Cette valorisation actuelle de l’incomplétude est cependant circonstancielle, on l’a vu : l’évolution du roman policier, de sa structure comme de ses thèmes, lui est dictée par son rapport au monde, et pas seulement à d’autres textes1028. C’est justement parce que le récit est d’abord perçu comme ce qui nous parle du monde que ses lois propres sont imperceptibles à la première lecture. Jean Ricardou expose cette ambiguïté fondamentale masquant le mécanisme proprement textuel :
‘ « Le monde de la fiction est donc cet hybride curieux, empêché par les lois scripturales de fonctionner quotidiennement, et en revanche retenu, par les notions d’univers, de représenter exactement les fonctionnements qui l’instaurent1029 . » ’En effet, si les composantes intertextuelles, l’autoréférence, le jeu avec les genres, les collages, la répétition et les clichés, l’action sur les structures et sur la narration, l’interprétation des règles et des contraintes, caractérisent pleinement le genre policier dans sa nature et son évolution, ils ne le limitent pas à être un pur objet textuel, refuge d’une période troublée qui pratiquerait l’art pour l’art. Thomas Pavel nous aide à prendre de la distance par rapport à cette lecture formelle si intéressante et évidemment éclairante du roman policier, en montrant qu’il ne s’agit somme toute que d’une tendance actuelle, d’une réduction interprétative opérée par une critique dominante1030 ; il note ainsi à propos de la mode de la critique intertextuelle qu’
‘ « en mettant l’accent sur l’interdépendance textuelle, il est facile sinon inévitable de sous-estimer le rôle référentiel de la littérature et d’exagérer les propriétés formelles des textes 1031 . » ’Nous avons vu à quel point les différentes mutations et orientations génériques s’expliquent par la dépendance du genre vis-à-vis du monde extérieur. L’interprétation générique est une perception liée à l’époque, aux différentes circonstances littéraires et générales1032. Certes, pour Jean-Marie Schaeffer, la catégorisation métatextuelle est autoréférentielle en ce sens qu’elle impose un modèle dont elle sélectionne elle-même les applications ; elle tourne à vide, faisant les questions et les réponses. Il ajoute cependant que les genres dont le nom renvoie à un « contenu » - comme c’est le cas pour le roman policier - sont une preuve évidente que le texte réfère au monde1033. Hans Robert Jauss souligne quant à lui la nécessité d’adapter la définition du genre initial au mouvement de l’histoire et aux problématiques, aux perceptions du monde contemporaines :
‘ « Etant donné que les genres littéraires sont enracinés dans la vie et ont une fonction sociale, l’évolution littéraire doit elle aussi être définie par sa fonction dans l’histoire et l’émancipation de la société, la succession des systèmes littéraires être étudiée dans leur corrélation avec le processus historique général 1034 . » ’L’accent mis ici sur l’extériorité, joint à la vision distanciée de Thomas Pavel, permet de comprendre à la fois le goût actuel pour un roman policier adapté à la modernité et à ses fractures, et la persistance du plaisir ressenti à la lecture de romans policiers classiques, constamment réédités, comme ceux d’Agatha Christie - et toujours objets d’études critiques, au risque d’être lus, interprétés, selon le point de vue moderne.
Thomas Pavel explique en effet que le lecteur cumule en lui plusieurs « paysages ontologiques », qui l’orientent, à des degrés divers selon son adaptation au monde, vers des oeuvres variées dans leurs significations. Si le lecteur apprécie celles qui traduisent un état de perception contemporain (comme Enquête d’hiver), il se repose du trouble qu’elles procurent grâce à des romans restituant une vision du monde rassurante, véritables « ruines ontologiques » où le calme règne1035.
Par ailleurs, la vogue actuelle des romans policiers parodiques constitue pour nous une voie offerte pour remédier au « stress ontologique », subi par notre civilisation, entraînant l’incertitude et la méfiance, le rejet ou le regret face au ‘« labyrinthe des ontologies modernes1036 »’ : la littérature n’a pas seulement une signification ontologique, héritée de son ascendance mythico-religieuse, elle est aussi jeu et, en cela, évasion, pure activité fictionnelle. C’est du reste à ce titre qu’elle peut se fermer sur l’autoréférence et cultiver uniquement les procédés textuels, comme l’illustre une certaine modernité. L’« oeuvre » déclamée par les amis de Carvalho résume de façon caricaturale cette autre voie littéraire : ces textes n’effleurent pas le monde, ils ne le disent pas, ils n’y réfèrent pas : ‘« Voici le Cid, bien que certains doutent de son existence »’ (comme on doute de celle du détective barcelonais !). Les dialogues sont grotesques et vides de sens, préservés de toute nécessité de transmettre un savoir quelconque. Le spectateur (ici Carvalho, qui applaudit) est libéré et seulement invité à « imaginer » (150), sans retour au réel. Ce texte témoigne d’une tradition littéraire, s’opposant à la discipline narrative, qui va de Rabelais aux jeux oulipiens1037.
Mais les romans de Montalbán, qui s’inscrivent pour une part dans cette veine ludique, ne se limitent pas à être autoréférentiels - ni même les parodies de Mendoza. Comme ceux de Marsé, tous ces romans réfèrent puissamment au monde réel. Le roman policier est en premier lieu, comme tout roman1038, l’inscription d’un savoir sur le monde. La forme du texte se ressent évidemment de cette prégnance de la référence. On peut sans doute appliquer ici l’idée ancienne que chaque genre exprimerait un type de vision du monde1039, ce qui est perceptible dans une certaine utilisation idéologique du genre, du néo-polar français au roman noir espagnol en passant par des écritures plus particulières comme celle de Leonardo Sciascia.
Il y aurait ainsi un « monde policier », correspondant à une structure et/ou à des thèmes transhistoriques, en même temps qu’à des éléments convertibles : une vision désabusée, ironique, propre au roman noir, a succédé au monde rationnel du roman-problème, selon l’évolution des mentalités dans l’histoire et la capacité du roman policier à traduire l’état de conscience contemporain grâce à la richesse de ses potentialités1040.
