Introduction générale

Les travaux conduits conjointement sur l’Université, plus généralement sur l’organisation et le fonctionnement de l’enseignement supérieur français et ses transformations récentes, constituent sans nul doute l’un des chapitres les plus récurrents de la sociologie de l’éducation. C’est un ensemble relativement diversifié de terrains et de recherches qui constitue aujourd’hui l’état de nos connaissances sociologiques sur l’enseignement supérieur et sur les étudiants. Il semblerait ainsi que tout soit dit pour que l’on puisse encore espérer apporter de nouveaux éclairages qui ne soient pas la simple répétition, même inventive, des acquis d’intelligibilité antérieurs. Pourtant, malgré cette diversité relative des approches et des travaux, plusieurs constats de prime abord s’imposent sur l’état des recherches et de nos connaissances sur l’enseignement supérieur, sur les étudiants et leurs pratiques d’études qui tous, à leur manière, ont orienté la construction de notre objet et déterminé nos décisions interprétatives.

Force est d’abord de constater le faible intérêt que les chercheurs ont jusqu’alors porté aux formes concrètes du travail intellectuel étudiant qui restent, dans une large mesure encore aujourd’hui (et dans le meilleur des cas), peu étudiées sinon sous la forme d’un ensemble nécessaire d’approches statistiques mesurant distributions, régularités et intensités de pratiques. En effet, les différentes études sur l’univers étudiant ont accordé le primat au moment statistique de la construction de l’objet sur cet autre moment de ce mixte argumentatif que constitue en sa spécificité le raisonnement sociologique, entendons par là le moment de la contextualisation historique1, dans l’analyse des pratiques, des conduites, des comportements, des conditions et des situations qui traversent l’univers étudiant.

Sauf exception, l’essentiel des travaux et des publications sociologiques sur la question des étudiants opèrent par cadrages statistiques et brossent à grands traits l’univers diversifié des pratiques et des conduites estudiantines. Privilégié, ce mode de construction de l’objet l’était déjà dans les années soixante et soixante dix avec les auteurs des Étudiants et leurs études 2 , du Rapport pédagogique et communication 3 et des Héritiers 4 , ou encore dans les années quatre-vingt avec les auteurs de Les Étudiants, l’emploi, la crise 5 par exemple. C’est pour une bonne part encore le cas aujourd’hui avec les travaux sur Les Étudiants 6 , Le Monde des étudiants 7 , Les Nouveaux étudiants 8 , et plus récemment avec les Cahiers de l’Observatoire de la Vie Étudiante rendant compte, à partir de plusieurs axes, des résultats de l’enquête “Étudiantes, Étudiants : qui êtes-vous ?”, pour évoquer ainsi sinon les principaux textes du moins les plus fameux.

Loin de nous d’ailleurs l’idée de critiquer par là même ces choix de construction et d’interprétation, le raisonnement statistique constituant un moment fondamental, et, s’agissant d’un univers aussi diversifié et peuplé que celui des étudiants, indispensable, du raisonnement sociologique. Car comment discerner et voir clair parmi cette diversité de profils et de situations sans cet effort préalable d’objectivation systématique opéré à grande échelle9 ? Mais il reste qu’il n’est pour ainsi dire pratiquement pas d’études sur les étudiants qui réalisent cet autre moment, pourtant essentiel, plus contextualisé, du raisonnement sociologique, en risquant un regard plus “rasant”, plus localisé, et plus resserré.

S’il en est ainsi, sans doute est-ce en raison à la fois de la complexité sociologique du “monde” étudiant et de la difficulté réelle, explicitement avouée par certains auteurs et non des moindres10, à problématiser et à catégoriser sociologiquement les nombreuses dimensions, variables, de l’univers des pratiques étudiantes ceci d’autant plus que l’on cherche à en faire une description nuancée et relativement fine. S’il en est ainsi, peut-être est-ce également en raison des plus grands profits scientifiques (notamment en terme de reconnaissances) qu’il y aurait à penser et décrire l’univers étudiant dans son ensemble, d’un point de vue englobant, qu’à centrer son effort sur la description de réalités plus écologiques et par là même historiquement plus singulières, donc moins représentatives de l’ensemble, qui, en tant que telles, prêteraient plus difficilement le flanc aux montées en généralité...

Peu traitée, l’étude des formes du travail intellectuel étudiant ne constitue toutefois pas un terrain complètement vierge. Le thème est en effet présent dans les travaux conduits par le Centre de Sociologie Européenne sous la direction de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, notamment avec la construction de l’idéal-type de la conduite étudiante conforme à la rationalité exposée dans Les Héritiers 11. On le retrouve également chez Michel Verret sur le thème particulier du temps étudiant, de ses modalités et de ses conditions12. De même, mais plus tardivement, le livre de Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, aborde plus ou moins directement la question s’agissant de décrire la dualité des organisations pédagogiques françaises qui opposent, et par là même unissent, « deux formes antagonistes d’action pédagogique », « deux styles de travail, voire deux systèmes de dispositions et deux visions du monde », à savoir le système des classes préparatoires aux grandes écoles et celui des facultés13.

Enfin, plusieurs études sur le thème de la lecture étudiante, qui font suite aux constats statistiques, établis au début des années 90, d’un sensible fléchissement de la lecture de livres parmi les « forts lecteurs » au nombre desquels on compte traditionnellement les étudiants14, de même que sur Les Manières d’étudier 15 ont cherché à distinguer certaines “façons du faire”, du lire et d’étudier des étudiants, et à les comprendre notamment dans la variation des appartenances disciplinaires16.

Mais les enquêtes sociologiques sont pratiquement inexistantes, là encore, qui visent la description “fine” des pratiques et des techniques effectives du travail intellectuel étudiant, de leurs modalités concrètes, et des réalités intellectuelles quotidiennes auxquelles sont effectivement et pratiquement confrontés les étudiants lors de leurs apprentissages, dans ce que ces dernières peuvent avoir de variable et de particulier, d’une discipline d’études à l’autre, en terme d’exigences, de difficultés, de logiques de connaissance et d’appropriation.

Il apparaissait dans ces conditions nécessaire d’entreprendre un travail dont l’objectif serait une contribution sociologique à l’étude des rapports socialement différenciés au travail intellectuel étudiant qui prendrait pour point d’appui, au-delà des intensités du faire et de l’inégale distribution des pratiques, l’analyse des réalités, des pratiques et des techniques intellectuelles effectives du travail étudiant dans ce que celui-ci peut avoir de variable et de spécifique du point de vue des logiques sociales et cognitives propres aux matrices disciplinaires fréquentées.

Car force est également de constater le peu d’attention que les études ont jusqu’alors accordé à l’analyse des logiques socialisatrices, indiscernablement sociales et cognitives, des matrices disciplinaires fréquentées par les étudiants qui pourtant, en tant que telles, sont susceptibles de présider, dans la variation, à un exercice différencié de la connaissance et ainsi de générer des rapports socialement contrastés à l’action d’étudier. Plus particulièrement encore, c’est l’influence même des différents types de savoirs étudiés (de leur organisation, de leur fonctionnement, de leurs traditions, de leurs logiques, etc.), dans ce qu’ils peuvent avoir de sociocognitivement spécifiques, sur la définition des pratiques d’apprentissage et des techniques du travail intellectuel qui, somme toute assez curieusement s’agissant d’être sociaux d’abord confrontés à l’apprentissage d’une matière d’études, reste dans une large mesure inanalysée.

