2. La médiation sociale, le concept unificateur ?

Il serait illusoire de croire que l’on peut « réconcilier » deux écoles à travers un seul concept, d’autant plus que toute la richesse d’un débat repose sur les oppositions qu’il met à jour. En outre, si nous avons parfois parlé de faiblesses ou de limites quant à la capacité des deux approches étudiées dans le chapitre 3 à éclairer de façon satisfaisante notre objet, cela ne signifie certainement pas que nous avons « jeté toute l’eau du bain et le bébé avec ». Nous voulons revenir une dernière fois sur notre positionnement et discuter la légitimité de notre interprétation, afin de vérifier en quoi nos deux terrains ont rendu pertinents ou non nos choix théoriques. Nous avions identifié des approches, finalement, qu’avons-nous retenu ?

Commençons par rappeler que les deux principales limites de la sociologie de la diffusion que nous avions identifiées et qui faisaient sa fragilité étaient, d’une part, une conception unidirectionnelle de la diffusion, de l’autre, la catégorisation des adopteurs par leur propension à innover. Ces limites nous avaient conduite à nous demander si ce diffusionnisme (qualifié de « naïf » au chapitre 2), empreint d’une vision linéaire et mécaniste de la diffusion de l’innovation, pouvait aider à la compréhension de notre objet. Compte tenu du recul dont nous disposons désormais, nous sommes tentée de formuler les trois remarques suivantes.

La première nous amène à insister sur l’intérêt méthodologique d’une description morphologique des groupes d’accueil : elle permet de faciliter la compréhension de l’ordre de succession des grandes étapes de la diffusion et aide à sérier les populations par rapport au critère de leur plus ou moins grande disposition à recevoir l’innovation technique. C’est en tous les cas de cette manière que nous proposons finalement d’interpréter le critère de la « propension à innover ».

La deuxième remarque nous permet de revenir sur les phénomènes d’influence. Il faut en effet rendre raison aux sociologues de la diffusion sur ce point puisque ces phénomènes sont envisagés par les diffusionnistes non plus comme de simples réactions individuelles mais bel et bien comme le produit de relations. La constitution d’un groupe dans le maillage progressif d’un territoire dépasse, nous l’avons dit, la seule accumulation numérique. Mais, qu’il s’agisse de notre détour par le territoire ardéchois avec ses logiques de prosélytisme et d’évangélisation ou de notre observation du plateau du Vercors, c’est bien souvent, au départ, la multiplication de relations interpersonnelles (il s’agit de relations sociales bien entendu et non de relations intersubjectives) qui a favorisé l’amorce du processus de diffusion. Tout processus de communication est un processus d’influence.

Notre troisième remarque réflexive nous amène à donner tout son sens à la notion de masse critique, telle qu’elle a été présentée dans le troisième chapitre, à une réserve près. En effet, cette théorie consiste à dire que, plus les individus les plus influents adoptent vite l’innovation, et plus cette dernière a une chance de se généraliser rapidement. Notre réserve est liée au danger de faire croire à un phénomène spontané d’imitation et de contagion. En revanche, si ceux que les diffusionnistes appellent les « individus influents » correspondent à ceux que nous avons désignés par l’appellation les « acteurs incontournables » sur le territoire ardéchois, cette évolution théorique nous paraît tout à fait acceptable puisqu’elle met l’accent sur ce qui fait défaut dans la création d’un effet d’entraînement. Nous ne sommes pas en train de distribuer les bons points, ni de revenir sur notre décision de descendre à un niveau plus fin dans l’analyse des jeux d’acteurs. Nous voulons simplement montrer que la discussion théorique est loin d’être close et que nous pouvons puiser dans notre expérimentation quelques exemples propres à éclairer le débat auquel nous avons voulu participer, entre autres objectifs, le temps de cette recherche.

Quant à la sociologie des sciences et au concept de traduction, nous devons convenir qu’ils nous laissent dans l’attente de nouveaux développements théoriques permettant d’affiner leur portée. En effet, nous nous permettons de faire ici le lien entre les principaux concepts sur lesquels repose ce courant et notre approche empirique de la diffusion pour proposer notre « dictionnaire ». Nous avons choisi de revenir sur le concept de problématisation, sur celui de constructeur de faits, sur celui d’alliance et enfin sur celui d’acteur-réseau.

En ce qui concerne la phase de problématisation, nous ne pouvons pas faire mieux que de donner raison à D. Vinck qui note qu’il s’agit de la construction d’une réalité hypothétique (Vinck D., 1995), mais que cette dernière finit par avoir sa propre existence, au moins dans le discours et sur le papier. Nous pouvons, avec les sociologues des sciences, aller plus loin et tomber d’accord sur la finalité de cette étape, à savoir imposer une définition de la réalité et établir des liens entre les contenus et compétences à rassembler d’une part, entre les individus et groupes à mobiliser de l’autre. Qu’il s’agisse de l’Ardèche et des acteurs de Grimpi ou des porteurs du projet Vercors Connect, ce n’est rien moins que la construction d’une nouvelle réalité qui a été tentée à travers le souhait de donner un sens aux télé-activités sur le territoire. En d’autres termes, et d’un point de vue méthodologique, cette phase identifiée par les sociologues des sciences permet de comprendre et de repérer plus facilement toute la période d’effervescence à laquelle il a été fait allusion dans le chapitre 2.

En revanche, et c’est là qu’intervient notre dictionnaire, il nous semble que les alliances dont parlent les sociologues des sciences ne sont jamais que des partenariats ou micropartenariats, tels que nous avons défini ce concept dans le chapitre 4. Allons plus loin, notre traducteur-constructeur de faits emprunte selon nous autant à l’entrepreneur et à l’innovateur de l’analyse stratégique qu’au marginal sécant du même courant. Enfin, qu’il s’agisse de Grimpi, ou de l’acteur institutionnel habilité à agir sur le Vercors, nous voyons que l’originalité du concept d’acteur-réseau tombe à la lumière de ces deux expérimentations : dans un cas comme dans l’autre, nous préférons parler « d’acteur collectif stratégique, à géométrie variable ».

Loin de croire au mariage de raison, nous avons fait de la médiation le trait d’union souhaitable entre les deux approches présentées. Notre propre dispositif théorique apparaît plus comme l’aboutissement de leur confrontation que comme une solution possible exclusive.