2.1.1. La nécessité de la problématisation

Cette première étape correspond à la période au cours de laquelle plusieurs acteurs tentent d’imposer leur définition de la réalité et établissent des liens entre, d’une part les contenus et compétences à rassembler, de l’autre, les individus et groupes à mobiliser. Il s’agit de forger les faits de façon à ce qu’ils correspondent aux intérêts explicites de ceux auprès de qui on souhaiterait s’imposer. Le « ceux » en question désigne les individus ou groupes que le constructeur de faits doit nécessairement recruter pour assurer le développement de sa construction ; il s’agit des acteurs qui vont adhérer et à qui l’instigateur du processus affirme : ‘« je veux ce que vous voulez’  »  (Latour B., p261, 1989)134 La relation de traduction consiste à coordonner des acteurs opérant dans des registres distincts et indique les relations et déplacements à faire faire aux problèmes et aux acteurs qui y sont associés. Plus simplement, elle consiste donc à bâtir un cadre dans lequel l’action, puis l’innovation, deviennent pertinentes.

Cette problématisation, qui n’est au départ que la construction d’une réalité hypothétique, a sa propre existence, « ‘celle du papier et du discours attachés à un acteur ’» (Vinck D., p202, 1995)135 et crée un mouvement par lequel un acteur cherche à se rendre indispensable à d’autres. Le mécanisme fondamental de la traduction est donc de proposer une relation entre des activités, des intérêts, des problèmes et des préoccupations différentes : la problématisation définit des points de passage obligés pour les autres, elle implique des déplacements, des détours et des alliances à sceller136.

Ainsi, appliquée au développement technologique, cette théorie permet par exemple de montrer comment un acteur réussit à redéfinir des univers socio-techniques et M. Callon, à travers le cas de l’entreprise EDF, montre comment cette société problématise et met en boîte l’évolution de la société industrielle à son profit (Callon M., 1991)137. Dans notre cas, cette phase de problématisation correspond assez fidèlement aux années qui ont suivi les premières expérimentations138 soutenues notamment par la DATAR : au-delà de la simple idée d’une machination, nous retenons surtout l’idée qu’une discussion bien organisée autour de l’innovation peut finir par la rendre effectivement indispensable et conditionner alors les processus d’adoption dont elle est appelée à faire l’objet (Akrich M., 1993)139.

Le deuxième élément explicatif que nous retenons est lié à la figure originale de l’acteur collectif que dessinent ces opérations de traduction. Le détail des stratégies élaborées et l’outillage conceptuel sophistiqué140 débouchent sur une interprétation de l’acteur stratégique qui nous semble assez adaptée à l’appréhension d’un objet mouvant dans un environnement instable : il s’agit de l’acteur-réseau.

Notes
134.

Ibidem.

135.

Vinck D., (1995), « Sociologie des sciences », Armand Colin, Paris.

136.

Dans cette optique, B. Latour explique qu’il est beaucoup plus facile pour le traducteur de se laisser recruter par les autres, puisqu’en leur donnant l’assurance qu’il fait avancer leurs intérêts explicites, il fait avancer les siens grâce à cette aide indispensable.

137.

Callon M., (1991), « Réseaux technico-économiques et irréversibilité », in Boyer R., Figures de l’irréversibilité en économie, l’EHESS, Paris.

138.

Voir le chapitre 1.

139.

Akrich M, (1993), « Les objets techniques et leurs utilisateurs », Les objets dans l’action, Raisons pratiques, EEHESS, Paris

140.

Dans le cas de la diffusion d’une innovation, le risque encouru en adoptant cette démarche est de voir l’innovation appropriée par d’autres et de ce fait transformée. N’être simplement que l’initiateur d’une trajectoire est source de fragilité. Dès lors, il devient plus sage de barrer la route à cette dérive possible et d’envisager alors un déplacement radical des intérêts ; en d’autres termes, transformer le « je veux ce que vous voulez » en « finalement, ce que je veux, pourquoi ne le voulez-vous pas ? ». Ce processus qui consiste à réaliser un réseau d’alliances et à le stabiliser permet non seulement d’imposer sa problématisation mais aussi d’interrompre des associations concurrentes. En fin de parcours, l’enrôlement désigne le mécanisme par lequel est défini et attribué un rôle à un acteur qui l’accepte. Ceci revient à dire qu’une communauté d’intérêts doit se créer, étant entendu que ces manoeuvres stratégiques doivent être ignorées de ceux qui ont adhéré et qui ne sont rien moins que manipulés. En effet, le problème qui se pose alors réside dans la difficulté à créer cette communauté d’intérêts et surtout à la maintenir. D’une part, parce qu’elle résulte d’une négociation difficile, de l’autre, parce qu’elle peut se rompre à tout moment. Tout l’enjeu consiste à maintenir l’illusion du raccourci même dans le cas de figure où celui-ci dure. C’est à ce stade que réintervient le concept de traduction. En effet, si, dans son acception linguistique, il correspond à l’établissement d’une correspondance entre deux versions d’un même texte de langue différente, au sens géométrique, il fait référence à l’idée de translation. Ainsi, parler de traduction signifie à la fois que l’on propose de nouvelles interprétations et que l’on déplace des ensembles, pour finalement faire en sorte que l’innovation à laquelle de nouveaux acteurs vont adhérer devienne indispensable.