avertis le plus souvent possible ce monsieur que nous appelons lecteur, qui est plongé dans une histoire, et qui y croit, qu’il est en train de lire quelque chose qui n’est pas réel, qu’il est en pleine convention littéraire ».

963.

Cf. K. Hamburger, op. cit., p. 290 : « La dimension feinte du Je-narrateur s’intensifie et devient d’autant plus évidente que le contenu énoncé est plus irréel. » Le récit à la première personne semble gêner K. Hamburger, elle l’exclut du champ de la fiction et en fait un énoncé de réalité. On perçoit quel jeu cette ambiguïté autorise chez Belletto, à un tout autre niveau que chez A. Christie et son Meurtre de Roger Ackroyd, Belletto insistant sur l’aspect irréaliste des événements. Mais le malaise et les réactions des lecteurs d’A. Christie, jusqu’à la révolte récente de Pierre Bayard (Qui a tué Roger Ackroyd, 1998), témoignent bien de cette gêne inhérente au récit à la première personne, en particulier, évidemment, dans le roman policier, où le lecteur réclame un narrateur de bonne foi, fût-il peu brillant, comme Hastings. Ce malaise nous semble comparable à celui qu’on observe chez certains lecteurs de biographie historique romancée, mélange de vérité et d’invention non situable.

964.

On se rappelle une des réactions de Pepe Carvalho face au scepticisme qu’il rencontre : « C’est un métier comme les autres. Vous n’avez jamais lu de roman policier ? » (228) : Cf. M. Riffaterre, la Production du texte, p. 88 : « Mais un texte qui proclame la non-existence du référent n’est qu’une forme extrême du discours littéraire. »

965.

En effet, Th. Pavel, in Univers de la fiction, p. 42, note que le choix entre une lecture réaliste ou non-réaliste « dépend de notre conception du réalisme et de la mimesis, ainsi que de l’état de nos connaissances sur les entités extratextuelles ».

966.

Cf. R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale du récit » in Communications n° 8, p. 27 :  « [...] aujourd’hui, écrire n’est pas « raconter », c’est dire que l’on raconte, et rapporter tout le référent (« ce qu’on dit ») à cet acte de locution ; c’est pourquoi une partie de la littérature contemporaine n’est plus descriptive, mais transitive, s’efforçant d’accomplir dans la parole un présent si pur que tout le discours s’identifie à l’acte qui le délivre, tout le logos étant ramené - ou étendu - à une lexis»

967.

K. Hamburger, op. cit., p. 124.

968.

Th. Pavel, op. cit., p. 42. La transformation du lieu réel en « substitut » explique la variété des approches littéraires d’une même ville, cf. ibid., p. 83. : « [...] Paris est aussi bien le sinistre théâtre des romans d’Eugène Sue et la ville débordant d’énergie des Scènes de la vie parisienne, que l’endroit monotone et agité où Frédéric Moreau fait son éducation sentimentale ».

969.

K. Hamburger, op. cit., p. 126.

970.

Cl. Amey, op. cit., p. 194. Cf. p. 197 : « C’est ainsi qu’il est le moment pétrifié d’une problématique littéraire, moment qui coïncide avec les conditions d’acceptabilité dans le cycle de la consommation courante. ». Cf. aussi p. 191. Posons au contraire l’hypothèse que la pétrification vient de ceux qui oublient ce travail sur la structure, par exemple dans le néo-polar : ils négligent les potentialités de la littérarité du genre ; le sens alors s’appauvrit souvent dans la signification purement idéologique.

971.

Ibid., p. 25.

972.

A.M. Boyer, « Questions de paralittérature », in Poétique n° 98. A.M. Boyer rappelle que, dans ce contexte, l’enseignement de la rhétorique a été éliminé en 1885. Il explique aussi que c’est notamment parce que le roman policier a récupéré cette rhétorique qu’il a pu être comparé si souvent à la tragédie.

973.

J. L. Borges, « le conte policier », in Autopsies du roman policier, p. 304.

974.

