6.2.1. Du besoin aux explorations préliminaires

Le thème du besoin est apparu de façon récurrente dans le discours de nos interlocuteurs, comme si les questions que nous posions ravivaient le ressentiment nourri par l’absence de corrélation357 entre la demande imaginaire à laquelle a répondu le projet et les besoins exprimés par la négative.

‘« Je ne me sers pas d’Internet, je n’en ai pas besoin », « je ne suis pas équipé chez moi, je n’en ressens pas le besoin », « c’est bien de dire que les gens devraient s’y mettre, mais je sais pas si ça peut se faire comme ça, par ce biais-là, le besoin ne se crée pas d’un coup », « les commerçants et les artisans ne critiquent pas brutalement mais me disent, pourquoi vous mettez de l’argent là-dedans, c’est pas de ça qu’on a besoin ». ’

L’exemple typique de cette incompréhension face aux orientations du projet tient dans le constat qu’a effectué un des maires : ‘« c’est bien de mettre à disposition une adresse électronique mais pour avoir l’occasion et l’envie d’utiliser l’e-mail, il faudrait déjà que les gens sachent avec qui correspondre et qu’ils aient surtout du courrier à faire. Or, demandez-le à un facteur, le pourcentage de lettres personnelles sur le courrier distribué, c’est mineur, peut-être moins de 10%. Les gens n’écrivent plus, ils se téléphonent, alors s’ils ne voient pas leur besoin là-dedans, ils prennent ça pour une technologie-gadget ’». Ajoutons qu’historiquement, le principal frein au développement des télécommunications en milieu rural a longtemps été lié à la particularité d’échanges effectués sur des distances très courtes. En outre, l’intérêt n’est pas de savoir si l’interprétation de notre interlocuteur est justifiée ou pas et si l’initiative de la Poste part d’une mauvaise appréciation de l’usager moyen mais de souligner le décalage entre l’intuition de départ358 et la perception du projet par la population.

Enfin, c’est sans doute en partant d’une connaissance surestimée du contexte de l’innovation que les premières propositions d’explorations préliminaires359 émises au moment de la conception du projet n’ont pas été approfondies. L’idée avait en effet été lancée de réunir quelques administrés autour de tables rondes thématiques pour ancrer le projet dans leurs préoccupations quotidiennes et effectuer une enquête proche du référendum ou de la question de confiance afin de s’enquérir du potentiel de sympathie susceptible de porter le projet. Le principe sous-jacent à tout cela tenait dans la considération suivante : s’assurer d’une part que les orientations dessinées par les instigateurs de Vercors Connect allaient dans le sens des attentes d’acteurs locaux actifs dans d’autres domaines et soucieux de prendre le train des technologies, de l’autre, identifier éventuellement d’autres initiatives visant à promouvoir les technologies et le cas échéant tenter de les fédérer sous le chapeau commun de Vercors Connect360.

Compte tenu de ce que nous avons dit de l’imaginaire du projet et des différentes représentations de la technologie dont il était porteur, nous pouvons peut-être attribuer ces écarts d’appréciation à une intention proche de celle que souligne A Mons lorsqu’il note que « ‘l’accélération des images médiatiques finit par constituer, en quelque sorte, une seconde ville qui se superpose ostensiblement à la cité réelle, vécue, matérielle, spatiale. Une ville imaginaire (celle que le pouvoir local propose aux entrepreneurs, aux électeurs, aux habitants) qui adhère à une ville vécue’ » (Mons A., p36, 1992)361. Il n’est pas question ici d’image urbaine mais la remarque reste valable : Vercors Connect a mis en avant un plateau imaginaire susceptible de se superposer au Vercors vécu. Chaque projet est donc apparu comme une réponse à des interrogations qui n’avaient jamais été formulées et qu’on pourrait résumer ainsi :  pour nous362, à quoi ça sert ? 

Notes
357.

Perçue comme telle.

358.

Donner aux habitants les moyens de s’approprier la technologie et faire en sorte qu’un geste aussi quotidien que le courrier devienne celui du courrier électronique.

359.

Il faut souligner que la seule enquête effectuée (concernant le potentiel de travailleurs pendulaires) n’a pas été exploitée faute d’un retour insuffisant. Deux maires ont lancé en interne leur propre étude sur le sujet mais le premier a reconnu « qu’il ne s’était pas penché encore sur ses conclusions ».

360.

C’est cette difficulté à revenir vers une intuition oubliée qui a conduit l’acteur en question à condamner les promoteurs du projet : « j’ai fait des propositions dans ce sens mais elles n’ont pas été entendues. Le District a mis des bâtons dans les roues à tous ceux qui montaient des projets extérieurs, le Parc s’y est mis aussi et de nombreux projets ont été démontés ». Ce contexte concurrentiel ne saurait surprendre personne, la première difficulté d’un porteur de projet étant de ne pas se faire prendre de vitesse par d’autres acteurs locaux ou pire, de ne pas être dépossédé de son idée.

361.

Mons A., (1992), op. cit.

362.

Nous, c’est les entreprises, nous, c’est les usagers, nous, c’est les enseignants, etc...