I.B. Les conditions sociales d’appartenance spécifient, dans le cadre de chaque discipline, les effets de l’appartenance disciplinaire

On objectera sans doute que les filières d’études ne composent jamais des publics totalement homogènes sous l’angle du passé scolaire, du capital scolaire, de l’origine sociale, etc. « (...) On retrouve toujours, quel que soit le secteur d’enseignement considéré, des étudiants de toutes origines sociales, de même que des étudiants des deux sexes »41. Mais les populations étudiantes des différentes filières d’études étant le produit d’un processus de production diachronique et se définissant, dans leurs spécificités, par un certain passé social et scolaire, on comprend que, la sélection et la production des sous-populations étant effectuées, les écarts sociaux et culturels entre les étudiants soient plus accentués d’un point de vue interdisciplinaire (d’une filière d’études à l’autre ou d’un groupe de filières d’études à l’autre) que d’un point de vue intradisciplinaire, quand bien même les inégalités intradisciplinaires peuvent, d’un secteur d’enseignement à l’autre et en raison même du caractère inégalement sélectionné des sous-populations étudiantes, être plus ou moins importantes.

Une fois ce travail de sélection et donc de production diachronique réalisés, les étudiants d’une même filière d’études, précisément réunis par un certain passé social et scolaire, seront sociologiquement plus proches les uns des autres, quelque soit par ailleurs leurs conditions et leurs situations sociales « personnelles », que ne le seront par exemple deux étudiants de même origine sociale mais scolarisés dans deux filières d’études différentes, et, par là même, ayant connu un parcours scolaire différent. « Une fois que ces étudiants sont passés à travers les mailles du filet de la sélection (les filles dans des filières ou des disciplines masculines, des enfants d’ouvriers ou d’agriculteurs dans des disciplines très prestigieuses, etc.), ils ont tendance à voir le monde à partir de ce nouveau point de vue plutôt qu’à travers le point de vue de leur origine sociale. Leur champ de possibles est totalement différent de celui de camarades qui n’ont pas connu le même parcours scolaire »42.

Cette affirmation ne signifie cependant pas que les différences dans les conditions sociales d’existence et d’appartenance n’aient pas d’effets perceptibles sur les pratiques ou les représentations du travail intellectuel, bien au contraire. Celles-ci gardent toute leur pertinence sociologique pour l’appréhension des pratiques et des conduites universitaires. Car les situations sociales « personnelles » peuvent être au principe de conduites universitaires, de représentations du travail intellectuel, de manières de travailler, de suivre des études, etc., bien différentes. Mais une fois que les étudiants de diverses origines et conditions ont été classés, sélectionnés, et orientés dans les différents secteurs de l’enseignement supérieur, c’est à l’intérieur même de chaque discipline que leurs influences restent perceptibles. C’est en ce sens en effet que l’on peut dire que les conditions d’existence spécifient, dans le cadre de chaque discipline, les pratiques et les représentations du travail intellectuel.

Ce n’est finalement qu’en succombant à l’illusion de pouvoir saisir « directement et exclusivement l’influence, même croisée, de facteurs comme l’origine sociale ou le sexe dans des relations synchroniques qui, s’agissant d’une population définie par un certain passé, lui-même défini par l’action continue dans le temps de ces facteurs, ne prennent tout leur sens que dans le contexte de la carrière comme seule totalité concrète »43, que l’on peut en conclure, hâtivement, un affaiblissement de leur influence là où précisément, pour avoir exercé tous leurs effets de manière diachronique en répartissant et classant les différents étudiants dans les différents secteurs de l’enseignement supérieur, leur action ne s’exerce plus (ou dans une moindre mesure) dans la pure synchronie.

Il ne faut pas oublier, en effet, que « L’origine sociale joue fondamentalement 1) sur la probabilité très inégale d’accès à l’enseignement supérieur, 2) sur la probabilité très inégale d’accès aux différents secteurs (établissement et types d’études) de l’enseignement supérieur et 3) sur la probabilité tout aussi inégale de mener des études longues »44. Lorsqu’ils entrent à l’université et se répartissent dans les différents secteurs de l’enseignement supérieur, les étudiants ne sont plus seulement des étudiants de telle ou telle origine sociale, etc. Ils sont des étudiants de telle ou telle origine sociale ayant connus tel ou tel parcours scolaire, telle ou telle orientation, telle ou telle sélection, et occupant telle ou telle position sociale et scolaire dans l’espace de l’enseignement supérieur, bref des étudiants transformés sous l’action des tris et de la sélection scolaire.

On comprend, dans ces conditions, que l’on ne peut espérer saisir les pratiques étudiantes, leurs rapports aux études, etc., que dans la mesure où l’on garde à l’esprit que les différents étudiants ne sont jamais complètement réductibles à leurs caractéristiques sociales primaires (origine sociale, sexe, etc.), appréhendées synchroniquement, mais sont le produit de ces caractéristiques après transformation diachronique dont l’effet s’objective dans la pure synchronie par le fait, par exemple, d’accéder à telle ou telle position scolaire dans la hiérarchie des positions scolaires. Les pratiques d’un étudiant ne sont pas seulement celles d’un étudiant d’origine populaire ou de classe supérieure. Elles sont celles d’un étudiant d’origine populaire ou de classe supérieure occupant, après tris et filtrages, telle ou telle position universitaire dans la hiérarchie des positions universitaires (classes préparatoires ou BTS, littéraires ou scientifiques) et disposant du champ des possibles (scolaires, professionnels...) afférent à cette position.

Notes
41.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus cité, p. 11.

42.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus cité, p. 11, note 2.

43.

BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, SAINT-MARTIN Monique de, (sous la direction), Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton/La-Haye, 1965, p. 44. Cette analyse devrait conduire les différents auteurs à ne pas formuler de conclusions trop hâtives sur l’influence de l’origine sociale mesurée dans la synchronie, et par exemple, comme François Dubet, que les expériences étudiantes ne sont plus appréhendables par les critères classiques de la sociologie à moins de les fractionner à l’infinie, précisément parce qu’il pense leurs effets séparément dans la synchronie (DUBET François, « Dimensions et figures de l’expérience étudiante dans l’université de masse », in Revue française de sociologie, XXXV, 1994, pp. 511-532), ou encore comme Olivier Galland, que l’influence de l’origine sociale des étudiants sur les différents niveaux de leurs pratiques est en baisse (GALLAND Olivier (sous la direction), Le Monde des étudiants, Paris, PUF, Coll. Sociologie, 1995, 247 pages). On ne peut, en effet, faire comme si des variables comme l’origine sociale ou le sexe, par exemple., fonctionnaient encore dans ce contexte comme de véritables variables indépendantes puisque celles-ci exercent encore l’essentiel de leurs effets à travers la médiation des trajectoires scolaires, des sélections, des orientations différentielles qu’elles ont initialement engendré.

44.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus cité, p. 13.