J. M. Laclavetine, J. Lahougue, Ecriverons et Liserons, Seyssel, Champ Vallon, 1998.

975.

Cf. M. Nicholson, citée par Th. Narcejac, op. cit., p. 242 : « Nous voulons nous évader de l’informe vers la forme. » 

976.

Rezvani, l’Enigme, p. 196.

977.

J. Lahougue s’inscrit ici dans la perspective ouverte par J. Ricardou, in Nouveaux problèmes du roman, III, D, « les transformations du scripteur » ; et notamment p. 348-349 : « Ce qui entrave le retour du refoulé, c’est que l’élément tend à survenir selon son propre dynamisme, de type sexuel, qui éveille aussitôt la censure. Ce qui seconde la convocation du refoulé, c’est que l’élément tend à survenir selon un dynamisme autre, de type textuel, qui endort largement la censure. »

978.

Cf. I. Lotman, op. cit., pp. 395-396. 

979.

M.V. Montalbán, Entretien avec G. Tyras, in Hard-Boiled-Dick, p. 82. Il poursuit, faisant allusion aux risques d’une telle conduite : « En fait, il y a deux types de lecteurs : un lecteur simple qui, si tu ne suis pas le modèle, referme le livre en le traitant de cochonnerie ; et un lecteur plus complexe, qui entre dans le jeu. C’est celui-là qui m’intéresse. »

980.

J. Lahougue le dit ailleurs : « [...] la mémoire est constitutive de toute oeuvre » (230). Cf. aussi la notion de littérarité chez M. Riffaterre, La Production du texte, p. 49 : « La littérarité de la phrase tient donc ici à ce qu’elle est une citation partielle, ou plus précisément la variante d’une structure dont il existe déjà une variante fameuse dans les annales de la littérature. »

981.

Le « background » est le décor, l’ambiance servant de toile de fond à l’histoire policière. Les « technicalités » renvoient au recours à une documentation sur des aspects concernés par l’énigme (lieu, moment, sciences et techniques évoquées) et qui permettent de lui donner couleur et originalité. Cf. M. Gilbert et D. Sayers, « Technicalités », in Polar mode d’emploi, pp. 57-62.

982.

« Toutes les données rationnelles, les constructions théoriques qui pourraient prééxister à ce que j’écris, me paraissent dangereuses et nocives.[...] Si « théorie » il peut y avoir, venant de l’écrivain, et je reste très réticent sur le mot, elle ne peut être que le résultat ou le contrecoup de l’oeuvre. Et elle ne sera en tout état de cause que parcellaire, fragmentaire, inapplicable à d’autres oeuvres, hors d’état, en tout cas, de former même l’embryon d’un « système » » (57).

983.

« Ou j’explique avant - ce qui revient à révéler en page de garde le mécanisme du crime au lecteur de polar, à lui laisser entendre qu’il ne l’eût jamais compris par ses propres moyens, à lui interdire tout plaisir de découverte, et à m’exposer de surcroît au reproche de rebondissements téléphonés [...] » (16). Cf. p. 46. Cf., à ce sujet, U. Eco, la Structure absente, p. 125 : « Un message totalement ambigu se présente comme extrêmement riche en informations parce qu’il m’offre de nombreux choix interprétatifs mais il peut s’approcher du bruit, c’est-à-dire du simple désordre. »

984.

I. Lotman, op. cit., p. 396.

985.

Cf. A. Green, art. cit., p. 51 : « Une littérature ne peut être scientifique ou philosophique. Elle est fondée sur l’illusion, parce que les écrits littéraires sont des simulacres, des êtres de fiction. »

986.

S. Sanz Villanueva, Historia de la literatura española, p. 200. « D’une part, la narration de forme expérimentale a perdu du crédit, ainsi que l’intérêt centré sur la recherche de structures romanesques ou langagières et la destruction des composantes traditionnelles tellement pratiquée dans les années précédentes » (traduit par nous).

987.

A. Green, art. cit., p. 49 et p. 51.