Les enquêtes sociologiques sont en effet inexistantes qui cherchent à savoir si les pratiques et les techniques intellectuelles estudiantines ne doivent pas une partie de leurs variations aux différences dans la nature des savoirs à s’approprier. Pourtant, les pratiques et les techniques intellectuelles estudiantines peuvent ne pas seulement varier selon les appartenances sociales ou les positions occupées dans l’espace des positions scolaires. Elles peuvent varier également, et peut-être d’abord, en fonction du type de savoirs étudié et des logiques de connaissance qui leur sont propres. Car les différents types de savoirs dispensés et les logiques de connaissance qui leur sont inhérentes ne sont pas nécessairement comparables sous tous les rapports. Avec eux peuvent varier les contenus d’enseignement, leur organisation indiscernablement matérielle et intellectuelle, la nature du travail personnel, les traditions intellectuelles, etc., et avec eux du même coup, les logiques du travail d’appropriation, ses exigences, ses spécificités, ses difficultés... Des gestes, extérieurement identiques, peuvent ainsi recouvrir des processus cognitivement différenciés. Le sens même de ce que “savoir” veut dire peut en outre varier d’un univers à l’autre de la pratique intellectuelle, et avec lui les gestes de l’étude, les manières d’être au travail intellectuel, et les manières d’être étudiant.

De même que les acquis les plus fondamentaux de l’histoire et de la sociologie de la lecture résident dans le fait d’avoir (dé)montré que les “façons du lire” et les “façons du faire” étaient tout aussi distinctives, sinon plus, que l’inégale distribution sociale des textes, de même les variations dans les logiques sociales et cognitives des savoirs à s’approprier sont-elles susceptibles d’être tout aussi discriminantes du point de vue des formes et des modalités pratiques du travail intellectuel que les seules inégalités ou écarts dans les conditions sociales et culturelles d’appartenance des étudiants.

Il semblait donc sociologiquement fécond, s’agissant d’analyser les formes du travail intellectuel étudiant, de vouloir compléter les acquis déjà nombreux d’une sociologie de l’éducation qui lie à l’étude des rapports aux savoirs la connaissance des inégalités de parcours et d’origines par une sociologie du savoir associant la description serrée des manières du connaître à l’analyse des logiques et des “protocoles” de connaissance des savoirs à s’approprier...

S’il ne s’agit pas ici de nier l’influence, dans les processus de différenciation des pratiques, de catégories désormais classiques de l’analyse sociologique comme celles, par exemple, qui renvoient aux conditions sociales d’appartenance et aux positions occupées dans l’espace des positions scolaires, il s’agit toutefois de se demander non seulement si les pratiques et les techniques matérielles du travail intellectuel ne doivent pas une partie de leurs variations aux différences constatables dans la nature des savoirs à s’approprier selon les filières d’études, mais également d’éclairer les liens qui éventuellement les unissent.

Dans une large mesure, cette question a été négligée par les chercheurs travaillant sur les étudiants et l’enseignement supérieur. Car la sociologie a davantage oeuvré pour la nécessaire description et mise au jour des processus de sélection sociale du système scolaire dans son ensemble que pour la compréhension et la description des pratiques et des savoirs transmis dans l’enseignement supérieur. Jusqu’alors en effet, « la population étudiante a été définie dans son rapport aux études, par référence aux débats sur la “démocratisation” de l’enseignement supérieur, à travers l’échec ou la réussite, lesquels sont étroitement liés à l’origine sociale de l’étudiant »17. Dès les années soixante, les travaux sociologiques conduits sur le système d’enseignement français, l’université d’un côté, l’école de l’autre, mirent à l’épreuve des faits statistiquement construits, les discours officiels sur la fonction démocratique de l’école18 qui accompagnaient les transformations structurelles du système scolaire français d’après-guerre.

L’analyse sociologique des pratiques et des parcours scolaires et universitaires des étudiants abordée entre autres sous l’angle des conditions sociales d’appartenance permit ainsi tout à la fois de réfuter en doute l’idéologie du don, de porter au jour l’inégalité des chances devant la culture scolaire, l’inégalité des chances objectives d’avenir scolaire selon les groupes sociaux, de mettre en exergue le rôle du système d’enseignement dans la reproduction sociale statistique des rapports entre groupes sociaux, dans la perpétuation et la légitimation des inégalités sociales. Etablissant que les privilèges sociaux n’étaient pas seulement de nature économique mais également de nature culturelle, ces études montraient que l’université, et plus généralement l’école, en laissant largement à l’état implicite les règles de son fonctionnement culturel et les techniques matérielles du travail intellectuel, favorisait objectivement ceux qui, en raison même de leur milieu social d’appartenance et des affinités de la culture scolaire avec la culture des classes “cultivées”, en était culturellement le moins éloigné, le capital culturel allant ainsi au capital culturel.

Dans cette optique, les rapports des étudiants à leurs études, à la culture et au travail intellectuel, reflétaient d’abord l’appartenance des étudiants à leur milieu social d’origine. Leurs pratiques et conduites scolaires et intellectuelles étaient ainsi rapportées aux différenciations socioculturelles, entendues au sens large, et avant toutes choses caractérisées par elles, cela d’autant plus que les étudiants ne pouvaient être à proprement parler considérés comme un groupe social unifié et spécifique, le fait d’étudier ne supposant ni des conditions de vie homogènes, ni un rapport aux études identique et collectivement partagé, ni même un cadre temporel commun sinon cet “usage libre et libertaire du temps” qui n’implique en rien la réalisation d’une même expérience temporelle19.

C’était d’ailleurs là une décision interprétative explicite des auteurs du livre Les Héritiers qui, en accordant une place particulière, dans leurs analyses, aux étudiants inscrits en lettres, considéraient ainsi qu’ils réalisaient « de façon exemplaire le rapport à la culture » pris alors pour objet20, autonomisaient du même coup un sous secteur de l’enseignement supérieur et neutralisaient pour une large part les effets structurants et les variations liés aux filières d’appartenance21. « Si l’on accorde que c’est dans l’enseignement littéraire que l’influence de l’origine sociale se manifeste le plus clairement, il semble légitime de voir dans les facultés de lettres le terrain par excellence pour étudier l’action des facteurs culturels de l’inégalité devant l’École, dont la statistique, opérant une coupe synchronique, ne révèle que l’aboutissement, élimination, relégation et retardement »22. Les filières d’études, les matières d’études et les matrices disciplinaires comptaient moins ici pour leurs contenus d’enseignement ou leurs traditions intellectuelles, par exemple, que pour les caractéristiques sociales et pédagogiques associées à leur position dominée ou dominante dans l’espace des positions institutionnelles de l’enseignement supérieur.

Autrement dit, ces travaux de sociologie de l’éducation23 montraient que l’on ne pouvait réduire l’action pédagogique exercée par l’école à ses fonctions en apparence les plus techniques et plaçaient au second plan, voire au rang de question subalterne, le problème des contenus d’enseignement. C’est la fonction globale de sélection et de reproduction sociale du système scolaire qui était l’objet principal de la description, non celle des différences dans les cultures intellectuelles. C’est ainsi par exemple que Pierre Bourdieu évoquant « le système des oppositions pertinentes » en matière de grandes écoles (opposition selon le sexe, opposition selon le type de débouché : université-recherche versus pouvoir économique-pouvoir bureaucratique et opposition entre “grandes” et “petites” écoles) put d’emblée balayer comme une opposition qui se livre « au premier regard » celle existant « entre les écoles littéraires et les écoles scientifiques, si puissantes dans les représentations »24.

Or, suffit-il de porter au jour l’influence, incontestable, des conditions sociales d’appartenance sur les processus de différenciation des pratiques, et celle des positions occupées par les différentes institutions d’enseignement supérieur dans l’espace des institutions de l’enseignement supérieur sur les formes d’inculcation d’un rapport à la culture et au travail intellectuel, pour en avoir fini avec la question du travail intellectuel étudiant ? Lorsque, par exemple, on montre que les caractéristiques les plus pertinentes des enseignements institutionnels sont liées aux positions occupées dans l’espace des positions institutionnelles de l’enseignement supérieur, est-ce pour dire que les contenus d’enseignement, la matière d’études, les traditions intellectuelles, etc., importent moins, dans la définition des pratiques, que les logiques directement imputables à la hiérarchie des catégories sociales de classement, de perception et de division du monde social dans l’espace de distribution des positions du champ d’enseignement supérieur ?

