1.1. Les télé-activités, une nécessaire innovation réflexive

Une réflexion sur l’introduction des télé-activités dans les milieux ruraux n’échappe pas à la question de leur sens avant même de songer à parler de leur mode d’utilisation. Ce sens doit être pris dans l’acception la plus large qui soit et doit être croisé avec notre propre interprétation des faits : l’utilité (dimension opérationnelle et pratique des télé-activités), la signification (dimension symbolique des télé-activités) et l’orientation (dimension historique des télé-activités, ce vers quoi elles font tendre ou ce à quoi elles correspondent).

Le premier niveau, même s’il est parfois occulté, ne pose pas de problèmes particuliers dans les milieux ruraux, en ce sens que ces derniers doivent, comme les autres, trouver dans le champ des possibles ouvert par les télé-activités ceux qui répondront à des préoccupations professionnelles et privées quotidiennes.

En revanche, le deuxième et le troisième ne sont pas qu’une affaire de discours et de mythes ou prophéties qui nourriraient l’imaginaire et fonderaient les représentations de la technologie de ces milieux. Même parmi les plus réfractaires à la technologie ou ceux dont le degré de connaissance est proche de zéro, les acteurs rencontrés « sentent » que ce qui se joue relève beaucoup plus de l’orientation stratégique et décisive, quasi historique, que du simple changement technique et que ces télé-activités symbolisent aujourd’hui l’appartenance ou non à la modernité. Cette sensation va bien au-delà de la position de principe qui consisterait à affirmer ce que tout le monde dit et répète, chacun à son tour. Elle est sensation au sens propre du terme, elle fait sensation, comme si l’évidence de son caractère révolutionnaire forçait l’esprit à admettre qu’elle doit être adoptée, a minima considérée. Nous n’irons pas plus loin en ce qui concerne les développements qu’une recherche menée par un psychologue averti saurait alimenter.

En revanche, les trois remarques qui précèdent et particulièrement la dernière, nous conduisent à proposer l’expression d’innovation réflexive pour parler des télé-activités, reprenant ainsi l’esprit de la technoscience en question et poussant le raisonnement un peu plus avant. Non seulement les T.I.C. sont la face des technologies tournée vers le social, l’instance des techniques chargée de prendre en compte une pensée du social, l’avant-garde de la poussée des techniques dans le social, mais les télé-activités sont aussi et en particulier le révélateur ou la glace sans tain du social parce qu’elles renvoient toutes les questions auxquelles les milieux ruraux doivent nécessairement apporter une réponse pour évoluer et sortir des impasses que des prévisions alarmantes leur laissaient entrevoir il y a seulement dix ans.

C’est donc parce que leur sens, comme leurs conditions de mise en oeuvre, font surgir des questions mêlant citoyenneté, intérêt collectif, éthique, place de l’Etat, appartenance à la société (versus exclusion de la société) c’est-à-dire des questions fondamentales, 371 qu’émergent, ça et là, des formes de médiations nouvelles capables de mobiliser et de négocier un consensus sur la question du devenir d’un territoire associé à ces technologies. En effet, ces questions ont ce point commun qu’elles donnent vie à une figure particulière qui tend à s’approcher de celui que P. Ricoeur appelle l’homme parlant, agissant, racontant, responsable (Ricoeur P., 1990)372, le tiers. Les deux expériences que nous avons suivies, bien que constituant des cas particuliers et étant à certains égards comme l’antithèse l’une de l’autre, nous autorisent donc à valider la première hypothèse qui a légitimé et guidé cette recherche, hypothèse suivant laquelle n’apparaissaient pas de nouvelles races de médiateurs mais plutôt de nouvelles formes de médiation liées à la nécessité de problématiser le sens puis l’usage de l’innovation en fonction des particularités du monde rural.

Gardons-nous cependant d’aller plus loin que ce que nous enseignent nos observations : l’originalité et/ou la nouveauté des processus étudiés n’ont été en rien les garants du succès et il s’agit de revenir sur ce point en analysant nos deux exemples. Dans le premier cas, celui de l’Ardèche, la question du sens a été le préalable de toute autre action et les premières initiatives n’ont été lancées que lorsque les membres du groupe ont eu le sentiment d’avoir répondu correctement à leurs interrogations : pour reprendre un terme qui nous est familier, leur problématique a été posée, énoncée, explicitée, verbalisée, partagée. La prise de conscience de la nécessité de bâtir un processus de médiation entre le trio « institution-technologie-population », puis celle d’être capable d’assumer ce rôle et d’endosser l’habit du médiateur sont bien intervenues après. A l’inverse, Vercors Connect s’est bâti sur cette ambitieuse intuition qu’un projet de société devait lier à jamais le devenir du territoire à celui des télé-activités ; sa vocation expérimentale conjuguée à la volonté d’avancer rapidement, d’être pionnier, a peut-être écarté une question (essentielle à nos yeux), celle de la forme de ce lien. Pour être plus près de notre registre habituel, la nécessaire et douloureuse problématisation de l’objet a été quelque peu éludée. En faisant l’économie de cette étape, les porteurs du projet se sont privés de l’orientation qu’il fallait donner à cette mise en relation initiée par le projet de société.

Ce qui est en jeu dans notre recherche, ce que nous avons essayé de saisir et de préciser, c’est donc bien un exemple de ces relais qui font médiation, qui sondent la demande (Beaud P., 1984)373, et nous rajouterons dans quelques pages, qui l’aident, peut-être, à se construire.

Notes
371.

Au sens le plus fort et premier du terme, c’est-à-dire « qui sert de fondement, qui a l’importance d’une base, un caractère essentiel et déterminant », Le petit Robert, version de 1982.

372.

Ricoeur P., (1990), « Soi-même comme un autre », Seuil, Paris.

373.

Beaud P., (1984), « La société de connivence, média, médiations et classes sociales », Aubier, Babel, Paris.