L’accroissement quantitatif des effectifs étudiants de même que l’arrivée massive de nouvelles catégories de population n’ont pas affecté de la même manière les différents sous-secteurs de l’enseignement supérieur. En ne s’effectuant pas de la même manière dans toutes les disciplines, cet accroissement est venue renforcer les écarts entre les différentes filières d’études. S’il en est ainsi, c’est d’abord parce que les étudiants “nouveaux entrants”, issus des couches sociales jusque là majoritairement tenues à l’écart du système d’enseignement supérieur, sont d’abord venus grossir les rangs des secteurs ouverts de l’enseignement supérieur, c’est-à-dire, en premier lieu, de l’université, et, à l’intérieur de celle-ci, des filières les moins sélectives et les moins prestigieuses comme les filières à caractère littéraire.
C’est ensuite parce que, à l’inverse, les secteurs traditionnellement fermés comme les C.P.G.E. ou la médecine64, ont continué à limiter le volume de leurs populations et à recruter majoritairement ces dernières parmi les étudiants d’origines sociales élevées et scolairement performants, échappant ainsi à certaines des conséquences les plus patentes de la croissance des effectifs étudiants, comme la dévalorisation de leurs titres, l’“hétérogénéisation” de leur public et l’étiolement de leur encadrement pédagogique.
Si l’on excepte les Sections de Techniciens Supérieurs dont les effectifs ont été multipliés par vingt depuis leur création65, ce sont d’abord les secteurs littéraires de l’enseignement supérieur qui ont vu croître leurs effectifs dans des proportions extrêmement importantes (les sciences humaines tout particulièrement). Dans le même temps, les effectifs des classes préparatoires n’ont guère évolué alors que ceux de médecine ont même décru, avec l’instauration, dès 1971, d’un concours sanctionnant l’entrée en deuxième année66.
‘« Aujourd’hui, les littéraires représentent 38% de la population universitaire. Les scientifiques représentent à eux seuls 23% des étudiants des facultés. Les filières de droit et sciences économiques regroupés absorbent un peu moins du quart des étudiants, tandis que la filière médicale n’attire que 9% des étudiants de l’Université »67.’L’augmentation différentielle du volume des effectifs d’un secteur d’enseignement à l’autre et les variations dans la taille des effectifs disciplinaires ne sont pas sans conséquences sur la composition sociale des publics étudiants, de même que sur les pratiques d’apprentissage estudiantines. Les secteurs fermés de l’enseignement supérieur trouvent dans la sélection le moyen de limiter le volume de leurs effectifs, de maintenir l’homogénéité (au moins relative) de leurs publics, alors que les moins sélectifs, au contraire, doivent faire face à des publics volumineux, aux horizons sociaux, économiques, scolaires diversifiés, notamment avec l’arrivée massive d’étudiants de première génération.
Autrement dit, la sélection, en triant un nombre limité d’étudiants relativement spécifiques, soustrait au nombre, des publics relativement homogènes et intégrés sur le plan des appartenances socio-culturelles et scolaires. Elle assure, par là même, aux filières qui y recourent, les conditions d’une adéquation maximale entre, d’une part, les attentes et les pratiques des étudiants, et, d’autre part, les modalités de la formation.
Le nombre, au contraire, est, au moins virtuellement, source d’hétérogénéité entre les étudiants. C’est ainsi, qu’aujourd’hui plus qu’hier, l’enseignement supérieur accueille un ensemble d’étudiants extrêmement différents, aux expériences, aux parcours, aux conditions très variés, aux situations d’études différentes68. La palette des profils étudiants est aujourd’hui des plus étendues. Mais cette situation ne caractérise pas seulement les deux millions d’étudiants présents aujourd’hui dans l’enseignement supérieur. Elle caractérise également les filières les plus populeuses dont les publics sont fortement diversifiés sur le plan des origines sociales, des origines scolaires et des parcours, des conditions économiques et des expériences culturelles.
