Chapitre 2. Morphologie des deux populations étudiantes

S’il faut reconnaître le mouvement d’élargissement des différentes couches de population accédant à l’enseignement supérieur durant les dernières décennies, certaines catégories sociales parvenant aujourd’hui à entrer dans l’enseignement supérieur lors même que leurs homologues, vingt ou trente ans auparavant, n’y accédaient pas, il ne faut pas pour autant conclure à la “massification” de l’université, non pas entendue en terme de strict accroissement du volume des effectifs, mais en terme de dépérissement des privilèges sociaux46, et/ou de nivellement47 des modes de vie étudiants, des situations et des conditions d’études, etc.

Contre la propension à voir dans l’accroissement du volume des effectifs universitaires l’indice d’une baisse des inégalités sociales, voire d’une uniformisation des conditions et des aspirations, il faut rappeler qu’en matière de scolarité supérieure tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, tant s’en faut. Tout d’abord, la “démographisation” du supérieur et l’élargissement de sa base de recrutement ne doivent pas faire oublier que seule aujourd’hui encore une large minorité des jeunes en âge d’accéder à ce niveau d’études y parviennent effectivement. Suivre des études supérieures demeurent, même avec des nuances, le privilège du petit nombre48. Ensuite, les chances sociales d’accès à l’enseignement supérieur et à ses différents secteurs sont encore loin, aujourd’hui, d’être également réparties selon les groupes sociaux. Enfin, l’accroissement quantitatif des effectifs étudiants est corrélatif d’un renforcement de la diversification et de la hiérarchisation des parcours universitaires, des filières et des cursus d’études, aux réalités sociales bien différentes.

Notes
46.

PASSERON Jean-Claude, « 1950-1980 : l’Université mise à la question : changement de décor ou changement de cap ? », in VERGER Jacques (sous la direction), Histoire des universités en France, Toulouse, Privat, 1986, p.409.

47.

C’est ainsi, par exemple, que le lecteur ne manque pas d’être déconcerté par le manque de nuance descriptive dont font preuve certains auteurs qui, face à la diversification et la complexification sans précédent de l’enseignement supérieur, parlent de “moyennisation” du public étudiant et utilisent la notion de “classes moyennes” comme concept descriptif des caractéristiques sociologiques du “milieu” étudiant : les étudiants sont « plutôt des jeunes de classes moyennes (soit par origine, soit par aspiration) qui partagent les valeurs de ce milieu » (GALLAND Olivier (sous la direction), Le Monde des étudiants, Paris, PUF, Coll. Sociologie, 1995, pp.202-203) ; « Les étudiants ne seraient-ils pas un type un peu particulier de “couche moyenne” de la société qui aspire à devenir cadre ? » (Opus-cité, p.104). Outre le caractère scientifiquement contestable de telles assertions, on peut s’interroger sur la pertinence sociologique d’un discours qui, inévitablement par de tels propos, traite des étudiants “en général” là où l’ensemble des études actuelles montrent qu’il n’existe pas d’étudiant moyen mais une pluralité de profils étudiants et de situations d’études. On pourrait d’ailleurs sans trop de difficulté montrer les connexions entre ce type de description et l’idéologie consensualiste et moderniste qui fait de la “masse”, la “culture de masse”, la “consommation de masse”, l’“université de masse” selon les cas, l’argument d’un nivellement des inégalités sociales, d’une atténuation des clivages sociaux, d’une uniformisation des modes de vie, qui, dans les faits, se traduirait par l’étiolement des extrêmes, et la montée en puissance de la classe moyenne, de ses valeurs ou de ses aspirations, suffisamment “moyennes” pour constituer un “terrain d’entente” au plus grand nombre et faire la synthèse des opposés. Nous ne résistons pas à l’envie de citer longuement ici, à l’appui de cette affirmation, le propos critique de Maurice Aymard, de Claude Grignon et de Françoise Sabban dirigé à l’encontre des discours actuels sur la “consommation de masse” et l’uniformisation des modes de vie ou de consommation qui, par des voies différentes, expriment mieux encore que nous saurions le faire nous-même les présupposés idéologiques et la cécité aux inégalités sociales que ce type d’arguments spécieux ne manquent pas d’emporter :

« On verrait sans doute alors que le déclin du petit commerce et le développement des “grandes surfaces” (ces “cathédrales” de la “société de consommation”), dans lesquels la thématique de la modernité voit le symbole d'une standardisation et d'une “massification” sans précédent des modes de vie, n'excluent nullement la permanence, sous une forme nouvelle, de l'opposition entre consommation bourgeoise et consommation populaire. Le commerce populaire de naguère, le petit commerce de la rue, le marché, les boutiques de quartier où l'on trouvait il n'y a pas si longtemps la nourriture la moins chère sont en voie d'embourgeoisement par suite de l'augmentation du prix de la main-d'oeuvre et du prix du logement dans les grandes villes, en particulier Paris. Ce qui devient cher, hors de portée des classes populaires (et de couches de plus en plus nombreuses des classes moyennes en vois de prolétarisation ou au moins de “désembourgeoisement”), est de moins en moins le produit lui-même et de plus en plus le service, le conseil, la considération, la livraison, la proximité, les commodités offertes par la ville. Le bon plaisir, la liberté de caprice, qui sont censés être l'apanage du “consommateur moderne”, sont en fait le privilège de ceux qui ont accès à des conditions de vie de plus en plus coûteuses, qui les dispensent de devoir organiser leur temps à l'avance ; autant que par le passé, c'est la vie de ceux que l'ethnocentrisme de classe dominante appelait (et appelle encore parfois) les “simples” qui est compliquée. L'industrialisation de la production et le développement de la grande distribution ont sans doute permis la diffusion et la “démocratisation” de biens autrefois réservés à la consommation des classes aisées ; les classes populaires n'ont pas accédé pour autant à la véritable consommation bourgeoise, qui exige, dans son principe, que le consommateur, dispensé de produire, soit servi, c'est-à-dire dispose à discrétion du temps et du travail des autres. Pour consommer, les classes populaires doivent non seulement dépenser du temps, mais fournir du travail. Que ce soit en matière d'alimentation ou en matière de logement, de transports et même d'habillement, elles continuent à payer le bon marché par un surcroît de travail domestique », in AYMARD Maurice, GRIGNON Claude et SABBAN Françoise, « A la recherche du temps social », Le temps de manger. Alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux, Paris, Maison des sciences de l'homme, Institut National de la Recherche Agronomique, 1993, p.28.

48.

ERLICH Valérie, Les Étudiants, un groupe social en mutation. Étude des transformations de la population étudiante française et de ses modes de vie (1960-1994), Thèse de nouveau doctorat de sociologie, Université de Nice-Sophia Antipolis, UFR Lettres, Arts et Sciences Humaines, Septembre 1996, p.163.