Que le système scolaire fonctionne comme une machine cognitive qui opère constamment des tris25 et que l’action pédagogique ne soit nullement réductible à ses fonctions en apparence les plus techniques26 ne doit pourtant pas conduire à dénier ou à occulter l’importance des contenus d’enseignement à l’oeuvre dans les différentes filières d’études et des traditions intellectuelles qui leurs sont attachées27. Car peut-on faire comme si les étudiants, s’agissant de leurs rapports au travail intellectuel, étaient sans matière d’études, comme si ces derniers n’étaient pas d’abord confrontés, en tant qu’étudiants et dans le cours même de leurs activités universitaires quotidiennes, à des exigences, des exercices, des connaissances auxquelles sont attachées des traditions intellectuelles plus ou moins spécifiques ?

S’il n’est pas dans notre intention, tant s’en faut, de nier l’influence de ces facteurs dans la détermination des pratiques, nous accorderons toutefois une plus grande place, dans l’analyse des conduites intellectuelles étudiantes, à ce qui, souvent, fut laissé de côté, voire parfois dénié, dans les études sur l’enseignement supérieur : les contenus d’enseignement, les supports d’apprentissage, les sanctions institutionnelles, la nature des savoirs, les rythmes, etc., et plus généralement les logiques socio-cognitives à l’oeuvre dans les différents apprentissages disciplinaires. C’est ainsi qu’il convenait de compléter une sociologie de l’éducation qui tient compte des différences de situation, de conditions d’études, de parcours et d’origines dans l’appropriation des pratiques et des savoirs universitaires, par une sociologie du savoir accordant le plus grand soin à la description des contraintes scolaires et cognitives développées par les logiques disciplinaires et la conformation des savoirs étudiés.

Car, « Les conditions de vie, et en particulier les conditions de travail des étudiants, dépendent beaucoup du type d'études supérieures qu'ils suivent ; selon qu'on est à l'université ou dans une classe préparatoire aux grandes écoles, dans un IUT ou dans une STS, selon qu'on étudie la médecine, le droit, les mathématiques ou la mécanique, on ne travaille pas de la même manière, dans les mêmes conditions et au même rythme ; on n'est pas confronté aux mêmes demandes et à la même offre, on n'est pas sujet aux mêmes obligations, on ne rencontre pas les mêmes difficultés, on n'est pas soumis à la même concurrence et aux mêmes contrôles, on ne bénéficie pas des mêmes facilités, du même encadrement, etc. Du même coup, on ne vit pas de la même manière, ne serait-ce que parce qu'on n'a pas les mêmes horaires, la même quantité de temps libre »28.

Les différentes matrices disciplinaires (en raison des conditions qui leur sont propres) peuvent ainsi être productrices de style de travail et par là d’existence bien différents29. Par exemple, on ne lira pas nécessairement les mêmes choses, avec la même intensité et la même régularité selon les disciplines. La lecture de textes imprimés et/ou la matière professée peuvent occuper une place inégalement importante dans le cours même des apprentissages. De même, selon le type d’études, on n’emploiera pas toujours son temps de la même manière, on ne soumettra pas inévitablement ses activités à la même organisation, et l’on peut recourir plus ou moins aux agendas et/ou aux plannings pour mettre en forme son travail... Les degrés d’investissement et de concentration sur des enjeux universitaires, le type d’exercices et de travail personnel auquel on est confronté, les conditions de travail, etc., sont autant de domaines susceptibles de varier d’une discipline à l’autre, et avec eux la définition des pratiques et les rapports au travail intellectuel.

C’est ainsi, par exemple, qu’un ensemble d’études récentes conduites sur la lecture étudiante à la suite des constats statistiques sur la baisse de la lecture de livres parmi les étudiants, ont montré les fortes variations qui existaient dans les formes de la lecture étudiante selon le type de discipline d’études. Certaines mettent le livre et plus généralement la documentation personnelle au centre de leur dispositif pédagogique. D’autres, au contraire, font du cours le point d’appui de l’apprentissage. L’opposition la plus pertinente étant, en la matière, celle qui sépare les filières d’études à caractère scientifique et technique des filières “littéraires”, entendues au sens large.

Mais derrière l’apparente évidence de ces constats descriptifs, il semble entendu qu’il en soit ainsi, que les études à caractère scientifique et technique requièrent moins le recours aux textes imprimés que les études à caractère “littéraire”. Tout le problème vient ici du fait que ces études tendent à supposer implicitement plus souvent qu’à les analyser, des différences en terme d’exigences, d’obligations, d’exercices, et plus généralement des différences dans la nature des savoirs à s’approprier. On ne se demande pas assez, par exemple, si les inégales intensités du lire ne profilent pas des manières de lire différentes, et, au-delà, des façons du connaître...

Qu’il s’agisse des différents supports de la lecture, de ses objectifs et de ses occasions, de ses modalités concrètes d’effectuation (utilisation d’index, de tables, de glossaires, lecture sélective, lecture in extenso, avec ou sans prise de notes, lecture-mémorisation, lecture déchiffrement, etc.), il y a là autant de pratiques d’utilisation socialement fortement clivantes susceptibles de renvoyer à des cultures dissemblables du livre et de l’écrit, et qui s’incarnent dans des formes sociales différenciées d’exercice de la connaissance.

En outre, on tend en comptant les déclarations de pratiques indépendamment de la description des logiques de connaissance disciplinaires effectives, à traiter comme équivalent des actes intellectuels en l’occurrence la lecture de livre qui, en réalité, dans leur processus, peuvent recouvrir des formes différentes et impliquer des processus cognitivement différenciés. Est-ce la même chose de lire un livre selon le type d’études ? Cela renvoie-t-il, d’une discipline à l’autre, aux mêmes principes de connaissances, aux mêmes exigences ? La lecture d’un livre suppose-t-elle le recours à des supports et des actes de lecture identiques ? Est-ce que « ce que lire veut dire » signifie la même chose d’un contexte d’études à l’autre ? Est-on dans un même rapport à la connaissance ? Si non, il faut essayer de dire pourquoi il n’en est pas ainsi !

Et l’on peut ainsi continuer ! Est-ce que la question de l’organisation du temps et du travail personnel se pose dans les mêmes termes selon le type d’études ? Que veut dire “se fixer un emploi du temps” selon les matières d’études ? Doit-on seulement organiser les mêmes choses ? Et si non, cela n’implique-t-il pas, pour une part, que l’organisation du temps et des activités renvoie à des réalités sociales et cognitives différentes, aux exigences, aux difficultés, aux principes dissemblables ? Si les étudiants ne recourent pas avec une égale intensité aux agendas ou aux plannings, n’est-ce pas pour une part parce qu’ils ne sont pas confrontés aux mêmes types d’activité intellectuelle ? Les fréquences différentielles et les distributions inégales ne doivent-elles pas nous conduire à envisager des usages contrastés d’un contexte d’études à l’autre ? Autant de questionnements trop souvent passés sous silence, qui pourtant ont toutes leurs importances dans le rendu et la compréhension du sens et des formes des activités intellectuelles étudiantes.

De ce point de vue, l’apport de ce travail se situera principalement dans l’attention que nous porterons non seulement aux effets de socialisation plus ou moins contraignants générés par les matrices disciplinaires étudiées et les logiques sociocognitives qu’elles mettent en oeuvre mais également, et plus spécifiquement encore, à la socialisation des pratiques par la nature même des savoirs à s’approprier, cela pour rendre compte des variations dans les pratiques intellectuelles des étudiants, dans leurs manières de travailler, dans leur rapport au travail intellectuel, dans l’exercice de leur métier d’étudiant.

