Lorsque nous nous sommes attelée à la construction de notre dispositif théorique, nous avons choisi de présenter deux approches de la médiation, l’une tournée vers l’interpénétration des champs d’une société, l’autre insistant sur l’accès à la compréhension par un tiers symbolique. Il ne s’agissait pas de faire l’économie d’une sélection douloureuse mais simplement de suivre une piste qu’une première immersion dans le terrain nous avait permis d’identifier : notre objet relevait probablement un peu de chacune. Nos observations nous poussent à dire que la construction du processus de diffusion emprunte aux deux sources mais nous remarquons que la distinction théorique de départ tombe à la lumière de la pratique.
En effet, si l’objectif et la raison d’être de la médiation sociale sont la mise en relation, le besoin de médier 374 ou pour le dire encore différemment et par son contraire le besoin de compléter, de parfaire une situation qui ne peut être im-médiate, si nous associons la médiation à l’idée de complétude, de finitude en ce sens qu’elle est ce qui permet de relier la partie à son tout, nous constatons que les différentes formes évoquées dans notre partie théorique ne sont jamais que la traduction du même phénomène à deux niveaux différents, un niveau collectif (au sens du groupe) ou mésosociologique et un niveau sociétal ou macrosociologique, la diffusion des télé-activités à l’échelle d’un territoire ou d’une collectivité apparaissant alors comme l’aboutissement des deux processus375.Nous reprenons ici tous les cas identifiés sur les deux observations et qui permettent soit de parler d’un processus de médiation compte tenu du dispositif conceptuel dont nous nous sommes armée pour appréhender notre objet, soit de montrer que l’absence de médiation a entraîné la faillite ou le retard du processus de diffusion.
Le trio Grimpi-novices-télé-activités : en faisant le choix de mettre autour de la table des néophytes en matière de technologies d’information et de communication, les instigateurs du groupe se sont posés dès le départ dans le rôle du tiers-pédagogue qui initie et qui, c’était le cas, favorise un réaménagement des représentations en apportant de l’information. Sans trop forcer la comparaison, on retrouve donc les principaux éléments qui font de la médiation sociale (à un niveau psychosociologique) le processus par lequel peut être résolu un différend. C’est l’ouverture de la relation fermée « individu-télé-activités » et la triangulation rendue possible par les discussions internes du groupe qui a conduit peu à peu les plus hostiles sur le chemin de l’apprentissage puis de l’appropriation.
L’hétérogénéité du groupe : nous reviendrons sur la multiplication des relations qu’a entraîné la constitution du groupe mais pour le moment, nous nous limitons à ses frontières. Si l’on se rappelle qu’étaient réunis des représentants de tous les secteurs socio-professionnels qui forment l’environnement socio-économique de l’Ardèche, on notera que la principale originalité du groupe a consisté à mettre en rapport des individus, et par voie de conséquence, des univers, qui restaient jusque-là totalement cloisonnés. L’intérêt de cette démarche est d’avoir su établir des passerelles entre ces différents milieux, l’interpénétration des différentes cultures qu’ils représentent et la discussion autour d’un objet commun, émaillée par des approches et des modes de pensée différents, ayant enrichi la réflexion sur le devenir du territoire376. Une fois encore, il nous semble que nous pouvons revendiquer la filiation avec l’approche de B. Floris pour qui la médiation sociale prend sa source dans cette chaîne de rapports humains.
La réflexion prospective, l’approche visionnaire : nous avons dit que Grimpi avait pris conscience assez tôt de son potentiel d’action et surtout de la mission qu’il jugeait nécessaire d’assumer pour que vive le territoire. C’est ainsi que le groupe a pensé son approche en se fixant comme objectif de faire le lien entre le territoire (et la population) et son devenir, futur qu’un milieu rural ne pouvait conceptualiser et visualiser seul. Si la réussite n’a pas été à la hauteur des espérances, il reste que ce groupe a contribué, à sa manière, à un processus de médiation sociale quasi symbolique qui permet (ou permettra) peut-être à des individus d’accéder à la compréhension de ce qu’implique la société de l’information pour l’Ardèche méridionale. Nous retrouvons bien cette relation avec un tiers symbolique que définit L. Quéré. Ici, le tiers n’est plus Grimpi (qui s’efface) mais les représentations que ce dernier fait germer, l’image du devenir qu’il projette, la possibilité qu’il donne à des individus de pouvoir se référer à une totalité qu’une démarche individuelle ne permettait pas de concevoir.
