1.3. La question de départ

Ces différents constats associés au danger de la marginalisation ne sauraient nous inquiéter puisque nous venons de voir qu’avec le temps, l’informatique s’était largement diffusée et avait eu raison des derniers « réfractaires » au changement, et ce, quelles que soient les raisons du premier refus. Et pourtant, quelques voix s’élèvent pour rappeler que tout l’enjeu consiste, justement, à être capable de s’immerger rapidement33 dans les technologies d’information et de communication, et ce afin de pouvoir bénéficier de leur gigantesque potentiel. Le raisonnement qui légitime ces exhortations à hâter le pas s’appuie sur l’idée que la révolution informationnelle « auto-entretient » son propre développement, et agite alors (en poussant ses postulats à l’extrême) le spectre d’une société dans laquelle des laissés pour compte n’auraient plus l’occasion de rattraper le retard accusé.

Si le ton alarmiste de certains propos n’apporte rien dans la construction du débat, nous retenons néanmoins l’idée à laquelle il prend sa source et posons comme point de départ de notre réflexion la remarque suivante : ce serait donc le statut de l’innovation34 que représentent les télé-activités et plus généralement celui des Technologies de l’Information et de la Communication35 auxquelles elles appartiennent qui rendrait leur processus de diffusion particulier36 et qui exigerait que « nous prenions tous le train ensemble ». D’abord, parce que le caractère inéluctable et radical de l’innovation (on parle même de changement de paradigme) justifierait l’urgence d’une adoption massive et l’obligation qu’aucun usager potentiel ne soit écarté par un développement trop rapide. En effet, ce qui est en jeu dans les T.I.C., grâce ou à cause de la communication qu’elles permettent, ce n’est rien moins que l’appartenance à la société : ne pas les adopter reviendrait à prendre le risque de l’exclusion. Ensuite, parce que « l’informationnalisme 37 » génère des formes historiquement nouvelles de changements sociaux, notamment à travers la logique du réseau, qui distinguent cette révolution-diffusion technologique de celles qui l’ont précédée.

Enfin, et surtout, parce qu’au-delà d’une analyse du développement des télé-activités sur ces dix dernières années qui permet de montrer que deux logiques de diffusion se sont globalement succédées38, l’une étatique, l’autre entrepreneuriale (Carré D., Craipeau S., 1997), la question de leur coexistence effective (observable et observée) dans certains zones comme facteur probable de frein ou de trouble à la diffusion constitue un point d’achoppement au traitement rapide et uniforme du problème de la diffusion des technologies d’information et de communication. Cette remarque nous paraît particulièrement importante et nous la formulons d’autant plus précisément que l’étude à laquelle nous faisons allusion semble affirmer que les deux logiques se sont effectivement succédé, l’une se substituant peu à peu à l’autre. Non seulement nous croyons qu’il y a « présomption » de co-existence et non substitution, mais nous notons en outre que des auteurs comme P. Teisserenc39 (Teisserenc P., 1994) concluent que l’action locale naît de la diffusion d’une culture entrepreneuriale à laquelle adhèrent les partenaires publics locaux et que tout l’enjeu de l’action, quelle qu’elle soit du moment qu’elle a à voir avec l’intérêt général, consiste à mobiliser les deux sphères du système social.

Ce sont donc ces motifs et raisons qui nous poussent à croire que le développement des télé-activités dans le monde rural questionne aujourd’hui les modèles théoriques de diffusion de l’innovation, et nous incitent à prendre en compte cette épineuse question, tout particulièrement dans le champ des populations dites rurales, c’est-à-dire celles qu’un développement linéaire et auto-entretenu n’atteint pas forcément, ou seulement, par hasard.

Notes
33.

« The speed in which we succeed in adapting the new technologies of information to our social lives will determine the effectiveness of our society » in European annual Telework report, DG V, DG XIII, european Commission 1998.

34.

Les économistes distinguent les innovations incrémentales, les innovations radicales et les révolutions, le critère de classification étant justement lié à la capacité de l’innovation à faire basculer une population, une société d’un paradigme vers un autre. Ce serait le cas pour les technologies de l’information qui nous font passer à l’ère de la société de l’information.

35.

Dans « La techno-science en question », P. Breton, A-M. Rieu et F. Tinland notent que les T.I.C. sont la face des techniques qui est tournée vers le social ; ces auteurs ajoutent que les T.I.C. ne sont pas un domaine comme les autres car elles représentent l’avant-garde de la poussée des techniques dans le social. Voir Breton P., Rieu A-M., Tinland F., (1990), « La techno-science en question », Champ Vallon, Seyssel.

36.

Nous ajoutons, sans ironie, «particulier», parce que différent des précédentes révolutions, et particulier, comme « exigeant peut-être qu’on l’appréhende avec un outillage théorique lui-aussi revisité »

37.

La paternité du néologisme est à attribuer à M. Castells.

38.

Carré D., Craipeau S., (1997), « Entre délocalisation et mobilité : analyse des stratégies entrepreneuriales de télétravail », revue Technologie Information Société, juin.

39.

Teisserenc P., (1994), «Politique de développement local, la mobilisation des acteurs», Sociétés contemporaines, n°18/19.