Que nous nous intéressions aux différences dans les fonctionnements des savoirs et, plus généralement, dans les logiques de connaissance, pour rendre compte de rapports socialement différenciés à la pratique intellectuelle, ne signifie pour autant pas que nous en fassions le seul ou le premier principe discriminant les pratiques ou que nous cherchions à les placer en position de “Cause”. Il s’agit plus exactement de porter l’attention sur un aspect qui nous semble encore peu exploré et qui, pourtant, a toute son importance pour la compréhension des pratiques étudiantes, et, au-delà, des “identités” étudiantes. A cet égard, l’analyse montrera que c’est plutôt dans la combinaison et l’interdépendance d’un ensemble de caractéristiques sociologiques (situations d’études liées au contexte disciplinaire et situations sociales “personnelles” des étudiants) que se constituent les différences dans les pratiques estudiantines.

Car là où, faute de constituer un groupe social intégré et unifié dans un même rapport aux études, les étudiants pouvaient, dans les années soixante, être encore définis par ce qui les réunissait au-delà même du fait d’étudier, à savoir une appartenance sociale privilégiée et par là un rapport aux études traduisant plus généralement le rapport fondamental de leur classe sociale avec la société globale, la forte différenciation des publics étudiants et des formations rend désormais impossible une telle identification, et multiplie les lignes de clivage internes30.

La forte démographisation des populations étudiantes ces trois dernières décennies avec l’élargissement des couches de population accédant à l'enseignement supérieur, a été le théâtre d’un ensemble de bouleversements dans le fonctionnement et l’organisation du système d’enseignement supérieur au nombre desquels on compte la forte diversification des formations et des publics étudiants. La diversification et la complexification accrues, particulièrement forte et rapide, de l’enseignement supérieur, ont ainsi partie liée avec un renforcement des inégalités à l’intérieur même du système d’enseignement supérieur (entre les différents secteurs de l’enseignement et, parfois également, à l’intérieur des filières d’études elles-mêmes), entre les conditions étudiantes et les situations d’études, entre les différents publics étudiants, entre les différents secteurs et cursus d’études, entre les différents grades universitaires31.

Sous bien des rapports, caractéristiques sociales et scolaires des populations étudiantes, types de formations intellectuelles, régimes des études, débouchés professionnels, manières de travailler, manières de “vivre” en étudiant, etc., l’enseignement supérieur a évolué dans le sens d’une plus grande hétérogénéité. « Les étudiants existent, plus nombreux que jamais, mais “l’étudiant” devient un leurre si, sous ce mot, on prétend identifier un statut et une condition aussi communs et aussi bien partagés que par le passé »32. Si tant est qu’il ait jamais existé, l’étudiant moyen n’existe plus.

Autre spécificité de ce travail du même coup, celle qui consiste à nuancer, prenant acte de ces évolutions, le point de vue adopté dans l’appréhension des pratiques et de leurs variations. Souvent traitées à partir des mêmes critères et d’une même échelle de contexte (les appartenances sociales, sexuelles, les disciplines d’études, les établissements...), soit dans la comparaison interdisciplinaire, soit dans la variation intradisciplinaire, nous tenterons de faire varier, pour les combiner, les axes à partir desquels il est possible de reconstruire les pratiques du travail estudiantin.

Les matrices disciplinaires et, à l’intérieur de chacune d’elle, la nature des savoirs à s’approprier, seront ainsi envisagées comme des cadres de socialisation (encadrement, relations pédagogiques, logiques de connaissance...) plus ou moins contraignants (donc producteurs et différenciateurs) des pratiques et des gestes de l’étude (des manières de travailler, d’étudier, d’apprendre...) dans la limite desquels, indiscernablement, se jouent les (ré)appropriations toujours particulières d’étudiants de conditions, de situations, d’origines, de parcours plus ou moins différents

Il s’agit donc de décrire et de comprendre, pour rendre compte des pratiques et techniques intellectuelles des étudiants, à la fois des logiques et des savoirs disciplinaires dans ce qu’ils peuvent avoir de spécifique (les formes d’exercices de la connaissance, les logiques socio-cognitives qui sont à l’oeuvre lors des apprentissages, l’organisation et le fonctionnement des savoirs transmis), et l’univers des apprentis intellectuels tant du point de vue des variations interdisciplinaires (les communautés disciplinaires dont la constitution est liée à des processus de sélection scolaire et sociale, les conditions matérielles d’existence, les rapports à l’avenir, etc.) que du point de vue des éventuelles variations intradisciplinaires, les variations dans les situations “individuelles”, au sein d’une même discipline, pouvant générer des variations dans les conditions de travail et, au-delà, dans les manières de travailler.

C’est dans la reconstruction de ces différents registres que nous nous proposons de faire une sociologie des pratiques et des techniques intellectuelles estudiantines qui rompt avec les analyses qui considèrent les pratiques estudiantines indépendamment des contraintes matérielles, sociales et cognitives spécifiques des savoirs à s’approprier, ainsi qu’avec les descriptions qui ne s’intéressent qu’à la seule distribution des pratiques et non aux écarts inscrits dans les modalités mêmes d’effectuation de la pratique.

C’est à partir d’une comparaison entre des étudiants de médecine DCEM133 et des étudiants inscrits en licence de sociologie que cette recherche voudrait ainsi montrer l’intérêt heuristique que constitue, pour la compréhension des formes du travail intellectuel étudiant, le point de vue d’une sociologie du savoir qui, en lien avec les acquis de la sociologie de l’éducation, s’attache à reconstruire les logiques socio-cognitives spécifiques des savoirs à s’approprier et des matrices disciplinaires fréquentées.

A cet égard, nous montrerons qu’entre la sociologie et la médecine, telles qu’elles sont pratiquées et enseignées en troisième année dans les facultés considérées, il existe de fortes différences dans les degrés de formalisation et de codification scripturales et graphiques des savoirs et des relations d’apprentissage. Ces derniers, en effet, s’offrent à l’étude sous la forme d’un champ de pratiques et de schèmes d’action inégalement établis et définis, réglés et programmés, découpés et délimités. Or ces différences globales en induisent d’autres, plus particulières, du point de vue des manières du connaître et du travail à fournir, des objectifs de la pratique intellectuelle et des logiques de connaissance, de la constance et de la prévisibilité des actes d’apprentissage à réaliser ou, au contraire, de leur plus ou moins grande incertitude cognitive...

Faire l’étude comparée des pratiques intellectuelles d’apprentis médecins et sociologues présentait l’avantage de nous confronter à des univers sociaux (publics étudiants différents tant du point de vue des origines sociales que scolaires) et scolaires (encadrement, rythmes, avenir, exercices), de pratiques et de savoirs différenciés. L’objectif est ainsi de saisir les pratiques intellectuelles et matérielles, dans leur diversité, au plus près telles qu’elles se font, en s’attachant tout particulièrement à leurs modalités concrètes d’effectuation et à leur contexte de production et/ou de possibilité. Il s’agit de les appréhender non pas in abstracto, en dehors des relations qu’elles organisent et de leurs contextes d’inscription, mais contextuellement, en les resituant, d’une part, au sein des trajectoires scolaires, familiales et sociales des différents étudiants et de leurs conditions d’existence (passées et présentes), et d’autre part, en les replaçant au sein des logiques sociales et cognitives propres aux savoirs et aux champs disciplinaires concernés.

Nous cherchons ainsi à établir des liens entre d’une part des exigences sociales et cognitives propres aux savoirs et champs disciplinaires étudiés (type de formation, type de pratiques, type d’encadrement, type de supports pédagogiques, type de contrôle des connaissances, types de travaux, type de savoirs...) et des formes de vie sociale à travers lesquelles les étudiants, chacun plus ou moins spécifiquement, se sont socialement constitués et continuent de se constituer des schémas de perception et d’appréciation du monde dans et par lesquels s’élaborent des manières d’agir et de réagir (de travailler, d’être au temps, à la lecture, de s’approprier différemment une même situation...), sont mis en oeuvre des schémas d’expérience et d’existence plus ou moins spécifiques.