Un groupe citoyen : Grimpi a ambitionné d’être ce qui permet à la société de continuer à exister en tant que collectivité ; plus que le tiers, il s’est voulu le lien capable de se démultiplier, rassembler les parties, souscrivant ainsi à l’approche évoquée précédemment de P. Ricoeur. En fondant son action sur la citoyenneté, Grimpi a pris en charge cette fonction de médiation sociale qui se traduit par la construction d’un espace d’échange propice pour que se rencontrent la société civile et l’Etat377 et a tenté de se poser en instance de médiation pour le territoire.
Vercors Connect, un projet de société : en prétendant construire un projet qui permette au Plateau d’entrer dans la société du troisième millénaire et ce en faisant le lien entre la population d’une part et les technologies d’information de l’autre, les porteurs du projet ont inscrit leur action dans le champ théorique que nous avons utilisé pour éclairer le processus de diffusion des télé-activités. En effet, si le terme de médiation n’a jamais été employé, c’est bien à ce processus que toute l’ambition de la démarche se réfère puisque Vercors Connect devait à la fois réunir la population autour d’un projet commun et jouer le rôle de l’initiateur et du passeur vers la société de l’information. Ce sont donc nos deux approches que nous retrouvons en une expérimentation, ce qui n’a rien de surprenant si l’on considère que la théorie permet de découper et d’analyser ce que l’activité humaine vit confusément.
Des animateurs et des relais : qu’il s’agisse du cyberpostier qui doit permettre aux usagers de la Poster d’apprivoiser un outil ou de l’animateur du Télespace chargé d’accueillir la population pour l’accompagner dans sa découverte, on retrouve dans les deux cas de figure le tiers qui favorise un apprentissage. L’importance de cette fonction a donc bien été ressentie, entrevue par les initiateurs du projet. Si sa mise en oeuvre n’a pas produit les résultats escomptés, elle témoigne tout de même d’une prise de conscience quant à la nécessité d’établir des relais entre les futurs utilisateurs et la technologie proposée.
L’absence de démultiplication de l’activité : à l’inverse des précédents exemples, nous avons essayé de montrer en quoi le fait que les maires n’aient pas joué leur rôle de tiers ou de médian entre la commune impliquée dans le projet et leurs administrés a freiné, voire annihilé, certaines des actions mises en place. Ces élus auraient pu assurer un rôle de médiateur entre la population et les tenants du projet (donc avec le projet lui-même), faille identifiée dans notre avant-dernière section et qui a entraîné la déréalisation rapide du projet.
Nous nous sommes permis de parler de médiation univoque en ce sens que la distinction opérée par la théorie tombe à la lecture de ces exemples. Quelle que soit la forme retenue, la figure du tiers apparaît toujours et l’objet de son action reste le même. Seule son apparence ou son support varient mais nous voulons noter après ce que dit L. Quéré quant au tiers symbolique que, quelque part, c’est toujours l’individu qui agit et qu’il n’y a de tiers symbolique que dans la représentation que l’on se fait du processus de médiation. En définitive, la fonction qu’assume le médiateur est, au sens propre, ce qu’on appelle une fonction d’intellectuel. A Gramsci définit l’intellectuel378 « ‘comme l’acteur qui définit et construit la vision du monde propre à une couche sociale’ ». Si l’intellectuel construit des images de référence, par exemple une nouvelle représentation de ce qu’est l’action sociale, les médiateurs sont alors ceux qui construisent les images à travers lesquelles une société donnée se représente son rapport au monde. Ceci n’est pas contradictoire non plus avec la définition qu’en donne J-F Six379, pour qui les acteurs-médiateurs sont aussi « ‘des médiateurs naturels, ceux qui naissent dans les groupes sociaux et semblent comme sécrétés par eux pour les besoins d’une communauté’ ».
Nous risquons ce barbarisme.
L’idée d’aboutissement ne doit pas faire penser à un enchaînement logique et à un passage obligé par les deux étapes.
Le maillage de relations tissées à l’extérieur n’a fait qu’ajouter à ce processus.
Nous entrevoyons ici une piste de réflexion qui ouvre le champ de notre recherche à celui de la médiation politique, thème récemment approfondi et fouillé par B. Lamizet. Lamizet B., (1998), « La médiation politique », L’Harmattan, Paris.
Grisoni D., Maggiori R., (1973), « Lire Gramsci », éditions universitaires, Paris.
Six J-F., (1995), « Dynamique de la médiation », Desclée de Brouwer, Paris.