Deuxièmement. Par ailleurs, les filières d’études constituent un contexte de socialisation particulièrement discriminant, du point de vue des pratiques qui nous intéressent, à savoir les pratiques intellectuelles universitaires (des manières de travailler, des techniques intellectuelles, etc.), en raison même de la spécificité sociale et cognitive des traditions intellectuelles, des savoirs, des formes d’exercice et de transmission de la connaissance, mais également des rythmes, des obligations et contraintes, etc., qu’elle met en oeuvre.
D’une filière d’études à l’autre, les étudiants sont en prise avec des logiques sociales et cognitives plus ou moins différentes et spécifiques qui n’impliquent ni les mêmes actes intellectuels d’apprentissage ni, par conséquent, les mêmes représentations du travail intellectuel. Les impératifs et les exigences intellectuelles varient d’une discipline à l’autre. Il est donc socio-logique que le “contenu” du travail personnel des étudiants, par exemple, aussi bien que ses modalités, soient fortement déterminés par ces impératifs et ces exigences spécifiques, et, par là même, qu’ils soient disciplinairement fortement différenciés.
Que l’on pense, par exemple, aux différents types d’évaluation. Dans le contexte des études médicales, le QCM est l’une des modalités dominantes de la sanction institutionnelle. Dans le contexte des études sociologiques, c’est la dissertation ou le dossier de recherche qui en fait office. Dans le premier cas, le QCM appliqué au cours, les apprentis-médecins sont conduits à apprendre avec une grande précision les contenus qui leur sont dispensés et sur lesquels ils seront interrogés. Les recherches personnelles ne sont pas ici indispensables. En revanche, la dissertation ou le dossier de recherche que doivent réaliser les étudiants de sociologie les invitent fortement à la réalisation d’un travail de documentation et de recherche personnel. Le cours, ici, peut avoir son importance. Mais il ne focalise pas toute l’attention.
On comprend que, dans ces conditions, et s’agissant des pratiques intellectuelles, il y a une spécificité socialisatrice des situations universitaires qui a toutes les chances d’imprimer, en la matière, des variations plus saillantes que celles imputables, par exemple, aux différences dans les conditions matérielles d’existence ou d’appartenance sociale ou sexuelle, simplement parce que les formes de l’activité intellectuelle qui leur sont propres peuvent n’être ni du même ordre ni de même “nature”. Une fois qu’ils entrent à l’université, dans une filière d’études particulière ayant ses caractéristiques propres, les étudiants évoluent dans un univers particulier, relativement autonome, de pratiques et d’exigences, dans lequel ils sont en pris et avec lequel ils doivent composer (sur lequel se calent leurs comportements), quels que soient par ailleurs leurs origines sociales, leurs conditions sociales d’existence, leur sexe, etc.
Cela ne signifie pour autant pas que l’on a affaire, au sein d’une même filière, à des conduites estudiantines homogènes. Les différences sociales, d’origine, de sexe, etc., sont susceptibles de générer des styles de pratiques, des manières d’étudier, des représentations du travail intellectuel différents. Mais ce n’est jamais que dans les limites imposées par la nature même des actes intellectuels à effectuer et des exigences incompressibles de la discipline. En ce sens, la discipline joue un rôle fondamentale dans la définition des pratiques (et des représentations du travail intellectuel). Et l’on comprend ainsi que les pratiques intellectuelles étudiantes puissent d’abord varier d’une discipline d’études à l’autre, puisque avec elles change la “nature” même des activités intellectuelles à réaliser et des savoirs à s’approprier.
C’est ensuite, dans l’espace même de ces différents “jeux” intellectuels, que les différences de conditions et d’appartenance peuvent imprimer au travail intellectuel et à ses modalités des phrasés nuancés. Ces derniers peuvent être plus ou moins disparates selon la sévérité avec laquelle les étudiants d’une filière donnée ont été sélectionnés ou sont encadrés. Mais les appropriations particulières qu’ils réalisent, s’effectuent à partir des mêmes pratiques. En cela, ils restent parents et moins éloignés des phrasés par lesquels les pratiques d’un autre espace de “jeux” intellectuels sont également appropriées.
Ainsi que nous l’exprimions récemment à travers une métaphore sportive mettant en scène deux sports collectifs, le football et le rugby, dans l’étude statistique sur Les Manières d’étudier, « à l’intérieur de chaque contexte sportif, il existe des manières de se comporter, des styles de jeu, qui peuvent varier selon l’origine sociale des joueurs (mais aussi selon leur passé de formation) ; toutefois les différences entre les deux pratiques de jeu sont plus fortes que les différences de style à l’intérieur d’un même jeu ; il n’est donc pas surprenant de constater, d’une part, une forte corrélation entre “jouer à la main à l’intérieur du terrain” et le type de jeu considéré et, d’autre part, une absence de corrélation entre cette même pratique et l’origine sociale des joueurs. Etablir une telle corrélation n’a guère de sens en matière de pratiques sportives puisqu’il est dans la nature même des jeux de football et de rugby d’interdire pour l’un et d’autoriser, et même de développer pour l’autre, le jeu à la main à l’intérieur du terrain »45.
De ce point de vue, les situations universitaires d’apprentissage peuvent engendrer, d’un secteur à l’autre de l’enseignement supérieur, des types de pratiques intellectuelles, des manières de travailler, des représentations du travail intellectuel assez différents et relativement indépendants des conditions sociales d’existence des étudiants.
LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus cité, p. 14.