Ce travail procède par plusieurs étapes. Préalable nécessaire à l’appréhension des pratiques intellectuelles étudiantes et de leurs variations, nous établissons, dans une première partie, une morphologie sociale générale des deux populations étudiantes enquêtées qui vise à saisir les écarts sociaux et culturels liés aux spécificités plus ou moins marquées du recrutement social opéré par chacune des deux filières d’études prises pour objet. Car à moins de disjoindre complètement et artificiellement les caractéristiques sociocognitives propres aux deux contextes d’études et celles propres aux deux publics étudiants concernés, il convient de considérer les différences existantes dans les formes du travail intellectuel étudiant comme le produit d’une interdépendance entre, d’un côté, les caractéristiques (scolaires, culturelles, matérielles...) propres à chacun des deux publics étudiants considérés (plus ou moins homogènes ou hétérogènes, sélectionnés ou non, culturellement dotés, scolairement performants...), et, de l’autre côté, les caractéristiques (style pédagogique, encadrement, types de savoirs dispensés, type d’avenir préparé, visibilité sociale et scolaire de la filière, etc.) spécifiques à chacun des deux contextes disciplinaires fréquentés.

Nous montrerons ainsi que ces deux niveaux, bien loin de constituer deux ordres de réalité séparés, sont étroitement intriqués l’un à l’autre et agissent de concert. S’il en est ainsi, c’est à la fois parce que les différents groupes d’étudiants ne disposent pas, selon leurs appartenances sociales, sexuelles, scolaires..., de chances statistiques équivalentes d’orientation dans les différents secteurs de l’enseignement supérieur et que, par ailleurs, mais c’est lié, les différentes filières d’études ne recrutent pas leurs publics par pure contingence sociologique mais au terme d’un processus social et scolaire déjà long de triage et de sélection des différentes populations. L’un participe de l’autre et constitue, indiscernablement, une part de sa spécificité.

Autrement dit, l’expérience que les différents étudiants font de l’enseignement supérieur, en terme tout à la fois d’orientations universitaires (plus ou moins prestigieuses, plus ou moins électives et sélectives ou forcées...), de rapport au présent des études, et de rapport à l’avenir (scolaire et/ou professionnel), et qui, d’une manière ou d’une autre, impriment un sens (une direction et une signification) à leurs pratiques intellectuelles, ne se déterminent pas au hasard de leurs situations sociales et de leurs situations d’études. Les filières d’études cristallisant ainsi, dans la synchronie, un ensemble d’écarts sociaux et culturels engendrés dans la diachronie des tris scolaires et sociaux, il importait donc de commencer ce travail par la description des différences sociologiques existantes entre le public des étudiants sociologues et celui des étudiants médecins (indiscernablement liées à leurs situations sociales personnelles et à leurs situations d’études) pour espérer en interpréter, dans la variation, le sens et les effets sur l’action d’étudier et sur les pratiques d’études.

A cet égard, la comparaison interdisciplinaire passe par la précision des éventuels écarts intradisciplinaires (et de la nature de ceux-ci) existants entre les étudiants d’une même discipline d’études non seulement parce que le caractère plus ou moins homogène ou au contraire hétérogène des publics étudiants constitue une donnée objectivement différenciatrice des différentes filières d’études, mais également parce que les différences constatables, plus ou moins importantes et marquées, au sein d’une même filière peuvent être au principe de manières d’étudier différentes qui, une fois reconstruites, sont susceptibles de se retrouver comme l’un des principes de la variation aux différents moments et niveaux de la pratique d’études. Ce tableau général une fois établi, il est ensuite possible d’en réinvestir les acquis d’intelligibilité dans l’analyse comme autant de lignes de clivages possibles entre étudiants, plus ou moins saillantes, dans les différents domaines de la pratique abordés.

Dans une deuxième partie, nos réflexions nous conduisent tout à la fois à rompre avec les figures idéaliste et romantique de l’activité de la pensée, du savoir et de la connaissance afin de nous donner les moyens de penser le travail intellectuel sous ses différentes formes, les activités et les savoirs desquels il procède, non pas in abstracto et en général, mais dans la matérialité des pratiques et des actes concrets qui en sont constitutifs, des matériaux langagiers dans et par lesquels ils s’objectivent et se réalisent. Il s’agit ainsi de démontrer non seulement que les formes de la pensée et plus spécifiquement de l’activité intellectuelle sont inséparables de leur objectivation dans un matériau linguistique (et donc, indiscernablement, de leur réalisation dans des pratiques sociales et langagières particulières) mais également, et c’est lié, que les variations dans les opérations, les contenus et les processus de la connaissance sont nécessairement intriquées à des variations dans les formes matérielles de production, d’organisation et de manipulation sémiotiques.

De ce point de vue, les savoirs et les pratiques intellectuelles “savants”, tels que nous les abordons à partir de pratiques d’étudiants, gagnaient à être pensés en lien avec les acquis historiques et anthropologiques sur les activités d’écriture et de lecture notamment, et, indissociablement, sur la pensée et le savoir graphiques qui en constituent l’une des conditions historiques de possibilité fondamentales. Réfléchir sur les pratiques d’écriture et de lecture est ainsi une manière de mettre au jour les multiples fonctions sociales et cognitives de l’écrit, de rationalisation et d’organisation, d’objectivation et d’explicitation réflexive, d’enregistrement et d’accumulation, de classification et de triage de l’information, etc., en tant que telles indissociables de la mise en oeuvre de dispositions sociales mentales et comportementales, plus gestionnaires et calculatrices, et ainsi même de poser quelques jalons pour penser les pratiques intellectuelles étudiantes dont une bonne part sont ancrées dans des activités variables d’écriture et de lecture.

C’est aussi l’occasion de revenir de façon critique, pour tenter de les nuancer, sur quelques unes des oppositions communément admises dans les sciences sociales comme celle plus ou moins clairement énoncée d’un grand partage entre culture écrite et culture orale, entre raison pratique et raison théorique, qui, inévitablement, conduit peu ou prou à fondre et à identifier l’ensemble des phénomènes sociaux et cognitifs qui appartiennent à l’univers des significations écrites : écriture, logique, objectivation, rationalisation, codification... Or, tout porte à croire qu’il existe de fondamentales différences entre les écrits, qu’il n’est pas une “Écriture” ou de l’“écriture”, mais des écrits plus ou moins spécifiques, tout comme il existe non un savoir écrit (par opposition au savoir oral) mais des savoirs écrits, plus ou moins découpés, délimités, stabilisés, organisés, formalisés, codifiés, cumulatifs, de même qu’il existe des pratiques d’écriture comme des pratiques de lecture, textuels ou a-syntactiques, “littéraires” ou gestionnaires, plus ou moins systématiques, structurés, linéaires... Il n’y a là, en réalité, ni invariants historiques ni invariants culturels !

Inégalement découpés, délimités, intégrés, programmés, réglés et codifiés en leurs principes de fonctionnement et en leurs énoncés, c’est précisément ce qui contribue à différencier les savoirs et les relations d’apprentissage tels qu’ils sont mis en oeuvre en troisième année de médecine et en licence de sociologie. La médecine, d’un côté, qui s’organise en un corps commun et systématique de connaissances cliniques et fondamentales, dispense des contenus scientifiques et techniques solidement délimités, définis et édifiés. Les modalités et les objectifs de l’apprentissage y sont clairement établis et programmés. Les savoirs et les contenus, les modes de pensée et d’action à l’oeuvre dans ce contexte d’études, qui reposent sur un ensemble de corpus univoques et codifiés de mécanismes, de données, de règles, de lois, de procédés et de procédures stabilisés de connaissances, etc., s’offrent ainsi à l’étude sous la forme d’un champ d’investigation et de pratiques fortement structuré.

