1.4. De l’entrepreneuriat social dans la diffusion de l’innovation

‘« Les grands acteurs industriels et même parfois l’Etat se préoccupent moins de répondre à une demande sociale que d’utiliser la population comme un marché captif. Les ingénieurs qui préparent les applications d’une avancée scientifique cherchent souvent à concevoir des technologies anthropo-centrées ; hélas, le bonheur qu’ils cherchent à imposer coïncide rarement avec le projet social des futurs utilisateurs. Les médiateurs, catégorie d’acteurs souvent oubliée, vont tenter de mobiliser les foules mais tantôt ils ne seront pas suivis par la base, qui prend conscience d’un décalage entre la technique et le changement social tant attendu, tantôt, ce sont les grands acteurs, Etat et industries, qui renonceront au projet social qu’ils avaient bâti autour de la technique nouvelle. Ce sont donc les utilisateurs finaux qui vont être les principaux producteurs de sens, en intégrant l’innovation dans leur culture quotidienne » (Scardigli V., p256, 1992)381. ’

Bien que cette description du contexte de diffusion de l’innovation soit un peu trop caricaturale, elle nous permet de mettre en avant deux idées essentielles. La première consiste à montrer à quel point la catégorie des médiateurs peine à jouer le rôle pour lequel, même en cas de succès, elle ne sera pas reconnue. La deuxième nous conduit à insister sur le rôle de l’usager final, le citoyen n’étant pas très éloigné du propos de l’auteur. En croisant ces deux éléments, que souhaitons-nous montrer ?

D’abord, il s’agit d’insister sur la nécessité que se structure le processus de médiation en y associant (c’est ce que l’expérience ardéchoise nous a permis de constater) un acteur institutionnel fort et exemplaire, et ce pour éviter les déperditions d’énergie et les projets sans lendemain que semble déplorer l’auteur, démobilisation liée à la volatilité des mentalités, à la frilosité de certains décideurs, au manque d’ancrage d’un projet dans la société. Tout l’intérêt d’une structuration de ce processus réside dans sa capacité à résister à l’environnement et aux jeux d’acteurs concurrents et à ne pas voir des médiateurs isolés qui finissent par s’épuiser et se fondre dans la masse.

Ensuite, il nous faut mettre l’accent sur ceux que V. Scardigli appelle les petits acteurs ou encore la base et traduire ses propos quant à la production de sens dont ces derniers sont capables. En effet, il ne s’agit pas tant de leur prêter une créativité extraordinaire ni même une forte propension à s’approprier un objet sans être guidés que d’insister sur l’importance d’un sens (nous avons parlé de problématisation) qui surgit de la base et qui, dès lors, est ancré dès son émergence dans les pratiques quotidiennes de ces petits acteurs. Tout l’enjeu consiste à favoriser l’émergence de ce sens en adoptant les deux principes qui guidaient, semble-t-il, les deux expériences suivies : fertiliser un territoire et créer une dynamique de projets. Il faut noter que le verbe « fertiliser » a été utilisé dans les deux terrains pour caractériser la démarche des porteurs de projets, témoignant, s’il est permis de prolonger la métaphore, d’une volonté de préparer un terrain propre à recevoir une semence plus que de planter des espèces nouvelles sur un sol inadapté. La difficulté de cette démarche dont l’évidente simplicité est trompeuse tient dans l’identification de ces entrepreneurs du quotidien et surtout dans la question de savoir dans quelle mesure il leur est possible de jouer en faveur de la diffusion de l’innovation. En effet, les pionniers, les innovateurs, ne peuvent, nous l’avons vu, agir seuls et c’est de leur capacité à mobiliser et à être reconnus et légitimés dans leur rôle de médiateur que se joue leur entreprise. Que faut-il en déduire ?

Premièrement, en tant qu’action collective, la diffusion de l’innovation suppose la constitution d’un acteur collectif au sens fort du terme, c’est-à-dire d’un groupe doté de règles, d’un projet et reconnu par la collectivité en tant qu’acteur, étape indispensable pour envisager que soit effectivement diffusé des messages dans cette même collectivité. Le manque de notoriété du District d’une part, et l’absence de statut identifiable en ce qui concerne Grimpi d’autre part, montrent à quel point cette reconnaissance conditionne l’action collective et son emprise sur la collectivité. Ceci permet de comprendre également à quel point tout processus de médiation est, par nécessité, politique.

Deuxièmement, le potentiel de cet acteur et sa capacité à agir sur la collectivité ne sont pas liés à sa seule force numérique mais à sa capacité de conviction collective, laquelle suppose l’existence d’un message unique, d’une cause partagée et d’un réseau d’alliances éprouvé.

Troisièmement, cette tentative de conviction passe par la possibilité qu’a cet acteur d’amener une population, un territoire, de futurs utilisateurs à considérer l’objet de sa réflexion et suppose donc nécessairement un effort d’accession à la publicité et à la validation collective.

Notes
381.

Scardigli V., (1992), « Les sens de la technique », puf, Paris.