C’est en effet au cours de cette étape que le groupe s’est essayé à la définition une problématique des T.I.C. en milieu rural, l’objectif ultime étant le suivant : être capable d’apporter les premiers éléments de réponse à la question du sens des télé-activités dans un département comme l’Ardèche. A un premier niveau, tout l’intérêt de cette étape consistait à légitimer l’objet de réflexion qui avait entraîné la création du groupe, d’une part, et, de l’autre à identifier les premiers points de passage obligés pour que la tentative d’incitation à la mise en place des télé-activités repose avant tout sur la conviction de ses membres. L’accroche de départ, sans que cela soit péjoratif, reposait donc sur la mise en évidence du potentiel de certaines applications, de sorte que les technologies apparaissent dès le départ comme une réponse possible à de nombreuses questions, comme une solution accessible pour résoudre des préoccupations professionnelles ou privées quotidiennes.
Si cette phase correspond assez bien au mécanisme de traduction cher aux sociologues des sciences, défini ainsi par D. Vinck : « ‘la traduction consiste à proposer une relation entre des activités, des intérêts, des problèmes et des préoccupations différentes. La problématisation définit des points de passage obligés pour les autres, elle implique des détours et déplacements, des alliances à sceller’ » (Vinck D., p204-205, 1995)208, à un second niveau, elle a surtout été l’occasion d’emporter l’adhésion des différents membres du groupe. Après la phase de connaissance, il s’agissait de passer au stade de la persuasion, prélude à l’acte de décision. On retrouve ainsi typiquement comme critère décisif dans la possible adoption de l’innovation celui de la compatibilité avec les valeurs du groupe.
De la décision à la mise en oeuvre : les possibilités de tester
Deux réunions de travail ont été organisées dans une salle entièrement dédiée aux télé-activités et agencée pour expérimenter le travail de groupe. Chaque participant s’est vu attribuer un poste avec l’obligation de s’exécuter de bonne grâce lorsque des exercices individuels lui étaient demandés, ceci sous la conduite d’un animateur (membre du groupe) chargé de faire progresser pas à pas les néophytes dans leur découverte. Il a paru judicieux de mettre l’ensemble des participants sur un pied d’égalité, le nivellement s’étant fait, une fois n’est pas coutume, par le bas, c’est-à-dire en s’appuyant sur l’exemple d’un membre qui n’avait jamais utilisé des technologies d’information et de communication dites sophistiquées. Tout l’intérêt de la démarche et tout l’enjeu de cette première mise en situation tenait dans la progression collective et dans la nécessité que chaque membre ait le sentiment de partager une découverte à chaque avancée.
‘« ça n’aurait servi à rien que certains découvrent pendant que les autres n’avaient qu’à ricaner, nous, on était pas là pour dire aux autres, tu comprends rien mais ça peut s’arranger, on était là pour prendre l’habitude de les utiliser ensemble » (un enseignant). ’Sans dresser un bilan en bonne et due forme, la conclusion de la séance a tout de même été consacrée à une premier échange sur « les sensations éprouvées », la principale, commune à l’ensemble des néophytes, étant la satisfaction d’avoir enfin touché du bout du doigt des applications qui font tant parler.
Cette première mise en oeuvre a été prolongée par une séance au cours de laquelle le groupe s’est essayé au travail collaboratif assisté par ordinateur. Tous les membres étaient présents physiquement dans la salle équipée mais ont pu se frotter aux difficultés du travail à distance en ayant à simuler l’organisation d’une réunion, puis celle d’un débat, avec l’obligation de tenir à jour un forum de discussion et un planning partagé. Par rapport à la première phase de découverte, cette séance était également la première à mettre les participants en situation de travail plausible, dans un environnement professionnel inhabituel puisque basé sur des relations médiatisées.
C’est probablement au cours de cette expérience que les premières convictions relatives au potentiel insoupçonné des télé-activités ont émergé. Si les rires ont fusé face à la faillite d’un forum de discussion totalement désorganisé, si des questions ont germé devant la difficulté de gérer un planning à distance, c’est tout de même une approbation collective qui a clos cette demi-journée. Approfondie quelques semaines plus tard par l’organisation d’une première réunion de travail par visio-conférence (organisée pour donner les moyens à un participant éloigné de prendre part aux échanges), cette session d’expérimentation collective a été le prélude à de nombreuses sollicitations de la part des moins familiers. : C’est ainsi que trois membres du groupe (un architecte, un hôtelier et une chargée de mission de la Chambre d’agriculture) se sont vu offrir la possibilité de suivre une session de formation à l’outil informatique pris dans son acception la plus large, l’objectif fixé étant le suivant : se donner les moyens d’être autonome sur un ordinateur et pouvoir l’utiliser à domicile et/ou dans le cadre de leur activité professionnelle.
Peut-être cette mise à niveau n’aurait-elle pas été possible si l’un des protagonistes du groupe n’avait pas été chef d’entreprise dans le domaine concerné ; il reste que cette sollicitation de la part de trois membres a reflété le souci de la part de ces derniers de monter en compétence, signe qu’aucune étape dans la familiarisation avec les T.I.C. n’avait été brûlée. En d’autres termes, après un premier temps consacré à une immersion dans le champ de réflexion lié aux préoccupations du groupe et à une phase d’apprentissage permettant d’amener l’ensemble des utilisateurs à un niveau satisfaisant d’utilisation des T.I.C., le groupe était, semble-t-il, en mesure de passer à la phase de confirmation et d’adoption.