La présence de nombreuses synthèses, de nombreux manuels et dictionnaires qui font état de la standardisation du lexique médical et de son langage conceptuel, en constituent par exemple de clairs indices, de même que l’existence de distinctions nettes et tranchées entre les différents domaines d’apprentissage, entre groupes de problèmes clairement identifiés. Les savoirs et les schèmes mis en oeuvre dans la transmission étant ainsi déterminés et réglés dans leur principe de fonctionnement, ils contribuent non seulement à limiter les imprévus et les incertitudes de la pratique d’apprentissage appuyée sur des contenus précis et irréductibles sur le fondement desquels il n’y a pas à revenir, mais confère également aux différents gestes de l’étude une certaine constance et une certaine prévisibilité. On sait ce qu’on doit faire, et comment le faire...

De l’autre côté, le polymorphisme théorique et méthodologique de la science sociologique n'est pas au principe d'un fonds commun incompressible de connaissances qui imposerait, pour être pratiqué, l’apprentissage ou la mise en oeuvre de contenus et de procédures identiques. Loin de s’offrir à l’étude sous la forme d’un champ d’investigation et de pratiques intégré et uniforme, la sociologie, telle qu’elle est enseignée à l’université lumière Lyon 2, se présente avant tout, pour emprunter l’expression à Jean-Claude Passeron, comme « une large gamme d’intelligibilités partielles, indissociables d’un dispositif multidimensionnel de chantiers de recherches morcelé »34 où acquis d’intelligibilité et principes de connaissance ne sont ni totalement comparables ni simplement cumulables.

Dans une large mesure axés sur la recherche, les objectifs de l’apprentissage, qui reposent pour une bonne part sur le travail empirique, le commentaire et la fréquentation durable des auteurs, des textes et des études, restent souvent mal définis dans leurs contenus (faire une dissertation, un dossier, une fiche de lecture, etc.) aussi bien que dans leurs principes (recherches documentaires, utilisation des auteurs, problématisation, construction d’un objet de recherche, conceptualisation, enquête de terrain, etc.). Savoir de la recherche, en cours de construction, aux “contours” mal définis, qui repose davantage sur l’appropriation de postures informées de connaissances que sur des contenus déterminés et codifiés, la sociologie, telle qu’elle est enseignée à l’université Lyon 2, laisse, au contraire de la médecine, nombre de ses modes de pensée et d’action à l’état implicite...

Enfin nos dernières parties sont consacrées à l’analyse des logiques, des pratiques et des réalités concrètes du travail intellectuel des étudiants enquêtés et, indissociablement, à leurs variations. Notre propos n’est évidemment pas exhaustif, tant s’en faut, dans les domaines de la pratique qu’il aborde et laisse ainsi dans l’ombre nombre d’aspects qui aurait pu trouver leur place dans le cadre de ce travail. Si nous avons cherché au fil de notre propos à démultiplier les réalités prises en compte, les domaines d’activité effectivement traités, nous avons néanmoins choisi de centrer et d’organiser nos interprétations autour de quelques grands axes de la pratique étudiante qui ainsi constituent la trame de cette étude. De cette manière, nous passerons successivement de l’étude des changements et des ruptures inhérents au passage de l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur à l’étude des temps étudiants en passant par celle des pratiques de lecture, d’écriture ou encore des activités de la copie. De prime abord, ces différents points d’analyse pourraient sembler relativement limités et partiels. Ils constituent en réalité des domaines centraux de la pratique étudiante (temporalités, lectures, écritures) en ce qu’ils sont peu ou prou immanents à toute activité intellectuelle “savante” et, en tant que tels, des domaines tout désignés pour appréhender les modalités d’après lesquelles s’opèrent des différences dans les formes du travail intellectuel étudiant. Ils sont en outre, par le caractère relativement large des réalités qu’ils désignent, l’occasion de passer en revue un ensemble conséquent de micro-pratiques et de micro-situations avec lesquelles les étudiants enquêtés se trouvent en prise...

Notes
1.

PASSERON Jean-Claude, « Les régimes disciplinaires : le raisonnement sociologique comme mixte argumentatif », Le Raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Éd. Nathan, 1991, pp.71-88.

2.

BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, Les Étudiants et leurs études, Paris/La Haye, Éd. Mouton, 1964, 149 pages.

3.

BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude et SAINT-MARTIN Monique de, Rapport Pédagogique et Communication, Paris/La-Haye, Éd. Mouton, 1965, 125 pages.

4.

BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers, Les étudiants et la culture, Paris, Éd. de Minuit, 1964, 189 pages.

5.

BAUDELOT (Ch.), BENOLIEL (R.), CUKROWICZ (H.), ESTABLET (R.), Les Étudiants, l’emploi, la crise, Paris, PCM, 1981, 220 pages.

6.

MOLINARI Jean-Paul, Les Étudiants, Paris, Éditions Ouvrières, 1992, 141 pages.

7.

GALLAND Olivier (sous la direction), Le Monde des étudiants, Paris, PUF, Coll. Sociologie, 1995, 247 pages.

8.

ERLICH Valérie, Les Étudiants, un groupe social en mutation. Étude des transformations de la population étudiante française et de ses modes de vie (1960-1994), Thèse de nouveau doctorat de sociologie, Université de Nice-Sophia Antipolis, UFR Lettres, Arts et Sciences Humaines, Septembre 1996, 587 pages.

9.

N’en déplaisent aux inconditionnels de tel ou tel mode d’investigation sociologique, il n’est donc nullement dans notre intention d’opposer les vertus des approches qualitatives aux carences de l’enquête quantitative. Car le raisonnement sociologique est d’autant plus fécond empiriquement qu’il n’oppose pas des modes de construction de la réalité sociale qui, pour être différents, n’en sont pas moins complémentaires. Le raisonnement sociologique, dont le statut assertorique est celui non du juste milieu mais d’un go between entre moment de raisonnement expérimental et moment de contextualisation historique, a toujours tout à gagner à faire intervenir, dans ses argumentations, des informations de nature différente, à alterner, par exemple, des moments de raisonnement statistique et des moments de raisonnement plus contextualisé. Quand bien même ces modes différenciés de construction de la réalité sociale restent relativement irréductibles l’un à l’autre, loin de les opposer, il convient au contraire de chercher à les in-former l’un l’autre et à les faire fonctionner dans l’interrogation croisée, mutuelle et réciproque. A l’instar de Jean-Claude Passeron, nous pensons ainsi qu’il convient de tirer tout le parti des différents modes d’approche de la réalité sociale dans la mesure même où les limites inhérentes au mode de “collecte” de l’information et de production des données de l’un constituent précisément l’intérêt heuristique de l’autre. Le moment du raisonnement statistique et celui du raisonnement plus contextualisé n’ont ainsi pas à être opposés. Ils constituent seulement des moments différents du raisonnement sociologique pris dans son ensemble. Car il est des moments où le raisonnement sociologique a besoin de se faire plus quantitatif, d’élargir la focale de l’objectif pour mettre au jour des régularités ou des tendances afin de saisir les choses à grand trait. En d’autres occasions, au contraire, le raisonnement sociologique rend nécessaire une approche plus serrée de la réalité sociale qui cherche à voir de plus près ce qui se passe, non plus pour tenter de saisir les choses globalement mais cette fois-ci davantage par le détail de la variation, en réduisant la focale de l’objectif. Aussi, chaque mode de construction permet-il de saisir des dimensions différentes mais entrecroisées de la réalité sociale, en tant que telles inaccessibles à seulement l’un d’entre eux.

10.

