4. Saisir le même environnement à l’aide de la théorie

Ces deux chapitres nous auront permis d’apporter les premiers éléments de réponse à une question que nous pourrions poser ainsi : les télé-activités sont-elles des modes d’organisation, de communication et de travail qui se seraient trompés de siècle et/ou d’acteurs ? L’ampleur du phénomène permet de dire a minima que si tel est le cas, nous sommes en tout cas des millions à nous tromper, et relativise l’intérêt de la question. En revanche, il peut être intéressant d’essayer d’y répondre si nous considérons que nous nous sommes nous-même posé la question dans les termes suivants : fallait-il s’interroger sur la nature même de l’innovation, sur les principes qu’elle véhicule et les motivations qui la légitiment pour appréhender sa diffusion, ou, au contraire, devait-on considérer que les réticences, réactions épidermiques observées, les retards déplorés, ne sont jamais que des phénomènes courants lorsqu’il est question de changement et de diffusion de l’innovation ?

Nous avons beaucoup insisté sur le fait que les actions mises en place au niveau européen, national ou régional pour assurer un développement rapide et réussi s’inscrivent encore très nettement dans une démarche linéaire où l’on attend des technologies et des opérations de sensibilisation qu’on leur associe qu’elles aient un «impact» sur un territoire : finalement, il semblerait que l’on croit encore beaucoup à une approche diffusionniste de ce nouveau mode de travail et d’organisation (et de pensée ?) que sont les télé-activités92. Pas un discours, quel que soit le niveau politique envisagé n’omet de consacrer une petite mention aux T.I.C., révélant ainsi une part de fascination chez certains ou d’acceptation docile de leur place inéluctable chez d’autres, avec souvent en point d’orgue et en point commun un respect teinté de distance pour des technologies censées propulser tout individu au rang de sujet libre et plus actif. Il ne s’agit pas ici de détailler tous les présupposés relatifs à une conception renouvelée de la démocratie qui accompagnent ces propos mais nous pouvons d’ores et déjà dire que le discours institutionnel consacre la société dite de l’information.

Certains écarts de langage trahissent d’ailleurs cette tendance si l’on en juge par le nombre d’écrits essentiellement journalistiques mais aussi scientifiques où l’on retrouve des expressions telles que « impact des technologies d’information » ou « effets des technologies d’information ».

Cependant, face à ce diffusionnisme naïf93, nous avons vu que d’autres logiques se développaient. C’est la raison pour laquelle nous nous proposons de les éclairer les unes et les autres par l’analyse de courants théoriques afin d’obtenir un certain recul et d’observer en quoi elles portent en elles les possibilités d’alternatives.

Notes
92.

Les modèles du déterminisme technique et de la co-évolution des techniques et de la société se retrouvent dans de nombreuses théories de l’innovation. Selon ces modèles, les techniques se diffusent à travers la société grâce à leurs propriétés intrinsèques. Si une technique est bonne, efficace, elle doit nécessairement s’imposer auprès d’un nombre croissant d’utilisateurs... d’où l’usage abusif du terme d’impact. L’utilisateur ne peut que rationnellement adopter la technologie ; la diffusion se produit comme s’il s’agissait d’une épidémie, elle se propage par contagion ou mimétisme.

93.

Cette remarque mérite quelques commentaires nuancés. La diffusion des innovations technologiques est très inégale dans la société et de nombreux modèles ont introduit des facteurs sociaux et psychologiques pour expliquer ces inégalités. Si la technique se diffuse, c’est parce qu’elle est bonne ; là où elle ne se diffuse pas, c’est qu’interviennent des inerties sociales ou des blocages psychologiques.

Ce n’est pas le sens que nous donnons à notre réserve car cela reviendrait à dire que le succès s’explique par les qualités de l’objet et l’échec par la société. Nous sommes loin de cette conception de la diffusion des techniques qui postule que l’état de la diffusion d’une technique dans la société s’explique par la conjonction de deux types de causes, celles qui poussent la technique (sa nature et ses qualités) et celles qui la freinent (la société). Notre remarque n’est dictée que par la prudence qui consiste à adopter une position intermédiaire entre ceux qui crient au loup et dénoncent l’innovation et leurs opposants qui l’encensent.