Les moyens de transmission du message référentiel sont de plus en plus souvent les mêmes que dans la littérature générale, notamment par le fait du brouillage générique. Ainsi, la digression, utilisée surtout par les auteurs marginaux ou novateurs - renonçant au principe d’économie du genre policier -, sert cette ouverture au monde, étant souvent le lieu de réflexions auxquelles le lecteur peut aisément adhérer. Comme dans le roman réaliste d’ailleurs, l’introduction peut servir de prétexte à ces insertions. Le lecteur entre ainsi dans l’univers du livre par la porte de la référence, d’un seuil aisé à franchir1041. La conclusion se prête également admirablement à l’introduction de vérités générales, puisqu’elle leur fait profiter de l’impact et du retentissement propres à la terminaison du récit. Le discours final, parfois très long, du détective classique, est parsemé ou sous-tendu de points de vue sur le monde. Le lecteur supporte souvent tacitement la subjectivité de ces propos parce qu’elle s’exprime à travers le personnage principal, ou bien qu’il ne sache souvent pas à qui l’attribuer (à l’auteur, au narrateur, au personnage), ou peut-être même parce qu’il ne le sait pas.
La séduction que le personnage exerce sur le lecteur va être en effet le procédé utilisé pour communiquer à ce dernier de manière efficace son opinion sur le monde, ce dont Pepe Carvalho ne se prive pas, dans toutes les occasions possibles. Le personnage est ici conçu explicitement comme un « recours technique » destiné à illustrer ‘« la possibilité qu’un auteur construise un monde. Non pas le monde, mais un monde’ 1042 ». L’influence que le roman peut exercer s’appuie aussi sur la malléabilité du « moi fictionnel 1043» (c’est-à-dire du moi projeté dans le monde du livre) réduisant ce qui sépare la réalité de la fiction. La création du personnage de Yes dans les Mers du Sud constitue par ailleurs une trouvaille, puisqu’il permet à Carvalho d’endosser le costume d’initiateur et de guider Yes - et le lecteur avec elle - sur les chemins épineux de la vie.
A l’inverse de ses ancêtres littéraires du hard-boiled réputés taciturnes, le détective barcelonais, conformément à la volonté de son créateur, est parfois « très bavard » (MDS 286), même si le personnage garde souvent pour lui (c’est-à-dire pour nous) ses opinions. Il parle du monde que nous connaissons, n’hésitant pas à utiliser la forme impersonnelle ou collective pour amener le lecteur à se fondre dans ce discours. Il se répand ainsi en aphorismes ‘(« Les civilisations se perdent dès qu’elles interrogent ce qui ne peut pas être interrogé » ’(83)), en considérations intérieures ou en leçons, conformément à son « rôle » de « moraliste » (136), sur la vie ‘(« cette maladie qui sépare la naissance de la mort »’ (313)) et sur la mort ‘(« Les morts ne se fatiguent pas plus qu’ils ne se reposent »’ (65)), sur les sentiments humains : « ça, c’est le piège. On a besoin d’être bienveillant avec ceux qui le sont avec nous » (218). D’autres personnages énoncent des points de vue sur le monde, illustrant soit la multiplicité des ontologies soit, sans doute, la philosophie personnelle de Montalbán.
Finalement, le lecteur retiendra du roman ces figures humaines et un discours sur le monde, conservant pour lui-même l’authentique davantage que le fictif, ‘« comme si quelque instinct référentiel nous forçait à aller au-delà du médium textuel ’ 1044 », suppose Thomas Pavel. Cet « instinct » marque sans doute un besoin très profond de vérité ; le lecteur cherche entre autres choses dans l’oeuvre des enseignements, ou la confirmation de ce qu’il pense.
Ce rapport au livre est autorisé par la confiance en l’écrit et la dignité qu’on lui concède d’une manière ancestrale. De plus, le roman à énigme crée l’attente d’une réponse, qui se déplace du particulier (l’énigme fictionnelle) au général (l’énigme existentielle) et du général (les vérités générales) au particulier (leurs applications), le lecteur étant placé dans un rôle de récepteur de vérité(s) et de questionnements1045. La référentialité du roman policier s’attachait autrefois pour l’essentiel à expliquer les mystères du monde, et en particulier l’énigme essentielle qu’est la mort, par le biais d’un habile déplacement du général au particulier. Il n’est pas étonnant qu’il reste quelque chose de ce goût pour l’explication dans la multiplication d’assertions sur le monde, de propositions philosophiques ou sociologiques, dans le roman policier actuel.
Chez Montalbán, l’utilisation du dialogue facilite grandement l’insertion de ces vérités posées comme générales, en les actualisant et en leur donnant une allure spontanée et vivante, comme dans la dernière tirade du détective ‘: « Il y a longtemps, je lisais des livres et dans l’un d’eux quelqu’un avait écrit : J’aimerais arriver à un endroit d’où je ne voudrais pas revenir. Cet endroit-là, tout le monde le cherche »’ (313).
Cet exemple illustre un aspect récurrent et emblématique : très souvent, Pepe ne fait que redire ce qu’il a lu, se référant à d’autres livres qui lui ont enseigné la vie, ou plutôt une certaine façon de la considérer. Pepe est le premier lecteur, qui passe le relais aux lecteurs réels. C’est un être de papier, parce qu’il se résume, on l’a dit, à un rôle hérité de l’hypotexte, mais aussi parce qu’il est le support d’un discours sur l’existence, une ligne parmi des milliers d’autres lignes, la répétition, la combinaison, la synthèse orientée de ce discours trouvé dans bien des livres, de cette somme conservée dans les bibliothèques. L’omniprésence des livres dans le livre traduit un choix d’écriture ; il suffit de penser à la quantité de livres cités par exemple dans les Mers du Sud, attestant de la culture de Pepe et de son créateur. Si ce qui est retenu par le lecteur Carvalho, ce sont des extraits référentiels, Montalbán doit avoir la même idée de la lecture, la même visée par rapport à son lecteur réel : lui faire partager une expérience et un sentiment existentiels.