C’est ainsi, par exemple, que François Dubet, acceptant à demi mot mais de facto comme préalable de l’enquête la démission du raisonnement sociologique, peut écrire : « A la complexité du contexte [universitaire], il faut ajouter l'hétérogénéité des étudiants qui parviennent à l'université au terme de parcours scolaires et sociaux forts différents. Il est extrêmement difficile de caractériser sociologiquement les publics étudiants, de construire des sous-ensembles pertinents et homogènes dans une université articulant des “offres” et des “demandes” multiples et fractionnées. (...) Les conduites et les attitudes des étudiants de l'université de masse se prêtent mal à une interprétation immédiate en terme de détermination sociale à partir des grandes variables classiques, non parce qu'elles échapperaient aux “déterminismes” sociaux, mais parce que ces variables ne peuvent rendre compte de la diversité des parcours, des projets et des conditions d’études sans aboutir à une atomisation extrême de la construction des expériences et des manières d'être étudiant. C'est donc dans les rapports des étudiants à leurs études eux-mêmes, plus que dans les facteurs “déterminants”, que l'on peut chercher les principes d'identification et de construction des expériences étudiantes », in DUBET François, « Dimensions et figures de l’expérience étudiante dans l’université de masse », Revue française de sociologie, XXXV, 1994, pp.511-512.

11.

Relevant la distance séparant la conduite idéaltypiquement rationnelle des conduites réelles des étudiants aussi bien que des professeurs, les auteurs décrivaient alors le mépris conjoint, voire l’ambivalence, des enseignants du supérieur pour les contraintes les plus prosaïques du travail pédagogique et par là les plus préjudiciables à l’image qu’ils se font de leur dignité intellectuelle, d’un côté, et des étudiants pour les techniques d’organisation rationnelle du travail intellectuel perçues comme attentatoires à l’image romantique du travail intellectuel, de l’autre. Cette complicité tacite des enseignants et des enseignés les plus privilégiés, ainsi que la décrivait les auteurs, par laquelle les protagonistes tiraient simultanément ou alternativement avantage du système, pouvait alors être décrite comme une contrainte objective tenant le système d’enseignement à bonne distance d’une pédagogie rationnelle pourtant la mieux faite pour lutter contre les inégalités culturelles, « les étudiants des classes cultivées étant les mieux (ou les moins mal) préparés à s’adapter à un système d’exigences diffuses et implicites », BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964, p.113.

12.

Outre une description de l’anomie du temps institutionnel, l’étude portait au jour les deux principes alors constitutifs de la morphologie temporelle étudiante, celui d’irrégularité et celui d’inversion. De même, l’étude montrait que l’ethos temporel étudiant était plus proche d’un ethos de la prévoyance organisant le travail à la demande des tâches que d’un ethos de la prévision, les étudiants faisant montre, dans l’ensemble, d’une faible propension à la planification rationnelle du travail. VERRET Michel, Le Temps des études, Lille, Université Lille 3, 1975, Thèse présentée devant l’Université de Paris V le 29 mai 1974, 2 tomes, pp. 602-603.

13.

C’est ainsi qu’à l'organisation intensive des classes préparatoires, productrice d'un enfermement symbolique où s’impose toute une définition de la culture et du travail intellectuel, obtenue par « le système des moyens institutionnels, incitations, contraintes et contrôles, qui concourent à réduire toute l'existence de ceux que l'on appelle encore ici, des “élèves” (par opposition aux “étudiants”) à une succession ininterrompue d'activités scolaires intensives, rigoureusement réglées et contrôlées tant dans leur moment que dans leur rythme », s’oppose le système des facultés dont l’action pédagogique, le mode d’imposition et d’inculcation, se caractérise par « l’absence des conditions institutionnelles, systématiquement réunies dans les classes préparatoires, d’un travail pédagogique intense et continu », BOURDIEU, Pierre, La Noblesse d’Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.

14.

DONNAT Olivier et COGNEAU Denis, Les Pratiques culturelles des français, 1973-1989, Paris, La Découverte, La Documentation française, 1990. Nombre d’entre elles s’inscrivent dans le cadre de la Mission lecture étudiante crée en 1991 par le ministère de l’Education nationale et placée sous la direction d’Emmanuel Fraisse. Ainsi que l’écrit ce dernier : « La mission est donc chargée de rassembler les informations, d’en susciter, et de proposer les mesures propres à améliorer l’offre de lecture. De manière générale, elle vise à encourager la lecture au sein de la population étudiante. Elle s’attache particulièrement aux premiers cycles et aux “nouveaux étudiants” (ceux dont les homologues, il y a seulement dix ou quinze ans, n’avaient pas de perspective universitaire). La mission lecture a également pour vocation de permettre l’organisation d’une réflexion permanente sur la lecture en liaison avec les professionnels du livre, les directions en charge de la Culture et le ministère de la Recherche et de l’Espace » in FRAISSE Emmanuel, « Un an de mission lecture étudiante », L’Ecole des lettres, 1er novembre 1992, n°4, pp. 55-65. La mission a donné lieu à une première publication en 1993 : FRAISSE Emmanuel (sous la direction), Les Etudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993.

15.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (2), 1997, 175 pages.

16.

Une fois encore statistiquement construites, ces études insistent toutefois davantage sur les écarts, les inégales distributions et répartitions sociales que sur les modalités d’usage contrasté, les pratiques en train de se faire, dont on sait avec les acquis récents de l’histoire et la sociologie des pratiques culturelles qu’elles peuvent s’avérer au moins aussi distinctives, sinon plus...

17.

ERLICH Valérie, Les Etudiants, un groupe social en mutation. Etude des transformations de la population étudiante française et de ses modes de vie (1960-1994), Thèse de nouveau doctorat de sociologie, Université de Nice Sophia-Antipolis, UFR Lettres, arts et sciences humaines, septembre 1996, pp.5-6.

18.

BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction, Paris, Éd. de Minuit, 1970, 279 pages. BAUDELOT Christian et ESTABLET Roger, L’École capitaliste en France, Paris, Maspéro, 1971, 336 pages.

19.

A cet égard, on ne peut opposer, comme le fait Olivier Galland, cet argument présenté dans les années soixante par les auteurs des Héritiers pour contester la réalité sociale du groupe étudiant aux arguments de l’“hétérogénéisation” de l’univers étudiant qui prévalent aujourd’hui. C’est ainsi qu’Olivier Galland peut écrire : « Le caractère socialement homogène et élitiste de la population étudiante dont les frontières se confondaient avec celles de la jeunesse bourgeoise servait à Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron d'argument essentiel pour nier l'existence d'un groupe étudiant. (...) Aujourd'hui, c'est un argument différent, et presque inverse, qui est avancé pour contester la réalité sociale du groupe étudiant. C'est en effet plutôt la massification, et donc on l'imagine la diversification des origines et par suite celle des filières et des cursus, qui, pour plusieurs auteurs, contribue à l'éclatement de la condition étudiante et à l'inconsistance de sa définition sociologique », in GALLAND Olivier (sous la direction), Le Monde des étudiants, Paris, PUF, Coll. Sociologie, 1995, p.20. Mais l’affirmation est pour une bonne part spécieuse puisque, loin de s’opposer, les deux arguments se renforcent mutuellement. L'argument de la diversification (des filières d’études, des profils étudiants, de leurs origines sociales, scolaires...) contestant la réalité sociale d’un groupe étudiant n'est pas inverse à celui des Héritiers mais, au contraire, l'amplifie. En simplifiant, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron affirmaient que, compte tenu du caractère faiblement intégrateur de l’université, les étudiants étaient avant tout et mieux définis par leur appartenance sociale et culturelle que par le fait de suivre des études. Cela, ils l’affirmaient d’ailleurs avec d’autant plus de facilité que leur étude portait principalement le regard sur les étudiants de Lettres, c’est-à-dire sur les filières d’études qui comptent au nombre des filières traditionnellement les plus faiblement “intégratrices” (encadrement pédagogique plutôt faible, rythmes temporelles et horaires anomiques...), ce qui sans doute empêchait ces auteurs d’apercevoir les effets intégrateurs de matrices disciplinaires plus puissantes. Tout porte à croire, en effet, que les études de médecine, par exemple, étaient déjà à l’époque fortement structurantes, et leurs étudiants sensiblement différents des étudiants décrits dans les Héritiers. Cependant, là où il semblait encore possible, dans les années soixante, de définir globalement les étudiants par leurs origines “bourgeoises” communes, tel n’est plus le cas aujourd’hui avec tout à la fois la diversification des parcours, des secteurs d’études et des origines sociales étudiantes. Les deux arguments ne sont donc pas logiquement contradictoires, tant s’en faut, comme le laisse entendre Olivier Galland puisque le second tend à prolonger le premier. Somme toute, la sociologie gagnerait à se faire plus modeste et moins impatiente dans les raisonnements qu’elle tente de mettre à l’oeuvre en préférant, autant que possible, le débats sur les faits aux débats généraux. Car que gagne la connaissance sociologique à vouloir débattre absolument, pour tenter de la résoudre, la question de la réalité sociale du groupe étudiant lors même que l’étude concrète des pratiques, des conduites, des conditions ou des modes de vie estudiantins par exemple, mène à l’appréhension de groupes étudiants, aux frontières plus ou moins stables, aux contours relativement différents et variables selon le type de réalités prises en compte, et dont l’existence ne s’organise pas nécessairement en fonction d’une seule et même logique pour parfois traverser les différences d’état et de conditions, ou même d’appartenance disciplinaire. Aussi nous semble-t-il plus opportun de conduire une sociologie des pratiques qui ne présuppose pas d’emblée l’existence de groupes intégrés mais cherche au contraire, à partir de l’étude des pratiques sociales et de leurs variations, à repérer des “communautés” plus ou moins constituées, stables, variables et clairement définies dans les principes qui les réunissent...

