1.3. La médiation sociale, face cachée du réseau

Sans chercher à reconnaître dans la réalité des traits qu’elle n’aurait pas, nous sommes tentée de voir dans les deux terrains un point commun essentiel au regard de notre objet, celui du pari un peu fou de nouer des relations qui n’existaient pas, d’agencer de nouveaux rapports sociaux, de sorte qu’un réseau se construise et favorise la création d’un effet d’entraînement. Bien que les deux démarches soient très différentes, il faut souligner que cette expression est présente dans les deux camps. Si l’on ajoute les termes d’alliance, de partenariat, de relais, de dynamique, de décloisonnement ou encore de mutualisation, on note que tous ces termes ressortissent d’un champ lexical que nous créons de façon un peu cavalière et qui a à voir avec (et en même temps) l’idée de maillage et de communauté. Quel est l’intérêt de cette remarque ?

D’un point de vue théorique, elle légitime l’approche de la diffusion de l’innovation à partir de la notion de réseau, laquelle a été présentée en fonction du postulat diffusionniste (à force d’individus se constitue la majorité), dans la perspective du traducteur de faits des sociologues des sciences et enfin à partir du dispositif conceptuel dans lequel nous avons notamment intégré le concept de partenariat. Cette remarque nous autorise également à dire que le concept de médiation ne vient pas se substituer à ces deux approches mais seulement (et c’est déjà beaucoup) les compléter dans ce qu’elles avaient d’insatisfaisant pour saisir notre objet. Une mention particulière sera consacrée à ce point dans une section de cette conclusion.

D’un point de vue pragmatique, notre allusion au maillage et à la communauté nous renforce dans notre idée de départ quant à la nécessité que se nouent de nouveaux rapports sociaux pour que se diffuse l’innovation, perspective différente et plus fine selon nous que l’approche numérique et cumulative à laquelle réfère habituellement le réseau. Elle confirme en outre la réflexion que nous livre J-F Tétu lorsqu’il écrit que « ‘l’Histoire montre que le territoire a besoin des réseaux sociaux, dont l’efficacité est décisive dans la perpétuation de sa pertinence ou de son déclin’  » (Tétu J-F., p118, 1992). Loin de vouloir réconcilier des écoles dont les divergences nourrissent la réflexion et le débat, il s’agit de proposer une explication mésosociologique d’un processus (le même) que les uns rendaient mécanique quand les autres le voulaient stratégique380.

Enfin, compte tenu de nos observations, la remarque que nous avons formulée légitime l’importance de la médiation sociale dans la construction du réseau et les deux exemples qui suivent vont venir appuyer ce propos. Entre le groupe de départ constitué à l’initiative du sous-préfet et le nombre de personnes concernées par ses activités deux ans après, quelques rencontres fortuites ou provoquées sont venues étoffer la cellule d’origine mais ce sont surtout des invitations lancées par les membres eux-mêmes qui ont donné naissance à un vrai potentiel. Si l’on ajoute que chaque membre a diffusé dans sa sphère professionnelle les message dont Grimpi se voulait porteur, on s’aperçoit que le réseau n’est pas un moyen au sens strict du terme mais plutôt l’aboutissement d’une chaîne de médiation où chaque rapport humain est un médium pour d’autres échanges. Le réseau apparaît comme le support visible et physique de la diffusion mais c’est bel et bien le processus de médiation qui se trouve à son origine.

Cela permet également d’apporter un élément de réponse à la question de certains sociologues des sciences qui se sont demandés s’il fallait voir dans le réseau une construction pré-existante à l’analyse et dont on peut prévoir l’évolution ou une simple création de l’observateur permettant de reconstituer à posteriori le processus de diffusion. Dans le cas qui nous intéresse, le réseau d’acteurs mobilisés par Grimpi existe indépendamment de nos observations et ne correspond pas à une spéculation intellectuelle pour tenter de voir de l’ordre et de la logique là où il n’y aurait que du hasard et de l’informel.

Quant à notre deuxième exemple, il permet de faire la preuve par son insuccès de la nécessité que se bâtisse un processus de médiation pour qu’un réseau puisse supporter le processus de diffusion. En effet, dans le cas du projet Vercors Connect, l’absence de relais et de maillage du territoire illustrée principalement par le manque d’implication des maires a circonscrit l’action du District à un périmètre très limité. Il n’y pas eu l’effet d’entraînement escompté puisqu’aucun roulement n’est venu prolonger l’impulsion de départ. Au lieu d’une figure tentaculaire qui se déploie au fur et à mesure des relations nouées et qui rassemble autour d’une cause partagée, le projet s’est atrophié : l’absence de démultiplication de l’activité et la notoriété relative auprès de la population traduisent cet état de faits et donnent tout son sens au verbe médier.

Pour conclure sur ce point et revenir sur notre proposition de départ, nous lions la notion de réseau et le concept de médiation sociale en faisant de cette dernière la partie invisible et méta du réseau humain qui doit se tisser pour que l’innovation se diffuse dans le corps social. Nous dirons plus loin ce qu’il faut finalement entendre par diffusion de l’innovation.

Notes
380.

L’adjectif stratégique doit être entendu ici dans son acception « guerrière » et non en référence à l’analyse des organisations du même nom.