Cette volonté est contrebalancée et même masquée dans le roman par l’affirmation contradictoire des méfaits de ce bagage livresque : Pepe brûle les livres, et notamment ceux qu’il a le plus aimés, parce qu’ils lui ont le plus apporté‘, « chassant le souvenir de lectures qu’en d’autres temps il avait trouvées enrichissantes »’ (101). Cet enseignement le constitue pourtant d’une manière définitive et quasi exclusive, tant Pepe semble se résumer à ses lectures : ‘« Où avait-il lu ça ? »’ (128). Pepe désigne les effets pervers du livre, source de désillusions bovarystes, de visions gauchies de l’existence qui paralysent la perception directe et le sentiment spontané (cf. 274). Yes - derrière laquelle se tient le lecteur avide de conseils - est guettée par ce même danger : elle se voit alors adresser une singulière observation face au feu purificateur ‘: « Quand tu auras mon âge, tu me seras reconnaissante d’avoir lu un livre de moins »’ (254).
Que pèse ce motif carvalhien face à l’écrasante présence du livre, à l’invasion de la citation et de l’intertextualité dans le cycle1046 ? Il atteste en tout cas de la conception que se fait Montalbán du roman, outil référentiel, truchement d’un discours orienté et d’une vision existentielle. Ce caractère inhérent à la fiction n’empêche pas celle-ci de constituer aussi, de par sa double nature, un moyen d’évasion de la dimension mimétique et référentielle, par le jeu textuel et intertextuel, par la parodie. L’oeuvre de Montalbán est au croisement d’une littérature référentielle et d’une écriture ludique1047, et cette double position à l’égard du livre en est la preuve.
D’une façon générale en effet, Montalbán équilibre le discours carvalhien sur le monde, cet étalage de sagesse particulière, en le désamorçant très fréquemment par l’ironie ou par un cynisme qui le tempèrent et qui l’allègent. Cette déviation peut certes être l’expression d’un nihilisme, conséquence du « stress ontologique » (Th. Pavel) que nous évoquions, ce scepticisme devant la multiplicité éclatée des valeurs. Carvalho entre ainsi dans le roman en clamant : ‘« on ne croit plus en rien »’ (17). Il conforte ses désillusions en écoutant autrui, assistant à ce que chacun fait des valeurs morales avec résignation, conscient que « la valeur de ce qui est humain a toujours été et sera toujours conventionnelle » (300), ce qui le pousse à contredire sa vocation éducative ailleurs revendiquée : ‘« Je ne suis pas moraliste’ » (300).
Mais ce nihilisme peut aussi simplement répondre à un souci de garder une tonalité ironique, dans la perspective de transgression ludique littéraire, typique de la postmodernité espagnole. Les assertions philosophiques sont fréquemment ravalées brutalement, notamment grâce à l’ivresse, qui rend les opinions à leur nécessaire relativité : ‘« Peut-être avais-je besoin d’être amoureux, d’une certaine dose de mensonge, on ne peut pas survivre sans rien, sans la possibilité d’entrer dans une église ; sans prier on ne peut pas vivre. De nos jours on ne peut plus croire à la liturgie du vin depuis que certains gourmets se sont prononcés contre le rouge chambré et qu’ils défendent le rouge frais » ’(83).
Il n’y aurait donc, apparemment, que dans les éléments inutiles à la narration incorporés par le tissu textuel qu’on pourrait trouver une dimension référentielle authentique. Dans le roman policier actuel, dans le roman noir non finalisé, dans les romans plus anciens de von Doderer ou de Wilkie Collins, la référentialité gratuite a sa place, par exemple dans les digressions. Les longues conversations culinaires, politiques ou littéraires de Pepe Carvalho n’ont pas de rôle à jouer au niveau de l’énigme. Et pourtant, l’auteur lui-même en souligne l’importance :
‘ « Dans le cas de Carvalho, les temps morts ainsi que les personnages secondaires sont beaucoup plus importants que le personnage central [...] 1048 » ’La digression peut alors constituer une tactique narrative, choisie par toute une catégorie d’auteurs néo-policiers, utilisant le genre pour aiguillonner le lecteur - qui fait attention à tout parce qu’il sait qu’il est dans un roman policier -, le sensibilisant de cette manière à des domaines importants et souvent négligés. Ainsi Tony Hillerman a-t-il permis aux réserves indiennes actuelles de passionner des milliers de lecteurs, jusque là ignorants ou peu intéressés, en créant un roman policier ethnologique : pris au piège serré du récit policier, cherchant des indices, le lecteur se fait extrêmement attentif et s’ouvre à tout un contenu informatif, que souvent il laisserait de côté sans ce recours narratif au policier.
En dehors de la digression à proprement parler, une certaine vision de l’extériorité se perçoit par le biais des pauses descriptives. Dans ce cadre, le cliché peut avoir un rôle supplémentaire à jouer, comme le montre l’écriture de Montalbán : en effet, utiliser un cliché permet de faire l’économie de la « dimension littérale » de la description (sa « successivité » obligée) pour plonger immédiatement le lecteur, sur ce seul signe plein, dans la « dimension référentielle » (c’est-à-dire « simultanée 1049»).
La description du décor du crime, chez Marsé, revêt elle aussi une portée référentielle : comme chez les auteurs de roman noir, la ville laisse transparaître un discours orienté sur le monde. La différence que nous évoquions entre Paris d’un auteur à l’autre tient certainement à ce que la ville sert de support à des discours distincts. Bien sûr, l’utilisation romanesque d’un lieu réel confère au texte une crédibilité. Il convient ici de faire la distinction entre un apport pur de références, et ce que Michael Riffaterre appelle l’illusion référentielle. Certes, dans le roman policier type, tout est utilisé par la narration pour ses propres fins. L’économie narrative est d’une rigueur telle qu’un élément référentiel n’est jamais là au hasard. Cet aspect propre au genre classique tendrait à aggraver la signifiance caractéristique du texte littéraire, en transformant la référence au monde en effet de réel strictement destiné à imposer la vraisemblance de l’oeuvre. L’auteur utilise des éléments extratextuels référentiels nécessaires à étayer sa narration, et, dans le roman policier, les aspects référentiels intratextuels sont manipulés et soumis à la machination narrative.
