3. La diffusion des télé-activités : la demande d’innovation sociale et la demande sociale de l’innovation comme préalable

C’est pour lutter contre le spectre de l’assujettissement passif à la société de consommation que les promoteurs d’Aspasie ont souhaité parvenir à l’expression d’une demande sociale qui ne soit pas de pure consommation. En posant ainsi comme point de départ à la diffusion l’expression d’une demande sociale, les promoteurs ne faisaient-ils pas le pari que l’innovation technologique (à l’époque la télématique) pouvait susciter l’innovation sociale ? C’est, dans une certaine mesure, l’approche que nous avons retrouvée sur nos deux terrains d’observation, les télé-activités devant « supporter » et générer l’innovation sociale au niveau de la collectivité, de la vie locale. C’était tout le pari de Vercors Connect  et de son projet de société ; c’était également l’ambition plus souterraine d’un groupe qui n’a pas hésité à revendiquer sa filiation avec une certaine idée de la citoyenneté ! Que faut-il en penser compte tenu de la question à laquelle nous avons prétendu répondre, à savoir dans quelle mesure la construction d’une demande est-elle, oui ou non, un préalable à la diffusion de l’innovation, et l’innovation sociale un préssupposé de l’innovation technique ?

L’insertion locale de l’innovation socio-technique peut mettre en jeu de nombreux acteurs, depuis les habitants, les associations, les municipalités et autres institutions locales jusqu’à l’Etat, en passant bien entendu par ceux qui endossent le costume du médiateur et qui tentent de faire prendre l’innovation. Son devenir (qu’on parle d’impact sur la vie locale ou d’appropriation par les habitants) est la résultante de ce jeu social qu’on voudrait à somme positive. Entre les ambitions de départ et les bilans effectués, nos deux observations nous permettent de constater qu’il y a au mieux un compromis entre l’idéal qui a porté le projet et un réalisme de rigueur au nom de la viabilité, au pire un abandon progressif des principes louables qui guidaient le projet. La conclusion de tout cela pourrait être expéditive mais nous la connaissons déjà : la technique ne recrée pas du social. C’est justement pour cette raison que nous avons choisi d’éclairer le processus de diffusion de l’innovation à la lumière de la médiation.

En effet, l’expérience nous a montré comment peut naître l’innovation sociale autour d’une réflexion sur le sens des télé-activités dans les milieux ruraux : autour des télé-activités et non par les télé-activités. Ainsi, en Ardèche, l’introduction des télé-activités dans le champ de pensée des acteurs qui font vivre ce territoire puis comme outil intégré dans des pratiques a joué le rôle d’analyseur, a révélé les problèmes d’une population ou d’un secteur, a fait s’exprimer des aspirations. Elle est apparue aussi comme un prétexte à l’existence d’une nouvelle sociabilité, dimension sur laquelle nous reviendrons dans l’ouverture de notre recherche. Il nous semble que Grimpi a entrevu comment des acteurs de la vie quotidienne peuvent s’approprier la technologie et l’utiliser pour préparer les habitants à un mode de vie où elle sera de plus en plus présente. Cette remarque arrive donc à une conclusion presque opposée à la première,382 à cette différence près que dans le cas observé, les télé-activités ont en quelque sorte reçu l’empreinte des acteurs sociaux : leur système de valeurs, leur conception de l’intérêt collectif et une certaine dose d’ingéniosité ont contribué à donner un sens à une innovation socio-technique, sens propre au monde rural.

La volonté d’innovation sociale d’un ou plusieurs acteurs au plan local ne peut aboutir que si elle est en phase avec la société globale. C’est ce que nous dit la littérature grise que nous avons parcourue. Pourtant, en Ardèche comme dans le Vercors, il semble que les projets des uns et des autres étaient on ne peut plus en phase avec cette réalité. Puisque les moyens existaient et l’initiative aussi, nous sommes tentée de penser que ce qui faisait défaut dans un cas et qui n’a pas été assez creusé dans l’autre, c’est bien ce qui fait le lien, qui n’est pas qu’un supplément d’âme mais qui donne la possibilité de relier l’innovation sociale et l’avancée de la technologie autrement que dans une visée imaginaire : le processus de médiation comme condition de l’émergence d’une demande383.

Nous voudrions alors ouvrir notre recherche sur la remarque suivante : le principe de publicité, tel que l’entend J. Habermas, circonscrit un espace de médiation entre la société civile et l’Etat. C’est le rôle traditionnel dévolu à l’espace public, qui peut prendre des formes abstraites (liberté d’expression) ou concrètes. Aujourd’hui, l’espace public aurait tendance à se produire dans le cadre médiatique des échanges des messages, là où sont montrés publiquement les aspects de l’activité sociale. Il en est doublement médiation, mais justement « ‘celle-ci s’autonomise plus ou moins par rapport aux deux instances opposées que sont la société civile et l’Etat’  ». (Mons A., p120, 1992)384. Dans cette perspective, deux remarques nous viennent à l’esprit. La première est que la diffusion de l’innovation dans les milieux non urbains conduit peut-être à réinventer la manière dont s’articulent les pouvoirs publics, l’espace public et la société civile pour que puisse émerger cette demande. La seconde est qu’il existe peut-être une fonction à inventer pour faciliter cette articulation, à mi-chemin entre le médiateur et l’entrepreneur.

Notes
382.

A savoir que la technique ne recrée pas du social.

383.

Nous rappelons la distinction que nous avons effectué au début de ce travail entre la notion de demande et celle, beaucoup plus utilisée, de besoin.

384.

Mons A., (1992), « La métaphore sociale », puf, Paris.