Ces propos (qu’on aurait jugés bien hardis de la part d’un haut fonctionnaire il y a seulement dix ans) plantent le décor de notre histoire. De quoi s’agit-il ? Le thème principal, le fil conducteur, est lié à l’entrée de notre société dans un monde nouveau, celui de la société de l’information. L’intrigue, simple, repose sur la capacité de micro-expérimentateurs, des innovateurs du quotidien, à tisser de nouvelles relations entre eux. Les personnages, une belle galerie de portraits, sont des citoyens ordinaires, des chefs d’entreprises, des élus. Il serait tentant de penser que l’histoire va se dérouler sous nos yeux et que la trame va être respectée, mais le principal ressort de cette présentation tient dans sa dimension fictive et dans son approche idéale de la diffusion de l’innovation : l’auteur du scénario envisage tout haut un modèle auquel nous voudrions croire, et son imagination repousse les frontières d’une société résumée schématiquement à l’Etat et à la société civile. Arrêtons là une métaphore que nous pourrions filer encore longtemps et poursuivons puisque le rideau est déjà levé et que le coryphée a parlé.
Face à la profusion de statistiques qui viennent compléter (parfois infirmer) les discours tenus sur la société de l’information, deux attitudes peuvent être adoptées. Soit, par paresse, par présomption ou par manque d’intérêt, on accorde un certain crédit à ces données chiffrées, et l’on enregistre alors (ou on oublie) que deux européens sur trois ne possèdent pas d’ordinateurs à leur domicile2, que les employés américains qui en possèdent un sont deux fois plus nombreux en pourcentage que leurs homologues du pays européen où le taux de pénétration est le plus élevé, ou encore que la France comptera environ un million deux cent mille foyers connectés à Internet à la fin de l’année 1999. Si notre source complète cette information en ajoutant qu’elle n’en comptait que cent quarante quatre mille à la fin de 1996, on se dit que les choses progressent et qu’il faut simplement laisser le temps au temps.
Soit par curiosité, soit parce qu’on a entrepris d’élaborer une thèse, soit parce qu’on adopte le doute comme position de rigueur, ou les trois à la fois, on cherche à faire parler ces résultats chiffrés et l’on se rappelle que sous l’intitulé générique de société de l’information se cache d’abord « une société des individus » 3 (Elias N., 1987). On essaye alors de savoir ce que toutes ces informations quantitatives cachent et/ou suggèrent en termes de diversité des pratiques et des mentalités. A partir de ce moment, l’investigation démarre et l’on commence par s’apercevoir que cette société à laquelle on se réfère comme s’il s’agissait d’une entité uniforme est en fait segmentée et pleine de variété. Il y a « les jeunes et Internet », « Internet et les P.M.E. », « Internet à l’école », « l’administration face à Internet », « Internet et les usagers » : chaque population fait surgir de nouveaux commentaires et à chaque binôme correspond un bilan de la diffusion différencié. Etrangement, une population échappe à ce classement, ou plus exactement voit toutes ces catégories regroupées sous le dénominateur commun de la localité4. Ce n’est donc plus le critère de l’âge ou du secteur d’activité qui est retenu, mais celui du milieu ou encore du territoire : on l’aura compris, nous voulons parler des milieux ruraux5. Ces populations semblent faire l’objet d’un traitement spécial et c’est d’abord cette originalité qui nous a conduite à nous poser la question suivante : pourquoi sont-ils « à part » ?
Pour y répondre, nous sommes allée chercher dans une discipline assez éloignée de la nôtre, la géographie, sentant un peu naïvement qu’il était probablement question d’aménagement du territoire, de désenclavement dès lors qu’on associait société de l’information, Internet et télé-activités à ces milieux particuliers. C’est en parcourant la littérature grise produite sur le sujet6 que nous avons effectivement découvert, d’une part, que la culture informationnelle et ses pratiques n’étaient pas encore aussi prégnantes7 que dans les zones urbaines, d’autre part, que ce potentiel méritait d’être exploité tant il semblait apporter, enfin, la solution à des handicaps que des années de dépeuplement ou de désertification n’avaient fait qu’amplifier. Pour justifiées qu’elles soient, ces explications ne nous ont pas satisfaite, considérant que le traitement à part dont les milieux ruraux font l’objet était éclairé et légitimé par l’importance donnée à la société de l’information elle-même, mais que la cause d’un développement et d’un traitement inégaux restait obscure. Pourquoi la diffusion avancerait-elle moins vite8, ici qu’ailleurs ? Très rapidement, de nombreuses réponses ont surgi, différentes selon les régions : l’insuffisance des infrastructures en matière de télécommunications, un attachement au pays et une culture certes agricole (de moins en moins) comme frein au développement, un tissu économique sans densité, une population vieillissante, etc... En d’autres termes, soit le sujet était vite épuisé, soit il supposait que nous changions de discipline !