En fait, ces différents aspects ne sont pas exclusifs les uns des autres. Chez Marsé, il n’y a pas à proprement parler d’éléments extratextuels, puisque c’est justement en les identifiant que le lecteur, à l’invitation de quelques indices, devrait pouvoir anticiper : par sa sobriété, le texte requiert du lecteur qu’il convoque un savoir sur l’Espagne des années 40 pour y voir clair. Ce savoir est nécessairement sous-entendu : il importe bien sûr à la stratégie herméneutique du roman de ne pas se montrer explicite, la révélation finale servant à faire resurgir ce savoir extérieur et à l’imposer comme fin ultime du texte. En même temps, cet implicite est sans doute déjà référentiel, en ce sens qu’il traduit le mensonge idéologique, le non-dit qui pèse sur la société, et même, pour les contemporains, ce que Montalbán appelle ‘« le pacte d’oubli ’ 1050».
Tout est donc également signifiant et au service de la narration, de la manipulation du lecteur ; mais cette tactique narrative n’est pas une fin en soi : elle sert à plonger le lecteur dans une référence au monde. Ainsi, si la description du décor parcouru par les deux personnages est un tissu d’indices et de leurres visant à surprendre finalement le lecteur, ces éléments réfèrent à un paysage historique réel, à une situation historique authentique à laquelle Marsé veut nous ouvrir. Chaque rue semble retentir de l’écho plaintif des torturés, victimes de l’inspecteur et de la police franquiste, comme la rue San Salvador (62). La description du commissariat, au chapitre 3, est représentative de la surveillance et de la persécution franquistes ; les travaux ménagers de Rosita lui permettent de faire allusion aux mouvements séparatistes.
La convention réaliste référentielle est donc retournée de façon magistrale, puisqu’elle coïncide avec la stratégie double de Marsé : en effet, l’aspect conventionnel des descriptions - en ce sens qu’elles sont attendues dans tout roman garantissant l’illusion réaliste - endort la vigilance du lecteur, qui n’y voit pas les indices menant à la solution, d’une part, mais qui ne perçoit pas d’autre part qu’elles constituent la finalité, l’objectif de la narration1051.
La misère de cette époque est constamment soulignée, des « trottoirs[s] défoncé[s] » (73) aux ‘« rues non goudronnées, solitaires et sombres »’ (76) où les enfants dépenaillés guettent les pigeons dont ils tirent leur subsistance. C’est tout le portrait d’une société à l’époque de la guerre qui est alors proposé, une image récurrente dans l’oeuvre de Marsé, de Un jour je reviendrai à Adieu la vie adieu l’amour : ces romans n’ont rien de policier, mais les descriptions de la ville sont les mêmes que dans Boulevard du Guinardo ; c’est donc qu’elles remplissent la même fonction référentielle, y compris dans ce roman-ci, construit pourtant stratégiquement et efficacement : ‘« Sous les vieux balcons fleurissait une rouille lépreuse où les hirondelles faisaient leur nid. Certaines entrées profondes et obscures exhalaient une odeur viciée, une odeur de tanière de clochards. Assis au coin d’une rue, un jeune aveugle étirait le cou en criant à tue-tête ses billets de loterie, le regard suspendu dans le vide »’ (73). Toute une population de miséreux et d’invalides, de veuves et d’enfants laissés à l’abandon et grandis trop vite, est évoquée dans les romans de Marsé avec la force d’une image vécue. L’univers ici décrit ressuscite le Barcelone d’après-guerre :
‘ « Ils [ Marsé et Luis Goytisolo] préfèrent s’en tenir à une réalité définie et bien connue (Barcelone et sa banlieue après la guerre civile) pour en donner une vision de plus en plus suggestive, de plus en plus totale 1052 . » ’L’orientation référentielle du roman est alors évidente. La ville sert de support à un discours sur le monde, tout simplement parce que pour Marsé, Barcelone est le point de départ de toute perception, comme chez Montalbán :
‘ ‘« Le lieu où se forme ma vision du monde, c’est Barcelone. Voilà pourquoi c’est pour moi un matériau...’ 1053 ‘ »’ ’La matière fictionnelle est ainsi traversée par des affirmations non simulées ; elle affiche sa nature mixte formée d’éléments feints et authentiques inextricablement mêlés. Les écrivains espagnols, en particulier de la postmodernité, utilisent ainsi le genre comme moyen de parler du monde qu’ils connaissent : ils n’en finissent pas d’enquêter sur le passé d’un pays marqué par le franquisme. Jean-François Carcelen et Georges Tyras voient dans le roman noir espagnol ‘« un prolongement amplifié, mis en texte littéraire, de l’investigation journalistiqu’ e 1054 ». L’action sur le lecteur est sous-entendue par ce projet ; au demeurant, la portée illocutionnaire des énoncés fictifs constitue encore une preuve de leur volonté référentielle.
L’action elle-même, l’énigme à découvrir, ne sont souvent même, on le sent bien, comme chez Didier Daeninckx ou Jean-François Vilar, qu’un prétexte à parler du monde, l’auteur en fournissant sa propre version de manière explicite et didactique1055. Plus encore, l’énigme est inventée ou empruntée à la réalité de façon à rendre nécessaires des développements politiques ou historiques. L’extratexte ne se différencie alors plus de l’intratexte. La « densité référentielle 1056 » est maximale.
On a assez souvent souligné, de surcroît, l’intention et l’impact idéologiques de la littérature, qui constitue une arme discrète et efficace pour poser, comme le dit Charles Grivel, la positivité de l’archétype, c’est-à-dire d’une ontologie dominante1057. D’ailleurs, on l’a vu avec le roman noir et avec le néo-polar - qui introduisent l’histoire dans la littérature -, le courant opposé à l’idéologie dominante peut utiliser cette arme à son profit. En Espagne comme en France, le roman policier est devenu un mode de discours politique, contestataire. La finalisation forte du récit de Marsé peut ainsi sembler une façon de mettre un point final à la période franquiste, un effort de clôture ; mais la fin elle-même, n’étant que suggérée, laisse entendre la nécessité de ne pas fermer les yeux sur cette période-là à cause de ce qu’elle a essaimé dans l’Espagne actuelle1058. Le choix des différentes formes (la subnormalité, le roman noir, le « « roman de mémoire ») obéit chez Montalbán à une nécessité extérieure ; il lui est dicté par l’évolution qu’il perçoit autour de lui. Dans cette perspective, il faut insister sur le fait que la forme du roman noir n’a été choisie en 1974 que parce qu’elle se conformait à son tour, après la subnormalité, à la volonté référentielle de l’auteur barcelonais, volonté qui transparaît dans chaque texte, y compris poétique.
