I.A. Les filières d’études cristallisent un ensemble d’écarts sociaux et culturels entre les populations étudiantes

C’est dire que les différentes filières d’études, en raison des effets des tris et des filtrages scolaires, n’accueillent ni ne composent les mêmes publics étudiants sous l’angle du sexe, de l’origine sociale, du capital scolaire39, etc. Les filières d’études subsument un ensemble de différences sociales et culturelles. Car entre elles existent des écarts qui, outre ceux imputables aux traditions intellectuelles et pédagogiques, se trouvent liés aux spécificités sociologiques (et statistiques) de leur recrutement, c’est-à-dire aux effets diachroniques de la sélection, du triage, et de la production scolaires et sociales de leurs populations étudiantes définies, d’un secteur à l’autre de l’enseignement supérieur, par des conditions sociales et un passé scolaire-social différents.

En comparant les manières de travailler et les conduites scolaires de deux filières d’études différentes, la médecine et la sociologie en l’occurrence, c’est indissociablement à un ensemble de différences dans la composition sociale des publics, dans les niveaux de sélection, dans les traditions intellectuelles, dans les rythmes, dans la “nature” des savoirs à s’approprier, etc., que l’on est renvoyé40. C’est ainsi que pour saisir, par exemple, les différences dans les rapports au travail intellectuel des apprentis-sociologues et des apprentis-médecins, il faut tout à la fois rendre compte des logiques de connaissance, de l’organisation des savoirs, des chances objectives d’avenir professionnel, etc., mais également du caractère inégalement sélectionné et disparate des deux publics étudiants sur les plans du passé social et scolaire, de l’origine sociale, ou encore (et c’est lié) du caractère inégalement électif de l’orientation universitaire...

C’est pourquoi si l’on peut théoriquement penser les pratiques et les conduites intellectuelles des étudiants comme le produit, à un moment donné, de la combinaison entre leur situation universitaire spécifique et leur situation sociale « personnelle » qui, toutes deux, contribuent à définir les pratiques et leurs modalités, on ne peut faire cependant comme si les deux situations en présence constituaient deux ordres de réalités séparées.

Car tout irait bien si ces deux situations sociales étaient effectivement indépendantes l’une de l’autre, si les conditions sociales d’existence, les origines sociales, les trajectoires scolaires, etc., des étudiants, n’étaient en rien liées à la filière d’études suivie, si les différentes conditions sociales d’existence avaient une égale probabilité statistique de se retrouver dans les différents secteurs de l’enseignement supérieur, bref s’il était possible, ici, de raisonner ces deux situations sociales « toutes choses étant égales par ailleurs ».

Or, il n’en est rien. Car bien loin d’avoir affaire à deux ordres de réalité séparés, les liens qui s’établissent entre les situations universitaires, d’une part, et d’autre part les situations sociales « personnelles » des étudiants, ne s’opèrent jamais par pure contingence sociologique. Si bien que le raisonnement sociologique perdrait en signification historique (et en pouvoir de comparaison) si l’on ne devait pas voir et expliciter ce qui profondément unit les situations sociales « personnelles » des étudiants aux différentes situations universitaires.

Les situations sociales « personnelles » des étudiants attachées, à un moment donné, à une filière d’études ou à un groupe de filières d’études, en sont une dimension constitutive qui livrent toujours, pour peu que l’on ne raisonne pas idiographiquement, un ensemble sociologiquement pertinent d’informations sur les logiques sociales qui y sont à l’oeuvre : recrutement social des publics, cohérence des attentes, statut et sens des études, etc.

Notes
39.

GRIGNON Claude, GRUEL Louis, BENSOUSSAN Bernard, Les Conditions de vie des étudiants, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (1), 1996, pp. 11-30.

40.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus cité, p. 15.