1.2.3. La masse critique et le seuil

Nous avons largement insisté sur le fait que ces typologies représentaient ce que l’on appelle des idéaux-type et sur le rôle que ces derniers sont appelés à jouer dans une observation empirique. Néanmoins, le type de raisonnement qui les sous-tend correspond assez exactement à l’approche actuelle qui est faite des télé-activités à l’échelle institutionnelle : une approche en termes de marché. En effet, le dernier rapport européen auquel nous avons fait de nombreuses fois allusion annonce que la seconde moitié des années 90 pourrait bien être un virage dans la phase de diffusion des télé-activités, et ce parce que les chiffres semblent prouver que la masse critique du nombre de télétravailleurs a été atteinte, y compris en termes de facteurs de développement (infrastructures, etc), du côté de l’offre comme du côté de la demande. La notion de masse critique - définie comme le nombre minimum d’adopteurs requis pour maintenir le processus de diffusion - met l’accent sur le fait que certains phénomènes sont parfois inexorables. Elle a fait l’objet de développements théorisés assez récemment (Bardini T., 1996)118. D’après ces derniers, les comportements d’adoption influent bien sûr sur la masse critique mais elle est aussi et surtout déterminée par l’inégalité des adopteurs.

En fait, dans la tradition du « two-step-flow »119, cela revient à dire que plus les individus les plus influents adoptent vite l’innovation, et plus la masse critique apparaît vite. Il existerait ainsi une interaction entre le seuil d’adoption et la masse critique puisque le seuil d’adoption d’un individu est défini comme la proportion d’adopteurs dans son réseau personnel nécessaire pour le convaincre d’adopter à son tour. On rejoint ici les travaux moins récents de E. Katz qui, comparant deux enquêtes où l’information pour entraîner une éventuelle adoption avait été insuffisante, écrit : « ‘si chacun des pionniers qui adoptent une innovation immédiatement sur ses caractéristiques déclarées en parle à ses amis et si ces amis en parlent à d’autres amis, et ainsi de suite, on aboutit à une courbe de diffusion en S »’ (Katz E., cité par Roberts D., Schramm W. p772, 1971)120. On retrouve également avec un vocable très proche les conclusions auxquelles parviennent les experts-européens quant à la nécessité que des pionniers agissent de façon visible pour entraîner un mouvement de diffusion avec eux. L’idée de la courbe en S déjà présente chez les diffusionnistes souligne un processus qui se déroule dans le temps : c’est ce qui nous conduisait à dire que des politiques avaient raison (sur du long terme) de considérer que la diffusion massive des télé-activités n’était qu’une affaire de temps.

Certes, le phénomène d’accumulation numérique que peuvent illustrer des additions de chiffres n’apprend rien sur l’accumulation stratégique qui fait avancer la diffusion mais nous verrons dans l’analyse de nos terrains que cette optique change si l’on intègre au dispositif théorique les notions déjà évoquées mais pas encore développées d’apprentissage et de mise en confiance121. En ce sens, nous voulons aborder une approche complémentaire et non concurrente122 qui prend à sa charge de façon très heuristique le déroulement de la diffusion en termes de processus. Il s’agit de la sociologie de la traduction, laquelle a su dépasser la simple description morphologique en intégrant « le sens de l’innovation, sa signification » et en montrant qu’il n’y avait pas de diffusion de l’innovation sans appropriation.

En résumé, alors que cette approche diffusionniste trace une ligne pointillée le long du chemin que l’innovation doit suivre, la sociologie de la traduction part du principe que « ‘pour avoir une idée de l’extrême complexité du processus d’innovation, il faudrait imaginer une fusée pointée vers une planète à la trajectoire inconnue, et décollant d’une plate-forme mobile aux coordonnées mal calculées’  » (Akrich M., Callon M., Latour B., 1987)123.

Notes
118.

Bardini T., (1996), « Changements et réseaux socio-techniques : de l’inscription à l’affordance », Réseaux n°76.

119.

Cette notion met en avant le rôle du groupe primaire et des leaders d’opinion  dans le processus de diffusion de toute innovation et s’appuie sur l’idée de “ palliers ”. La théorie du “ two step flow ” est apparue pour la première fois aux Etats-Unis en 1944 dans une étude publiée par S. Lazarsfeld sur l’influence des médias. C’est en 1955 qu’elle est précisée dans une seconde étude que P.F. Lazarsfeld et E. Katz co-signent.

120.

Katz E., (1961), « The social itinerary of technical change, two studies of the diffusion of innovation », repris par Roberts D. et Schramm W., (1971), « Les processus et les effets de la communication de masse », traduction française.

121.

C’est en tout cas le sens que nous souhaitons donner (quitte à dépasser les intentions des auteurs) à la remarque suivante : « policy makers, public services and citizens cannot make sound decisions about the Information Society on the basis of second hand opinions, they must become connected themselves ».

122.

Les querelles entre les tenants du diffusionnisme et ceux de la sociologie de la traduction paraissent sans objet rapportées à l’aune de la diffusion des télé-activités : les premiers proposent un cadre descriptif qui facilite l’observation, les seconds une méthode heuristique beaucoup plus analytique qui décortiquent les processus à l’oeuvre dans la diffusion. Les premiers se polarisent sur les groupes intermédiaires, les seconds sur les raisons du passage des uns aux autres.

123.

Akrich M., Callon M., et Latour B., (1987), « A quoi tient le succès des innovations ? », Gérer et Comprendre, 11 et 12.