Au centre du roman espagnol comme du néo-polar français se trouve sans doute l’idée que le policier, en tant que récit à rebours1059, permet de faire de l’histoire, c’est-à-dire, selon la définition même du roman policier, de faire resurgir ce qui a disparu, ce qui a été enfoui, d’interpréter les traces du passé1060. Le roman policier est né en même temps que la science historique, et leurs méthodes se ressemblent ; c’est d’ailleurs pourquoi, pendant longtemps, le policier a exclu l’histoire comme concurrente directe pour la vérité qu’il prétendait établir1061. Montalbán affiche en cela une opposition totale à l’idéologie postmoderne de fin de l’histoire. Comme Marsé, il lutte contre une société tout occupée à oublier en se satisfaisant d’une réécriture consensuelle de l’époque franquiste, qui fait de Franco le seul coupable.
Comme le cadavre anonyme de Boulevard du Guinardo, sous Franco, l’écrivain était réduit au silence par la censure, et utilisé pour renforcer la voix dominante. Choisir un genre aussi figé que l’époque franquiste, et le contraindre par d’habiles manipulations à s’opposer à l’idéologie régnante et à s’inscrire à nouveau dans une dynamique littéraire, dans le présent de la littérature, le sortir de la répétition, c’est donner un équivalent littéraire à une lutte pour rétablir le mouvement de l’histoire.
Le roman devient ainsi une arme historique, exigeant le retour à l’individu ; Paul Ricoeur évoque la nécessité de cette réintégration :
‘ « Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Cette remarque prend toute sa force quand nous évoquons l’histoire des vaincus et des perdants. Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit 1062 . » ’Il faut, pour la mémoire de ceux qui ont combattu et souffert, rétablir la vérité, contre le pouvoir uniformisant et dissimulateur de l’idéologie régnante, qu’elle soit le fait d’une dictature ou d’une démocratie. Montalbán réalise avec amertume que la victoire de celle-ci sur celle-là a laissé perdurer l’intoxication idéologique, justement par l’intermédiaire du concept postmoderne de mort de l’histoire. Pour lui, il ne peut y avoir de fin de l’histoire, seulement une « paralysation 1063 » volontaire et criminelle de la pensée historique. En effet, d’après José-Carlos Mainer,
‘ « La postmodernité s’est obstinée à amputer le roman de sa capacité à rendre compte de la dimension conflictuelle du monde 1064 . » ’Le cycle de Carvalho, comme toutes les autres oeuvres, du poème à l’essai, va participer pour l’auteur barcelonais d’une ‘« éthique de la résistance’ 1065 » qui ressort les vaincus des tombeaux de l’oubli où ils meurent pour la seconde fois. S’ils ne sont pas réellement morts, ils le sont symboliquement puisqu’on leur a retiré la mémoire et la parole.
Le roman se veut alors l’outil d’un rétablissement, d’une rectification, ce que met précisément en scène Boulevard du Guinardo, roman qui tire un mort de l’ombre - contre des personnages qui multiplient les détours pour mieux l’oublier, à l’image d’une société amnésique qui s’étourdit de toutes les façons que la modernité lui propose. Le but de Marsé, c’est avant tout, selon ses propres dires, d’écrire pour
‘« recuperar la memoria perdida del país, la memoria que fue manipulada, camuflada y adulterada1066. » ’On rejoint dans l’intention le travail de Didier Daeninckx, qui affirme écrire « pour préserver les corps 1067 », par exemple dans Meurtres pour mémoire (1984), qui dénonce le discours officiel au sujet du massacre de centaines de Français-Musulmans en octobre 1961. La vérité est restituée par le pouvoir de la fiction, selon le paradoxe de Maurice G. Dantec :
‘ « Le réel ment. La fiction reste le seul moyen de le subvertir et de le faire avouer 1068 . » ’Face à Georges Tyras qui lui demande pourquoi il a choisi le roman et pas directement la biographie historique, Montalbán atteste de ce pouvoir du récit romanesque, qui peut user d’une stratégie, notamment par l’utilisation des voix narratives ou dans le mélange entre documentaire et fiction1069. Même le collage est mis au service de la volonté référentielle1070. Le roman constitue une sorte de no man’s land où l’esprit critique intervient peu1071. Il est comme suspendu par l’entrée dans le domaine imaginaire : le lecteur est donc plus accessible, plus perméable qu’un auditeur dans une conférence ou que toute personne menant une conversation politique, pour peu qu’on sollicite son imagination :
‘ « Mais nous demeurons affectés par les effets de l’histoire dans la mesure où nous sommes capables d’élargir notre capacité à être ainsi affectés. L’imagination est le secret de cette compétence 1072 . » ’Le roman joue ici le rôle d’une reconstruction face à une vision imposée du monde qui s’avère intolérable. L’enquête policière élabore une interprétation à partir d’indices et de traces, comme la science historique. Une fiction, comme tout autre discours, est donc une « version du monde 1073 », qui profite ici des armes fictionnelles dont on a vu l’extrême efficacité. Celle-ci nous importera davantage du reste que la mesure de la vérité de cette version proposée, posée par Montalbán et Marsé comme subjective, dans l’optique postmoderne posée par Sophie Berto :