Persistant dans notre intérêt pour ce champ d’application fantastique que sont la société de l’information et ses télé-activités, nous nous sommes aperçu que nous faisions fausse route et avons remercié Fontenelle et la dent d’or9 (Le Bovier de Fontenelle de B., 1686) de nous avoir appris ceci : ‘« assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause ».’ Les premières investigations dans nos deux terrains nous ont en effet permis d’arriver à la constatation suivante : ce n’est pas tant la diffusion de l’innovation (au sens technique et matériel du terme) qui pose problème que celle des usages dont elle peut faire l’objet, et c’est un abus de langage relayé par le discours et les données chiffrées autant qu’une interprétation erronée de dire qu’il y a retard. Courons le risque de verser dans le stéréotype servi régulièrement sur le sujet : certes, le taux d’équipement informatique de la région Ile de France est plus élevé que celui de l’Ardèche10 mais c’est bien plus la question du sens de l’innovation socio-technique qui se pose que celle de son introduction, laquelle est prise en charge, de plus en plus souvent, et ce depuis à peu près cinq ans, par les collectivités et l’Etat, c’est-à-dire dans une optique d’aménagement du territoire. Voilà la clef de notre objet de recherche : dans un souci de dynamisme et parce que la diffusion de l’innovation relève des compétences de l’Etat et de ses représentants, parce qu’à l’aube de l’an 2000, nous devons tous entrer dans la société de l’information, le manque de naturalité du phénomène de diffusion a été pris en charge par des logiques d’impact où il est plus question de mise à disposition que d’appropriation. Nous le répétons, dans un souci d’efficacité11 et de pragmatisme, et puisque le besoin de développement du potentiel est reconnu et avéré, nous avons entrepris de comprendre dans quelle mesure il était possible de jouer sur cette diffusion en cours, plutôt que de chercher à nous polariser sur les particularismes du monde rural, domaine déjà bien exploité.
Ce changement d’optique, conjugué à notre appartenance au champ disciplinaire que sont les Sciences de l’Information et de la Communication, nous a conduite à adopter une approche méso-sociologique où la diffusion de l’innovation socio-technique est envisagée comme un processus nourri par des mouvements itératifs entre l’individuel et le collectif et évaluée à l’aune du concept de médiation sociale. Notre objectif est de parvenir à montrer qu’une mise en relation entre l’innovation socio-technique que sont les télé-activités d’un côté et les utilisateurs et futurs usagers que seront les territoires ruraux de l’autre passe par la mise en place d’un processus de médiation sociale qui trouve son aboutissement et sa forme la plus achevée dans l’expression d’une demande sociale de l’innovation. Pour tenter d’éclairer ce questionnement, nous sommes partie à la découverte de l’Ardèche et du Vercors, ces deux milieux offrant des possibilités d’observation d’une incroyable richesse.
Cette intention de départ justifie l’organisation de ce travail de recherche en deux temps. Dans une première partie, nous avons choisi de présenter tout le dispositif épistémologique, théorique et méthodologique qui nous a permis de partir à la rencontre de notre objet sur deux terrains12 différents. Les deux premiers chapitres sont l’occasion de poser la problématique retenue dans le cadre de cette recherche et de découvrir le champ d’application dans lequel elle s’inscrit. Deux chapitres nous permettent ensuite de bâtir notre cadre conceptuel, lequel s’articule en deux temps. Nous analysons les deux grands courants de la sociologie qui ont pris en charge la question de la diffusion de l’innovation et montrons en quoi leurs insuffisances nous empêchent de saisir complètement notre objet. Nous sommes amenée alors à compléter ces premiers enseignements par un cadrage théorique qui place au centre de la discussion le concept de médiation sociale, choix correspondant à notre intention de descendre d’un cran dans la granularité de notre analyse des jeux d’acteurs lors du passage à l’observation. Un dernier chapitre méthodologique fait le lien entre « la théorie » et « la pratique » ; nos deux terrains d’observation sont décrits en détail au début de chaque analyse.
Dans la deuxième partie, la synthèse de nos observations est présentée séparément13 pour chaque terrain, un temps d’arrêt étant marqué entre les deux pour profiter de la première expérience et enrichir la lecture de la deuxième. La mise en tension de ces deux expériences vient nourrir notre conclusion générale bien qu’il ne soit fait, volontairement, aucune comparaison explicite.
Extrait du discours prononcé le 8 janvier 1998 par Francis Lorentz (président du groupe de travail et auteur du rapport sur le commerce électronique demandé par le Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie)aux deuxièmes rencontres de la société française en réseau,.
Sources : rapport du European Information Technology Observatory (EITO) pour l’année 1998, EITO et International Data Corporation (IDC).
Elias N., (1987), « La société des individus », traduction française par J. Etoré, Fayard, Paris. Nous nous permettons d’emprunter et d’interpréter librement le titre du célèbre ouvrage de N. Elias pour insister sur la remarque suivante : bien que société de l’information, La Société n’en est pas moins une société tout court. « La société est, nul ne l’ignore, ce que nous constituons tous ensemble, c’est la réunion d’une multitude de personnes. Mais la réunion d’une multitude de personnes en Inde ou en Chine produit un autre genre de société qu’en Amérique ou en Angleterre ». L’emploi abusif et généralisé de cette expression « société de l’information » tend à occulter ceux qui l’animent et la font vivre, comme si une entité autonome et qui nous dépasse s’était peu à peu construite. Ce thème - celui d’une société moderne qui échappe à l’homme - cher aux post-modernistes, et particulièrement bien approfondi par A. Giddens, trouve il est vrai quotidiennement des raisons de se développer.
Au sens spatial du terme.
Dans le courant de notre développement, nous préciserons ce terme en parlant de non urbain.
Bonnet J., Moriset B., (1998) « Territoires et Technologies de l’Information et de la Communication en Rhône-Alpes, petites villes, espaces ruraux et montagnards », Université Jean Moulin Lyon 3.
Certains allant jusqu’à parler de retard.
Spontanément.
Le Bovier de Fontenelle B., (1686), « La dent d’or », L’Histoire des Oracles.
Sources : voir l’enquête UFC Locabail 1999 disponible sur le site web du même nom.
Nous espérons que notre recherche éclairera, de façon bien modeste, les développements sur ce sujet.
Au sens physique et premier du terme !
Nous avons estimé qu’il y avait trop de différences entre nos deux terrains d’observation pour que la fusion soit faite dès les premières discussions. Ce problème est évoqué dans le chapitre 5 consacré à la méthodologie générale.