La phase de confirmation
Deux indicateurs nous permettent de penser que cette phase correspond bien à la progression du groupe : il ne s’agit en aucun cas de forcer la réalité à se doter de traits qu’elle n’aurait pas, simplement pour mieux coller à notre typologie de départ. Le premier de ces indicateurs tient dans l’obligation qu’a eu le groupe (ou plutôt certains leaders) d’apporter des réponses à des demandes individuelles. En effet, nous pensons qu’il est essentiel de souligner que la plupart des acteurs ont été en mesure de construire leur propre demande une fois que leur montée en compétence leur a permis de croiser le potentiel des T.I.C. avec leurs préoccupations professionnelles ou privées.
‘« à propos de la circulation de l’information au SIVA, B. a eu un déclic et a compris comment les T.I.C. pouvaient l’aider, c’est-à-dire à partir d’une application exemplaire...on n’a jamais essayé d’imposer quoi que ce soit à B., on n’en avait pas besoin car on savait que ça marchait...mais de lui-même, avec un effet d’apprentissage dû à des applications exemplaires qui peuvent être reproduites, il a formulé sa propre demande...».’Le deuxième élément réside dans la proposition par certains membres de mini-projets, point d’aboutissement de la prise de conscience précédemment évoquée, qui conduit des acteurs à construire leur propre demande. Cette mise en confiance par la proposition de mini-projets validés par le groupe ou tout au moins discutés en interne est en effet révélatrice des deux attitudes positives que sont, d’une part, la proposition en elle-même synonyme de créativité et de volonté d’avancer, et, de l’autre, la capacité de faire état de ses réflexions et idées devant le groupe, signe que l’objet du discours est maîtrisé. Bien qu’il s’agisse des deux évolutions les plus spectaculaires et que, de ce fait, leur caractère exceptionnel ne vaille pas exemplarité, il faut tout de même mettre en avant le cas d’un architecte et d’un hôtelier devenus porteurs de projet (dont l’un est en train d’aboutir) alors qu’ils se définissaient volontiers (c’était encore le cas au cours des premiers entretiens menés en juin 1998) comme les naïfs ou les candides du groupe. Dans ce cas de figure, la confiance sociale apparaît bien comme le lien qui permet à chacun de s’engager dans l’action209.Ceci ne nous empêche pas de conserver à l’esprit que le temps avance pendant toute action entreprise et qu’il y a nécessairement un effet de contexte qui joue.
En d’autres termes, il s’agit d’essayer de faire la part des choses entre les signes d’une diffusion dont la paternité revient au groupe et ceux qui ne peuvent être imputés qu’à un contexte plus favorable. N’oublions pas en effet que la plupart des statistiques nationales et européennes présentent l’année 1997 et l’année 1998 comme celles du décollage des télé-activités en France.
Au-delà de ces réserves, on note que la phase d’appropriation a donc progressé selon un double mouvement d’assimilation et d’accommodation, tels que les définit J. Piaget. En effet, si les membres du groupe sont parvenus à donner un sens aux télé-activités, c’est à la fois parce qu’ils ont su relier les applications présentées à leur expérience antérieure, à leurs modes de raisonnement et parce que l’usage, devenu familier, leur a permis de déboucher sur une certaine dose d’inventivité personnelle, mais c’est aussi parce que les utilisateurs potentiels qu’ils étaient ont accepté une logique qui leur est extérieure. L’auteur désigne cette période comme une étape incontournable : ceci nous conduit à présenter chacun des membres comme des théoriciens du social puisque leur choix de procéder ainsi ne semble avoir été dicté que par l’expérience, l’observation et le bon sens.
Nous voulons également souligner dans l’expérience menée au sein de ce groupe les effets de l’appropriation collective et de ce que V. Scardigli définit comme une sorte de micro-sociologie qui renaît autour du groupe et terminer cette section sur une citation dans laquelle la plupart des membres se seraient reconnus : ‘« l’importance de la technologie nouvelle, comme instrument utilisé pour le changement social, varie dans le même temps. Avant l’introduction de l’innovation, ou au tout début, celle-ci sert surtout d’analyseur social. Par les menaces ou les espoirs qu’elle suscite, elle amène chacun des acteurs sociaux à se découvrir, à afficher ses préoccupations et sa stratégie : elle révèle les problèmes et le projet d’un individu, d’une ville, d’une entreprise, leurs résistances et leurs aspirations au changement. Puis l’impact social réel de l’innovation va croître au fur et à mesure que les acteurs s’emparent de la technique nouvelle, et parviennent à lui donner le sens de leur lutte »’ (Scardigli V., p262, 1992)210.
Vinck D., (1995), « Sociologie des sciences », Armand Colin, Paris.
C’est la conclusion à laquelle aboutit G. Simmel. Cité par A Tiran, (1997) in « Confiance sociale et confiance primordiale en partant de Georg Simmel », La construction sociale de la confiance, Montchrestien, Paris.
Scardigli V., (1992), « Les sens de la technique », puf, Paris.