‘ « La postmodernité démasque l’Histoire et estime scandaleuse la dichotomie éthique des idéologies. Elle lui oppose les récits particuliers sur lesquels se base l’éthique subjective de l’individu 1074 . » ’Montalbán, qui s’est d’ailleurs vu reprocher d’utiliser ainsi le roman à des fins idéologiques (qu’il revendique comme « intentionnalité » de l’écriture1075), suit en particulier l’orientation stylistique postmoderne en choisissant fréquemment de privilégier la polyphonie, Carvalho servant de canal de transmission principal du message de son créateur. En tant que « héros littéraire », il est plus à même ‘d’« alerter les gens sur la nécessité de se méfier de ces pouvoirs’ 1076 » qui imposent leur discours. Plus généralement, le retour à des formes narrativisées, à l’expression métaphorique, le jeu avec la logique du récit, justifiant l’emprunt au genre policier - choisi également pour ses orientations réalistes -, nous semble exprimer cette volonté d’exprimer des histoires, ‘« porteuses d’une morale individuelle’ » au lieu d’édifier l’histoire, répudiée en tant que ‘« porteuse de la morale collective’ 1077 ». Dans cette perspective, le roman policier peut attester du « caracter testimonial » définissant pour Santos Sanz Villanueva toute une partie de la littérature des années post-franquistes :
‘ « Se trata, por lo común, de aprovechar el relato para hacer la crónica, desde una óptica crítica, de la actualidad : el terrorista arrepentido o su crisis de conciencia, la historia inmediata [...], las grandes especulaciones (caso Sofico), grupos de presión (el OPUS DEI), algún crimen famoso 1078 . » ’La période franquiste et ses conséquences seront donc au coeur de la création espagnole. En outre, pour notre corpus espagnol, se pose le problème de l’identité régionale. Marsé évoque la lutte indépendantiste de 1945, en incorporant à la narration des phrases en catalan (comme le fait Montalbán pour le quartier populaire de San Magin) et en montrant jusqu’à quel point le pouvoir franquiste a cherché à expurger toute trace de catalanité (cf. l’épisode du coussin dans la vitrine, pp. 60-62). Le fait que des auteurs catalans aient choisi de s’exprimer à travers le genre policier incite à donner un sens politique à cette démarche : importer un genre aussi marqué (qui n’appartenait pas à la tradition espagnole), un genre aussi dépendant de règles et d’une idéologie autoritaires, pour lui donner une autonomie réelle, le délier des règles en les contournant, en s’en jouant, c’est sans doute trouver un équivalent littéraire à la lutte politique pour l’autonomie catalane. En même temps, il ne s’agit pas d’échanger un enfermement contre un autre : comme Montalbán ou Mendoza, Marsé appartient à une génération qui refuse un nationalisme catalan étriqué, préférant intégrer la Catalogne au monde en communiquant littérairement avec celui-ci, en important de nouvelles idées pour édifier une littérature catalane du présent1079.
La démarche de Montalbán est particulière, en ce qu’il a fait de son héros un métis comme lui-même. La distance que son métier met entre lui et la société évoque le sentiment d’extériorité de l’immigrant. La confusion identitaire dans la présentation du personnage renvoie au problème linguistique : le deuxième patronyme de Pepe Carvalho est, selon les romans, Tourón (deuxième patronyme du père de Montalbán, nom galicien), ou Larios (deuxième patronyme de la grand-mère de Montalbán, nom murcien). Montalbán, galicien, vivant à Barcelone, a choisi d’écrire en castillan, d’où un sentiment de « fausse extranéité 1080 » qu’il retrouve du reste chez Kafka (cf. le poème Praga) ; il se sent au demeurant davantage d’une ville que d’une province et revendique le passé de charnegos de ses parents - c’est-à-dire d’immigrés venus chercher du travail à Barcelone. La relation avec les Catalans se fait sur le mode d’une « cohabitation » bien vécue ; le choc viendra plus tard, avec la révélation de la culture catalane et de sa répression par la langue officielle, ce qui a pu susciter une certaine culpabilité, évacuée par le fait d’assumer son passé linguistique, en tant qu’élément constitutif du moi :
‘ « Ce que je revendique, c’est que le langage de ma mémoire, de mes racines, soit un instrument linguistique.[...] En tout cas, je ne renonce en rien à utiliser ma langue qui est celle qui définit mon rapport avec le monde depuis que je suis né 1081 ». ’On peut dire aussi que le choix du castillan contre le catalan (ou le galicien) témoigne sans doute aussi d’un refus de l’enfermement dans ce que Pascale Casanova appelle une « petite langue », reconnue grâce à l’autonomisation linguistique et culturelle, mais qui ne bénéficie pas encore d’une littérarité1082 universellement admise : l’aspect à la fois récent et circonscrit de cet usage officiel expose l’écrivain à la marginalisation, et à tous les « malentendus 1083 » occasionnés par la traduction. A l’inverse, écrire dans une langue dominante, comme Mendoza, permet d’une part de ne pas se réduire au public catalan, ce qui serait se rendre « invisible 1084 » au reste du monde, et d’autre part de se voir transcrit fidèlement, et même lu directement, ce qui n’est pas négligeable pour un écrivain aussi européen que Montalbán. Le choix du catalan l’aurait en effet condamné d’une manière quasi définitive à n’être lu qu’en traduction (et jusqu’à récemment en passant par une première traduction en castillan) par les instances centrales du jugement littéraire.
User de la langue dominante politiquement et historiquement, c’est refuser de se plier à un devoir « national » catalan qui nuirait considérablement à la reconnaissance internationale - la lutte pour la différenciation catalane n’est plus ressentie comme une nécessité ; cela n’empêche pas Montalbán, Marsé ou Mendoza de valoriser Barcelone, dont l’indépendance a fondé et stimulé les mouvements intellectuels, et cette célébration est de surcroît universalisée, la littérature catalane se voyant internationalement reconnue.
