La première est l’avantage relatif que revêt cette dernière, mesuré en termes économiques mais aussi de prestige social et de satisfaction, et qui peut donc varier selon l’utilisateur qui évalue. Ainsi, s’il est permis de caricaturer, nous pourrions, par exemple, évaluer la messagerie électronique par rapport au courrier traditionnel, et dire qu’en matière de gain de temps, de sûreté et de confidentialité, la première l’emporte sur le second. Mais le critère qui motiverait son éventuelle adoption pourrait être également la revendication d’une certaine familiarité avec les technologies de pointe (comme signe de prestige et d’appartenance à une sorte d’élite qui maîtrise la technologie) ou tout simplement la dimension ludique de l’application informatique (cela procurerait une certaine satisfaction à l’usager qui allie, pour faire court, le jeu et le travail). Il s’agit donc bien d’un avantage relatif car « les utilisateurs d’une technique croient d’autant plus aisément que ‘celle-ci est efficace102 qu’ils veillent à ne pas envisager d’autres conditions par ailleurs. Et du reste, une technique est généralement tenue pour efficace parce qu’elle paraît plus efficace qu’une autre’ » (Javeau C., p80-81, 1993)103.
En outre, si l’on considère que E. Rogers parle de la perception qu’a le futur utilisateur de l’innovation (elle doit être perçue comme avantageuse), on notera qu’apparaît ici en filigrane la nécessité d’un travail d’interprétation à l’oeuvre dans le processus de diffusion (Boullier D., 1989)104, dimension qui renvoie pour partie à un courant plus récent sur lequel nous nous arrêterons. Compte tenu du discours institutionnel et social attaché aux télé-activités que nous avons décrit, nous pouvons donc appréhender ce premier point comme une partie de la stratégie mise en oeuvre à l’échelle de la nation pour que l’innovation socio-technique soit effectivement perçue « sous son meilleur jour ».
La seconde réside dans la compatibilité avec les valeurs du groupe d’appartenance ou de référence dans le cas où l’innovateur ou l’offreur de l’innovation est étranger au groupe. Ainsi, lors de l’enquête que nous avons réalisée auprès d’une trentaine de dirigeants de P.M.E. (Millet-Fourrier C., 1996)105, nous avons constaté que les principes qui sous-tendent le télétravail en tant que nouveau mode d’organisation sont totalement rejetés par cette population de chefs d’entreprise qui voit dans cette innovation une menace à ce qui fait la force de la P.M.E. : son système de valeurs.
Plus généralement, ce critère fait donc référence au difficile équilibre à trouver lors de l’introduction d’une innovation pour éviter le rejet complet sans non plus tomber dans l’imposition d’usages. Le système de représentations d’individus appartenant à un groupe l’amène à construire « sa propre réalité » et détermine nécessairement son comportement106. D’un autre côté, cela signifie-t-il qu’en connaissant bien les moeurs et valeurs d’un milieu donné, on est susceptible d’y faire pénétrer l’innovation voulue ? La constitution de l’offre à laquelle nous avons déjà fait allusion semble s’inscrire dans ce sens : elle impose une sorte de positivisme de l’innovation (biais d’ailleurs dénoncé par les détracteurs du diffusionnisme) et cherche à décrypter les caractéristiques d’une population d’utilisateurs potentiels sur laquelle appuyer une logique de développement de marché.
La troisième caractéristique déterminante dans l’adoption de l’innovation est la complexité de cette dernière : ce critère est très difficilement mesurable suivant les éventuels adopteurs et ce d’autant plus que tous n’y voient pas la même utilité. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de J. Perriault, la perception de la complexité d’une innovation dépend probablement beaucoup de nos logiques d’usage (et aussi d’une certaine acculturation technique) que de l’innovation elle-même. Par exemple, si métamorphoser son ordinateur en téléphone ou en répondeur, envoyer un fax en cliquant sur une icône de son écran, le tout par une ligne téléphonique, via un modem, sont des pratiques qui envahissent progressivement les grandes entreprises, certaines organisations restent encore à l’écart de ces pratiques et imaginent que ces dernières requièrent un haut niveau de compétence en informatique. Le degré de sophistication présumé conduit à transformer l’ordinateur en outil diabolique et complexe.
La quatrième se trouve dans les possibilités de la tester : pour illustrer ce point, prenons le cas du Minitel. Alors que les expériences Télétel à Vélizy avaient conduit les sociologues à des observations pessimistes, corroborées par des experts américains qui annonçaient une absence de marché grand public, la DGT a réussi à créer une demande solvable en forte expansion alors même que les premiers usagers ne voyaient guère d’intérêt aux premiers services télématiques offerts. En admettant que la phase de développement ait été réellement conditionnée au degré de satisfaction produit, le sort du Minitel aurait été tout autre : l’innovation aurait disparu avant même d’avoir vécu. Ainsi, les expérimentations, à échelle réduite mais largement médiatisées liées au développement des télé-activités donnent à penser qu’elles s’inscrivent dans une stratégie du « faire croire » et conduisent à identifier des acteurs de la scène publique comme artisans de cette stratégie.
La cinquième, enfin, est la visibilité de l’innovation : ce dernier paramètre est sans doute celui auquel l’innovation doit le plus ; cette visibilité peut se traduire par la présence massive des offreurs de technologie à toutes les manifestations qui permettent de présenter l’innovation mais aussi par la littérature à laquelle elle donne lieu. Finalement, on peut penser que ce critère de visibilité s’apparente aussi à l’ensemble du discours social dont la richesse et l’ampleur seront à la mesure de la nouveauté de l’innovation plus qu’en correspondance avec son degré de connaissance par le public ou d’efficacité réelle. Ainsi, c’est sans doute aujourd’hui le réseau Internet qui nous en livre la démonstration la plus marquante, avec, en point d’orgue aux mouvements de sensibilisation, la Fête de l’Internet organisée à l’échelle nationale, comme pour fédérer la population autour d’un outil promis au plus bel avenir. En termes de visibilité, il est sans doute difficile de faire mieux, ce qui ne signifie pas, et de loin, que tous ceux qui en parle savent réellement de quoi il s’agit. Mais l’innovation est bel et bien visible et cette popularité contribue effectivement dans le cas présent à son développement.
Et encore...s’agit-il d’efficacité ou d’efficience ?
Javeau C., (1993), « De l’impressionnisme dans les sciences du social », Structuration du social et modernité avancée, autour des travaux d’Anthony Giddens.
Boullier D., (1989), op. cit.
Millet-Fourrier C., (1996), «les PME face au télétravail, la question de l’appropriation», Mémoire de DEA, Université Jean Moulin Lyon III.
Nous faisons référence à la définition de S. Moscovici pour qui « les représentations constituent la façon dont les individus théorisent les expériences qu’ils connaissent, en parlent et, en outre, la façon dont les théories ainsi formées les amènent à construire la réalité et, en dernier ressort, à déterminer leur propre comportement ».