1.2.1. Un développement inégal ?

Le problème que pose cet auteur (et qui a suscité notre intérêt pour la question que nous traitons dans ce travail de recherche), est un problème majeur, qui tient dans cette citation : « ‘Les T.I.C. semblent vouloir et devoir se répandre partout dans le monde et à la vitesse de l’éclair ; leur diffusion amplifie sans cesse leur pouvoir à mesure que les usagers se les approprient et les redéfinissent. Cependant, la diffusion s’effectue à une vitesse sélective, tant socialement que fonctionnellement’ 24  » (Castells M., p56, 1996)25. En d’autres termes, certaines populations, certains pans entiers de l’activité humaine resteraient à l’écart de cette révolution pour des raisons diverses, sur lesquelles nous reviendrons, mais qui relèvent à priori de deux ordres différents, le premier n’étant pas exclusif du second et réciproquement.

Le premier correspond à ce qu’une étude du World Times et de l’International Data Corporation26 a identifié comme des critères permettant de dire (prédire ?) si un pays, une région ou une population (au sens statistique du terme) a suffisamment de moyens pour « recevoir » cette manne que représentent les T.I.C. Ce travail d’investigation entrepris à l’échelle de l’Europe a permis ainsi d’établir un classement par nation avec des indices appréciant l’aptitude de chacune à tirer collectivement parti de ces nouvelles technologies.27 Au-delà des quatre critères choisis, « information infrastructure », « computer infrastructure », « Internet infrastructure » et « social infrastructure », l’article a le mérite de rappeler ce qui devrait être une évidence, en tout cas une position de principe, à savoir que la diffusion, réussie, de l’innovation socio-technique suppose que des conditions minimales de faisabilité aient été au préalable réunies. Bien que les critères identifiés soient très majoritairement techno-centrés, la nécessité de bâtir un « social background », assimilé à une terre propre à recevoir une semence, est tout de même évoquée.

Le deuxième ordre renvoie à cette définition que J-G. March28 (cité par Friedberg E., p61, 1993) donne de l’incertitude et du rôle qu’elle joue dans tout processus de décision29 : ‘« toute décision est toujours et inévitablement un pari sur un avenir incertain ; et il n’est possible, ni souhaitable d’éliminer cette incertitude, puisque c’est elle qui permet l’émergence du nouveau, c’est elle qui permet le changement ».’ Cette dernière jouerait donc le rôle de facteur déclencheur dans un environnement mouvant, qualificatif qui sied particulièrement bien au contexte sur lequel viennent se greffer les discussions quant à la nécessité d’adopter, rapidement ou non, les technologies d’information. Cette force de l’incertitude est probablement collectivement vraie, à cette nuance près que pour de nombreuses catégories de futurs usagers, qu’il s’agisse du cadre professionnel comme du cadre privé, l’expectative est une position de principe, a fortiori lorsque le rythme du changement est effréné. En effet, bien que le risque soit un facteur essentiel dans l’esprit d’entreprendre et en d’autres lieux ‘« une métaphore de la modernité avancée ’»30 (Rudolf F., 1995), il est synonyme pour beaucoup d’usagers potentiels, y compris entrepreneurs ou élus politiques en charge du devenir de la société, de frilosité31.

Notes
24.

Cette appréciation de l’auteur est globalement partagée puisque la Commission européenne souligne elle-même que si “ les signes d’une société de l’information sont omniprésents, (« everywhere » dans le texte), cela cache en fait des réalités bien différentes, à commencer par le fait qu’une minorité de citoyens européens est connectée à Internet. Des données chiffrées présentées dans le second chapitre viendront illustrer cette remarque, tout en la nuançant.

25.

Castells M., (1996), op. cit.

26.

Welch W.H., (1998), « How prepared is France to take advantage of the information revolution ? », Revue Technica, n°509, décembre.

27.

Si une traduction fidèle de l’article auquel nous faisons allusion permet d’écrire « La France est-elle prête pour tirer parti ou profit », nous voulons également jouer sur le sens très proche de l’expression « to take advantage over someboby or something » qui signifie prendre l’avantage ou l’ascendant sur quelque chose ou quelqu’un afin de rappeler que c’est un champ lexical qui n’est pas étranger à ce qui est en train de se jouer dans la société de l’information, puisque tout l’enjeu consiste à s’approprier une innovation ou au contraire, de façon un peu exagérée mais néanmoins lucide, à être « écarté » par cette révolution qui déferle. Nous nous gardons bien cependant d’attribuer à la technologie des caractères qu’elle n’aurait pas et rappelons d’ores et déjà ce que M. Castells appelle la loi de Melvin Kranzberg, loi qui postule que la technologie n’est ni bonne ni mauvaise, pas plus qu’elle n’est neutre. Nous aurons l’occasion de faire allusion à plusieurs reprises à ce débat sur la technologie et ses pouvoirs, débat qui, bien qu’étant très classique, n’en est pas moins présent aujourd’hui, même en filigrane, dans les discussions qui animent notre société sur son devenir conjugué avec les TIC.

28.

Friedberg E., (1993), « Le pouvoir et la règle, dynamiques de l’action organisée », Seuil, Paris.

29.

Dans son ouvrage sur « le phénomène bureaucratique », M. Crozier souligne déjà l’importance de « l’incertitude utile ou pertinente » dans un contexte d’action où les individus qui agissent et décident n’ont qu’une rationalité limitée.

30.

Rudoff F., (1995), « Le risque comme métaphore de la modernité avancée », Société n°48, Dunod.

31.

« Knowledge and competence breed confidence »; ignorance and lack of experience breed fear », 1998, European annual telework report.