Cf. Cl. Duchet, art. cit., p. 8 : « L’avant-texte est donc aussi le hors-texte, la prose du monde venant trouer le texte. »
J. Ricardou, Problèmes du Nouveau Roman, p. 35.
Il est bien évident que la perspective que nous adoptons ici ne remet absolument pas en cause tout le bénéfice que nous avons tiré de l’approche intertextuelle dans notre travail. J.M. Schaeffer, dans « Du texte au genre », in Théorie des genres, pp. 193-194, fait d’ailleurs le lien entre la « lecture référentialiste » et la transtextualité : « Or, la lecture transtextuelle constitue un enrichissement par rapport à une lecture purement immanente, ne serait-ce que parce qu’elle réinsère le texte individuel dans le réseau textuel dans lequel il est pris et duquel la lecture immanente l’isole artificiellement. »
Th. Pavel, op. cit., p. 149.
Cf. U. Eco, la Structure absente, p. 117 : « La circonstance transforme le sens du message [...] elle en fait varier la fonction [...] et la cote d’information [...] ».
J.M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, pp. 74-75 et pp. 108-109.
H. R. Jauss, art. cit., p. 68. Cf. aussi p. 67.
Cf. M.V. Montalbán, « Littérature du troisième type », in Hard-Boiled-Dick, p. 49 : « Le repli sur soi littéraire peut conduire à une littérature archéologique, dont on savoure comme un plus l’obsolescence et l’anachronisme, de la même façon qu’on savoure un opéra de Verdi ». E. Mandel, op. cit., p. 46, ajoute à cette fonction de récupération du « paradis perdu » de la Belle Epoque, une fonction sociale, le roman policier classique de l’entre-deux-guerres présentant une certaine stabilité bourgeoise dans un contexte troublé.
Th. Pavel, op. cit., pp. 176-180.
Cf., Th. Pavel, op. cit., p. 132 : « La densité informationnelle de ces textes est presque nulle : la verve s’y déploie pour elle-même, les dimensions et la densité du texte n’ont plus aucune attache référentielle. »
Cf. R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale du récit », in Communications, n° 8, p. 28 : « La narration ne peut en effet recevoir son sens que du monde qui en use : au-delà du niveau narrationnel, commence le monde, c'est-à-dire d'autres systèmes (sociaux, économiques, idéologiques), dont les termes ne sont plus seulement les récits, mais les éléments d’une autre substance (faits historiques, déterminations, comportements, etc.) ».
Cf. G. Genette, « Introduction à l’architexte », in Théorie des genres, pp. 135-136.
Ibid., p. 145 : « [...] je considère au contraire comme une autre évidence (vague) la présence d’une attitude essentielle, d’une « structure anthropologique » (Durand), d’une « disposition mentale » (Jolles), d’un « schème imaginatif » (Mauron), ou, comme on dit un peu plus couramment, d’un « sentiment » proprement épique, lyrique, dramatique mais aussi bien tragique, comique, élégiaque, fantastique, romantique, etc. [...] je nie seulement qu’une ultime instance générique, à elle seule, se laisse définir en termes exclusifs de toute historicité [...] ».
Citons ainsi les premières lignes d’un Meurtre que tout le monde commet d’Heimito von Doderer : « L’enfance, c’est comme un seau qu’on vous renverse sur la tête. Ce n’est qu’après que l’on découvre ce qu’il y avait dedans. Mais pendant toute une vie, ça vous dégouline dessus, quels que soient les vêtements ou même les costumes qu’on puisse mettre. »
M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, pp. 146-147.
Th. Pavel, op. cit., p.109.
Th. Pavel, op. cit., p. 96.
Cf. M. Blanchot, l’Espace littéraire, pp. 310-311 : « Ainsi, le dialogue du lecteur avec l’oeuvre consiste-t-il toujours davantage à l’« élever » à la vérité, à la transformer en un langage courant, en formules efficaces, en valeurs utiles, tandis que le dilettante et le critique se consacrent aux « beautés » de l’oeuvre, à sa valeur esthétique et croient, devant cette coquille vide dont ils font un objet désintéressé d’intérêt, appartenir encore à la réserve de l’oeuvre. »
On ne peut s’empêcher de mettre en relation ce rapport au livre avec la pratique de l’intertextualité et de la parodie par Montalbán, comme nous l’avons fait dans notre première partie ; mais un éclairage supplémentaire sur cette question du rapport au toujours-déjà-dit est apporté par cette phrase de M. Schneider à propos des écrivains qui veulent « se décaler », op. cit., p. 361 : « L’emprise de leurs lectures n’est pas moins forte que celle de leur enfance ». Or le poids de l’enfance est déterminant dans les souvenirs de Pepe Carvalho...
Cf. G. Tyras, « éramos posmodernos antes de ser posfranquistas », in Postmodernité et écriture narrative dans l’Espagne contemporaine, p. 116 : « De fait, d’un texte à l’autre, le projet de l’écrivain ne varie pas : réfutation des catégories obsolètes du réalisme, rejet des formes scripturales qui le véhiculent, refus des catégorisations culturelles qualitatives, revendication d’une littérature non exclusive d’autre modes d’expression, esthétique déformante de la dérision, le tout au service du projet éthique que constitue la mise en accusation des circonstances socio-historiques» (souligné par nous).
M. V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 139.
Nous reprenons les termes et la distinction établis par J. Ricardou pour définir la double nature de la fiction, in le Nouveau Roman, pp. 28-29.
M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 215.
Cf. E. Bouju, « l’Esthétique du trompe-l’oeil ou la narration ironique », in Postmodernité et écriture narrative..., p. 160 : « L’architecture narrative devient le moyen de transposer, dans la temporalité spécifique de la lecture, l’expérience d’un dédoublement et renversement de l’illusion littéraire : en utilisant sans innocence les ressources de la narrativisation, ou les procédures de captatio de la paralittérature, le texte élabore patiemment un univers de fiction de type « illusionniste », pour mieux en dénoncer ensuite l’artifice ironique. »
M. Joly, I. Soldevila, J. Tena, Panorama du roman espagnol contemporain, p. 244.
M.V. Montalbán, op. cit., p. 63.
J.F. Carcelen et G. Tyras, « Panorama du roman noir espagnol », in Hard-Boiled-Dick, p. 9.
