1.1.2. Le processus de décision

La définition que donne E.M. Rogers de la diffusion de l’innovation est la suivante : « ‘il s’agit du processus par lequel une innovation est communiquée, à travers certains canaux, dans la durée, parmi les membres d’un système social »’ (Rogers E-M., p65, 1963)107. La critique principalement portée à l’encontre de cette approche que E. Rogers a initiée consiste à dire que les travaux des diffusionnistes ont rapidement porté sur l’identification des canaux et des membres du système, et non sur le processus lui-même. Celui-ci, décomposé en cinq temps, s’appuie cependant sur des notions sous-jacentes d’apprentissage et peut-être de mise en confiance qui apparaissent, même de façon ténue, à travers la typologie suivante.

La connaissance de l’innovation : elle apparaît très logiquement comme le préalable à toute décision d’adoption et elle suppose donc que, par un support ou un autre, une personne-relais, l’ouverture sur l’extérieur, l’information a circulé. Elle renvoie immédiatement au critère précédemment mentionné sur la visibilité de l’innovation mais pose évidemment - et c’est là tout l’enjeu de notre questionnement - le problème de la diffusion de l’information, de sa plus ou moins bonne qualité, et, enfin, des relais qui la supportent.

La persuasion : cette phase ne fait pas l’objet d’analyse plus fouillée qui permette de dire concrètement quel est l’élément déclencheur dans la persuasion, et de quel acteur elle relève. En revanche, elle nous permet d’introduire une notion sur laquelle nous reviendrons, celle de confiance, en tant qu’elle supporte pour beaucoup la construction et la stabilisation d’usages de la technologie (Boullier D., p340, 1997)108.

La décision : c’est à partir de ce stade qu’il devient plus aisé d’observer le processus de diffusion puisqu’il met directement en cause le futur utilisateur. Néanmoins, elle apparaît comme la suite logique et naturelle des deux précédentes étapes alors que rien ne permet de dire que l’adoption d’une innovation est toujours le résultat d’une démarche raisonnée. Ainsi, lorsque les P.M.E. ont commencé à s’informatiser massivement, la prise de décision relevait beaucoup plus de l’imitation mue par le souci de ne pas se démarquer que d’une conviction argumentée quant à la nécessité de le faire.

La mise en oeuvre : elle correspond à la phase d’appropriation de l’innovation, c’est-à-dire au moment où des utilisations vont apparaître, dictées par l’innovation elle-même ou produites en réponse aux besoins (non prévus) de l’utilisateur. C’est à ce moment que peuvent se constituer des usages différenciés selon les groupes sociaux, étant entendu que chaque usage revêt un sens différent. Cette remarque renvoie également à ceux que P. Flichy109 appelle « les usagers-tacticiens » (Flichy P., 1991, et p138, 1995), qui agissent différemment de ce que prévoit le cadre d’usage. Comme le soulignent J. Bianchi et M.F. Kouloumdjian à propos de l’appropriation, « ‘un groupe, un acteur s’approprient un système de communication (plus généralement une innovation) dans la mesure où ils s’en constituent les usagers en en acquérant les clefs d’accès et dans la mesure où ils mettent en oeuvre le système (ou l’innovation) au service de leurs propres objectifs’  » (Bianchi J., Kouloumdjian M-F., 1986) 110.

La confirmation : il s’agit de la période cruciale au cours de laquelle les utilisations vont finir par se stabiliser pour donner lieu à proprement parler à des usages111 (c’est-à-dire que non seulement l’innovation est maîtrisée mais qu’on se l’est appropriée et que l’utilisation qu’on en fait n’évolue plus).

La question de la décision, le comportement d’adoption sont donc le résultat d’une relation dynamique qui lie l’individu au groupe. Le sens que revêt cette relation et les limites qu’elle engendre seront développés ultérieurement ; notons pour le moment le caractère linéaire et mécanique de la description du mouvement dont on veut rendre compte. Enfin, ce n’est pas forcément parce qu’un consensus s’établit (plus ou moins facilement) sur la transmission ou la diffusion d’une innovation que c’est l’innovation en tant que telle qui a permis l’accord : d’autres processus sont nécessairement à l’oeuvre, mais n’apparaissent pas. Ainsi, à la linéarité du processus que nous décrivions, s’ajouterait une sorte de déterminisme grâce auquel les faits avanceraient d’eux-mêmes, ou du moins grâce auquel la coexistence vaudrait causalité.

Notes
107.

Rogers E-M., (1963), « Diffusion of innovation », Free Press, New York.

108.

Boullier D., (1997), « Les usages comme ajustements », Penser les usages, actes du colloque, Bordeaux, mai.

109.

Flichy P., (1991), « La question de la technique dans les recherches sur la communication, nouvelles approches », Réseaux, n°50, novembre-décembre. Flichy P., (1995), op. cit.

110.

Bianchi J., Kouloumdjian M.F., (1986), « Le concept d’appropriation », in L’espace social de la communication, RETZ, CNRS.

111.

La distinction entre les deux n’est pas qu’une affaire de sémantique car elle désigne bien deux stades de l’appropriation totalement différents : c’est au cours de l’utilisation que l’usage va se construire et M.F. Kouloumdjian insiste sur l’intérêt tant méthodologique que pratique de ne pas confondre les deux. Nous avons précisé au tout début de cette recherche la différence que nous faisions entre l’utilisateur et l’usager.