20.

BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964, p. 7.

21.

C’est d’ailleurs, là encore, le point faible des interprétations et des utilisations qui parfois ont été faites ultérieurement de ce travail sur les étudiants, certains commentateurs oubliant un peu trop rapidement le contexte empirique précis dans lequel l’idéal-type de l’étudiant héritier a été produit et faisant comme si celui-ci pouvait avec certitude caractériser l’ensemble des étudiants d’alors, toutes filières confondues : « Déjà, en construisant le type idéal de l'Héritier au début des années soixante, P. Bourdieu et J.-C. Passeron soulignaient combien ce modèle était en voie de disparition dans une première vague de massification universitaire. Aujourd'hui, le renforcement de cette massification, d'une part, et la diversification de l'offre universitaire, d'autre part, ne font de l'Héritier qu'une figure très partielle de l'expérience étudiante. Mais il faut surtout souligner le fait qu'aucun type idéal nouveau n'a succédé à celui de l'Héritier », in DUBET François, « Dimensions et figures de l’expérience étudiante dans l’université de masse », Revue française de sociologie, XXXV, 1994, p.529. Or rien n’est moins sûr tant l’on peut penser avec raison que les effets discriminants liés à l’appartenance disciplinaire, aujourd’hui constatés, en matière de pratiques et de conduites étudiantes n’étaient pas moins forts dans les années soixante qu’aujourd’hui. Sans doute est-on fondé à penser qu’ils se sont sinon renforcés du moins diversifiés avec la diversification récente des secteurs d’études, et, par la même, des situations et des conditions d’études, mais rien n’autorise à faire comme si l’idéal type de l’Héritier valait au delà même des secteurs d’études à partir desquels il fut établi. Concrètement, si l’on peut penser que les étudiants de Lettres présentaient nombre de caractéristiques communes telles que celles qui furent décrites dans les Les Héritiers, il est bien moins certain qu’il en fut ainsi avec les étudiants de médecine ou de droit d’alors par exemple...

22.

BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers..., Opus cité, p.19.

23.

Et tout particulièrement ceux effectués dans les années 60-70 par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron.

24.

BOURDIEU Pierre et SAINT MARTIN Monique de, « Agrégation et ségrégation. Le champ des grandes écoles et le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, n°69, septembre 1987, p.3. Voir également BOURDIEU Pierre, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, pp.188-225.

25.

BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'État. Grandes Écoles et esprit de corps, Paris, Éd. Minuit, 1989, pp.51-64.

26.

BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'État. Opus-cité, p.101.

27.

A cet égard nous nous rapprochons peu ou prou, bien que sous une forme et dans un contexte différents, du point de vue soutenu par Francis Goyet dans son étude sur le Sublime du “lieu commun” : « L’Institution Oratoire de Quintilien, et après lui les humanités de la Renaissance, tiennent exactement ce discours, propre à séduire des élèves brillants de “prépas”. On peut à l’évidence le critiquer radicalement, comme on peut aujourd’hui nier toute valeur aux filières de l’ENA. Cette critique externe est par exemple celle d’Anthony Grafton et de Lisa Jardine, dont le livre From Humanism to the Humanities reprend explicitement les thèses de La Reproduction de Bourdieu. Les humanités autrefois, l’ENA aujourd’hui sont réduites par ces auteurs à n’être que des machines à sélectionner une élite. Le contenu de l’enseignement importerait moins que le carnet d’adresses, et en général la maîtrise des habitus sociaux. Pareille critique est un tonique indispensable — elle est même particulièrement réjouissante pour la Renaissance, tant les études sur l’humanisme tombent aisément dans l’hagiographie. Et pourtant ce point de vue sociologique ne sera pas le mien. Je viserai plutôt une critique interne — avec un goût faible pour le carnet d’adresses, ou l’origine géographique des auteurs. C’est le contenu de l’enseignement qui sera pris au sérieux, et plus encore la foi même dans les humanités comme moyen de “diriger” la vie politique, d’influer sur les affaires de l’Etat », GOYET Francis, Le Sublime du lieu commun : l’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1996, p.33.

28.

« Les Conditions de Vie des Etudiants », Enquête nationale de l’O.V.E. : Premiers résultats. La lettre de l’Observatoire de la Vie Etudiante, N° spécial, juillet 1995, p.8.

29.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus cité, pp.155-162.

30.

« De cette multiplicité, écrit Valérie Erlich, se détachent des groupes relativement distincts dont les contours varient d’un champ à l’autre, d’une classe à l’autre, d’un sexe à l’autre à l’intérieur d’une classe, d’une discipline, d’un âge à l’autre : de ceux qui préparent un Brevet de Techniciens Supérieurs à ceux qui préparent des concours aux Grandes Ecoles, de ceux qui sont salariés à ceux qui étudient à plein-temps, de ceux qui vivent chez leurs parents à ceux qui ont quitté le domicile familial... autant de lignes de clivages, autant de modes de vie », ERLICH Valérie, Les Etudiants, un groupe social en mutation. Opus cité, p.10.

31.

C’est ce que déjà notaient C. Baudelot, R. Benoliel, H Cukrowicz et R. Establet, au début des années quatre vingt : « L’accroissement quantitatif des années soixante aboutit à accentuer très fortement les différences entre les branches de l’enseignement supérieur. La polarisation entre la médecine et les lettres donne la clé de l’évolution globale : l’accroissement du public en médecine est masculin et bourgeois ; l’accroissement du public littéraire, essentiellement féminin, concerne toutes les couches sociales, sauf les plus privilégiées : les garçons fils de cadres et professions libérales. Les études de pharmacie sont aux filles de cadres ce que les études de médecine sont aux garçons de leur classe ; inversement, les études scientifiques sont aux garçons d’origine populaire ce que les études littéraires sont aux filles de même milieu. Sous tous ces rapports, le droit occupe une situation intermédiaire. La différenciation progressive des publics universitaires va de pair avec leur hiérarchisation », C. BAUDELOT, R. BENOLIEL, H CUKROWICZ et R. ESTABLET, Les Etudiants, l’emploi, la crise, Paris, Maspéro, 1981, p.37.

32.

MOLINARI Jean-Paul, Les Etudiants, Paris, Les Editions ouvrières, Collection Portes ouvertes, 1992, p.127.

33.

Deuxième Cycle des Etudes Médicales 1, qui correspond à la troisième année d’études.

34.

PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p.21.