Cf. J. Madrid, cité par J.F. Carcelen et G. Tyras, op. cit., p. 24 : « En littérature, presque tout n’est que prétexte ». Ce qui caractérise le roman noir, c’est qu’il « élève le prétexte au rang de catégorie et de genre ». Côté français, Cf. J. Pons, « Le roman noir, littérature réelle », in les Temps Modernes, n° 595, p. 7 : « L’intrigue n’est que le squelette du roman noir, sa chair est l’histoire sociale. »
Th. Pavel, op. cit., p. 129.
Cf. Ch. Grivel, Production de l’intérêt romanesque, par exemple p. 287 : « La « laideur » de la négativité montre donc la « beauté » de l’archétype et celui-ci fixe rétroactivement dans ce qui sert à la signifier comme positivité l’être même du négatif ». P. 306, Ch. Grivel dit aussi que « le roman « naturalise » l’archétype [...] ».
Cf. P. Ricoeur, Temps et Récit II, p. 36 : « Ce n’est pas un paradoxe de dire qu’une fiction bien fermée ouvre un abîme dans notre monde, c’est-à-dire dans notre appréhension symbolique du monde. »
Cf. P. Brooks, « un Rapport illisible : Coeur des ténèbres », in Poétique n° 44, p. 477 : « Le roman policier est peut-être en fait, de tous les genres, le plus littéraire, en ce qu’il dévoile la structure de tout récit, et particulièrement sa prétention de retrouver la trace d’événements ayant déjà eu lieu. »
Cf. G. Tyras, « Manuel Vásquez Montalbán », in le Roman espagnol actuel, p. 199 : « Remonter aux sources du crime, c’est réhabiliter une dimension fondamentale de l’interprétation du réel qui est celle de l’Histoire. »
Cf. U. Eisenzweig, op. cit., pp. 190-193.
P. Ricoeur, Temps et récit I, p. 115.
M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 233. Cf. aussi la Rose d’Alexandrie, p. 270 : « On ne leur apprend pas l’histoire, Pepe. Savoir l’histoire est mal vu.[...] Les gens qui ont de la mémoire n’ont pas de place dans ce monde. »
J.C. Mainer, « le Roman du roman », in le Roman espagnol actuel, p. 21.
Cf. M.V. Montalbán, op. cit., p. 241. C’est le titre de la thèse de l’héroïne de Galindez. Cf. aussi pp. 14, 153, 215, 229, 241-242.
J. Marsé, cité par M. Joly, I. Soldevila et J. Tena, in Panorama du roman espagnol contemporain, p. 249 : « récupérer la mémoire perdue du pays, la mémoire qui fut manipulée, camouflée et adultérée » (traduit par nous).
D. Daeninckx, « la Mort en chantier », in les Temps Modernes, p. 145. L’épigraphe de Meurtres pour mémoire pourrait servir à tous les écrivains dont nous parlons ici : « En oubliant le passé, on se condamne à le revivre ».
M. G. Dantec, cité par F. Evrard, Lire le roman policier, p. 109.
M.V. Montalbán, op. cit., p. 220 sq., p. 241.
Cf. G. Tyras, art. cit., p. 195 : « La récupération de la narrativité permet un travail d’amalgame des matériaux en même temps que leur inscription dans une temporalité référentielle. »
Il faut penser ici à ce que dit P. Ricoeur, in du Texte à l’action, pp. 221-222, du « principe d’augmentation iconique » à l’oeuvre dans la fiction, qui redécrit et refait la réalité en jouant sur la suspension de l’incrédulité du lecteur.
Ibid., p. 228.
Th. Pavel, op. cit., p. 20 (expression empruntée à N. Goodman). Cf. M.V. Montalbán, le Désir de mémoire, p. 47 : « [...] mes poèmes ou mes romans aussi transmettent une vision du monde. »
S. Berto, art. cit., p. 93. Ce retour au récit, paradoxal dans le contexte de mort de l’histoire, s’explique notamment pour S. Berto par un certain rapport au passé ; dans cette perspective, le choix du genre policier, son exploitation par Montalbán en tant que genre répétitif, se justifie pleinement : la répétition exprime bien la vision moderne du temps, circulaire, et non linéaire ou progressif. A cette tendance, Montalbán ajoute une activité de réécriture du genre, typique pour S. Berto de la postmodernité - et sans doute caractéristique de l’effort de Montalbán pour lutter contre la négation de l’histoire : « Elle consiste à recréer le passé, en y apportant des sélections nouvelles » (p. 95).
Cf. M.V. Montalbán, op. cit., p. 70 : « Pourquoi ? Parce qu’il y a une intention, consistant à proposer, depuis une certaine distance, une certaine vision mélancolique de l’histoire, de la conduite humaine, de la relation de l’homme avec la société, et à décrire quelque chose dont je disais toujours au début qu’il s’agissait d’une chronique de la transition démocratique. »
Ibid., p. 161.
S. Berto, art. cit., p. 94.
S. Sanz Villanueva, op. cit., p. 202. « Il s’agit généralement, de profiter du récit pour faire la chronique, d’un point de vue critique, de l’actualité : le terroriste repenti ou sa crise de conscience, l’histoire immédiate [...], les grandes spéculations (le cas Sofico), les groupes de pression (l’OPUS DEI), quelque crime célèbre » (traduit par nous).
Cf. P. Casanova, op. cit., p. 445 : « [...] les écrivains internationaux puisent, pour trouver une issue à l’enfermement national, dans cette sorte de répertoire transnational des solutions littéraires. »
M.V. Montalbán, op. cit., p. 25.
Ibid., p. 56. Cf. aussi p. 204 : « [...] nous les métis, nous avons deux langues et donc deux possibilités de silence. »
Cf. P. Casanova, op. cit., p. 33. Reprenant la définition de Jakobson, P. Casanova affirme qu’ « une grande littérarité attachée à une langue suppose une longue tradition qui raffine, modifie, élargit à chaque génération littéraire toute la gamme des possibilités formelles et esthétiques de la langue [...] ».
Ibid., p. 217. P. Casanova évoque les procédés d’« annexion » par le centre littéraire, la traduction étant « source de détournements, de malentendus, de contresens ou même d’impositions autoritaires de sens ».
Cf. ibid., p. 353. Cf. aussi p. 375.