1.2.1. Entre tautologie et syllogisme ?

L’approche diffusionniste a étudié le déroulement du processus de diffusion de l’innovation en considérant qu’elle fonctionnait selon un processus cumulatif qui s’appuyait essentiellement sur la notion de réseau d’influence. Cela revient donc à considérer un système social donné comme un ensemble structuré d’acteurs connectés par des liens ou comme un ensemble de noeuds connectés par des relations. Si la question de la pré-existence de ce réseau ou de sa constitution au fur et à mesure du processus112 est une interrogation à laquelle nous serons obligée de répondre par la suite, nous pouvons d’ores et déjà souligner le rôle central de la catégorie des innovateurs qui impulse le mouvement, en comparaison avec les autres catégories tenues à un rôle plus modeste.

Les innovateurs : il y a beaucoup à dire sur ce groupe et certains travaux de N. Alter apportent un éclairage précieux sur leur action au sein d’un système. Les innovateurs sont ceux qu’il qualifie aussi de pionniers et sont difficilement catégorisables (Alter N., 1993)113. Comme le souligne H. Aitken, « Marconi était-il un scientifique, un innovateur, ou un entrepreneur » (Aitken H., 1993)114 ? Il ne s’agit pas, ici, de répondre : dans la mesure où ces développements échappent à la sphère diffusionniste et, compte tenu du fait que les innovateurs sont ici rangés dans la catégorie des utilisateurs. Notons tout de même que le terme générique d’innovateur désigne beaucoup plus chez les diffusionnistes un champ ou un réseau qu’une personne, et que cette réserve rejoint également les conclusions pratiques auxquelles nous autorisent les compte-rendus historiques de genèse d’une innovation.

Les premiers utilisateurs : cette catégorie est particulièrement ambiguë, ne serait-ce qu’au regard de la définition économique de l’innovation. Cette dernière consiste en effet en la commercialisation (la première) d’une invention ; mais à partir de quand peut-on considérer qu’intervient la première utilisation ? Les premiers utilisateurs sont-ils ceux qui testent ou bien correspondent-ils effectivement aux premiers acheteurs ?

La première majorité : si elle correspond à un stade où la diffusion de l’innovation devient suffisamment importante pour qu’elle mérite d’être quantifiée, il n’en reste pas moins qu’elle ne signifie pas qu’un point de non retour a été atteint. Sans vouloir dénier aux chiffres leur valeur analytique, la notion de majorité a plus à voir ici avec l’idée d’un processus qui commence à devenir vraiment visible qu’avec celle d’une barre fatidique - les 50%-, qui aurait été franchie. D’ailleurs, l’existence de la catégorie suivante nous incite à privilégier ce point de vue.

La seconde majorité : rien ne permet réellement de la distinguer de la première, si ce n’est que chronologiquement, elle suppose que le mouvement de diffusion, quasi généralisé, arrive à son terme. Un exemple actuel, celui de la téléphonie mobile, permet, sans recourir aux chiffres, d’illustrer ces deux catégories. Au regard de la concurrence accrue que se livrent les constructeurs d’appareils, mais surtout les opérateurs, on peut penser que la première majorité d’utilisateurs s’est constituée et que la lutte acharnée signale l’entrée imminente dans la seconde, d’où la nécessité de se positionner sur le marché.

Les retardataires : arrêtons-nous sur les hypothèses et jugements qui sous-tendent cette dernière catégorie. On s’aperçoit bien ici que l’innovation est étudiée a posteriori et qu’elle se caractérise par son aspect inéluctable. C’est d’ailleurs ce qui a été le plus reproché aux diffusionnistes, à savoir une présentation qui fait de l’innovation un objet dont les qualités intrinsèques suiffisent à entraîner l’adoption.

L’intérêt principal de cette typologie est qu’elle permet de suivre l’évolution du taux d’adoption, ou plutôt de le constater rétrospectivement115 puisqu’il n’y a pas d’accompagnement au fur et à mesure de la diffusion. En outre, pour revenir sur la typologie évoquée, le critère utilisé pour catégoriser les adopteurs est celui de la propension à innover ou du temps d’adoption : en résumé, on catégorise donc les innovateurs par rapport à leur propension à innover, vision réductrice et tautologique qui pourrait nous stopper dans notre avancée. Il n’en est rien : la portée explicative de cette typologie tient dans sa capacité à offrir la possibilité de constitution d’une grille morphologique afin de saisir à l’échelle d’un groupe ou d’un système donné l’ordre de succession des différents temps de diffusion. Elle donne surtout une compréhension du rôle joué par le leader d’opinion qui fait la force de cette analyse.

Notes
112.

Ce qui signifierait alors qu’il ne s’agit que d’une figure qui permet d’analyser a posteriori une fois le processus achevé les différentes étapes de la diffusion.

113.

Alter N., (1993), « La lassitude de l’acteur de l’innovation », Sociologie du travail, n°4.

114.

Aitken H., (1993), « Science, technique et économie, pour une problématique de la traduction », Réseaux n°60, juillet-août.

115.

Les spécialistes du marketing y verraient probablement une analogie avec le cycle de vie d’un produit.