Or tout concorde à laisser penser que l’inégale dispersion disciplinaire des populations étudiantes détermine pour une part69 des variations intradisciplinaires inégalement accentuées dans les rapports aux études, les modalités d’appropriation des savoirs et des pratiques. En effet, plus les filières d'études opèrent une sélection explicite, composent des effectifs restreints, et plus elles ont de chances de délimiter des populations étudiantes cohérentes en réduisant de façon plus ou moins drastique la dysharmonie des dispositions sociales et comportementales qui tendrait à résulter de la présence, au sein d'une même discipline, d'une trop grande variété de profils sociaux étudiants. Moins elles font cette sélection, et plus elles laissent leurs portes ouvertes à des populations venues d'horizons différents, aux schémas d'expériences diversifiés, dont les principes d'appréciation et d'évaluation, les rapports aux études, les manières de travailler, d'étudier, et plus généralement les manières d'être étudiant, ont toutes les chances d'être socialement disparates.
C’est là, disons-le d’emblée, une première différence entre les études de médecine et les études de sociologie : l’inégale dispersion intradisciplinaire des publics étudiants et des manières d’étudier. Ce qui ne manque pas de frapper le chercheur travaillant sur les pratiques intellectuelles des étudiants inscrits en médecine et en sociologie (comme nous le verrons au long de notre étude), c'est d'abord, effectivement, l'aspect inégalement uniforme et régulier, d'un étudiant à l'autre, d'un contexte d'études à l'autre, des actes et des pratiques de l’apprentissage.
Alors que les pratiques des apprentis-médecins se présentent, de l'un à l'autre, sous l'aspect d’actes d’apprentissage stables et homogènes, de procédures régulières et analogues, les pratiques des étudiants sociologues s’offrent sous un jour plus disparate et polymorphe. Pour une part, cette inégale hétérogénéité des pratiques scolaires et des rapports aux études résulte de l’inégale dispersion des deux publics étudiants tant sur le plan du capital scolaire que sur le plan des parcours sociaux et, pour une autre, comme nous le verrons plus loin, des variations dans la nature des savoirs à s’approprier et dans les degrés d'encadrement.
A l’homogénéité des pratiques scolaires des apprentis-médecins, de leurs origines sociales, de leurs origines scolaires, de leur rapport aux études, obtenue par la sélection au concours de première année (baccalauréats C et D souvent avec mention, choix de la discipline dans les termes de la “vocation”, origine sociale plus élevée, effectifs faibles, fort encadrement), il faut opposer la diversité et le caractère défavorisé des profils sociaux et scolaires des apprentis-sociologues (réussite scolaire plus faible et plus grande diversité des baccalauréats, choix négatif ou forcé de leur discipline _ en deuxième ou troisième choix _, origines sociales moins élevées, caractère moins défini des apprentissages, effectifs plus lourds, faible encadrement, etc.), qui contribuent à expliquer le caractère plus hétérogène de leurs pratiques et le caractère plus accentué des inégalités sociales intra-disciplinaires.
C’est dire qu’on ne comprendrait qu'imparfaitement les formes (inégalement disparates) que prennent, d'une discipline à l'autre, les pratiques intellectuelles des étudiants si l'on omettait de rendre compte, dans leurs spécificités, des différentes caractéristiques scolaires et plus généralement sociales de chacune des deux populations estudiantines étudiées, constitutives de la réalité des pratiques disciplinaires. Tentons donc de rendre compte, d’abord globalement puis davantage par le détail, de ces différences entre nos deux populations afin de mieux en saisir les spécificités et de mieux en comprendre, par la suite, les pratiques.
Excepté la première année de médecine qui reste ouverte à tous. Mais le passage en deuxième année étant sanctionné par un concours, seule la première année est concernée par l’accroissement quantitatif des effectifs.
MOLINARI Jean-Pierre, Les Étudiants, Paris, éditions Ouvrières, 1992, 141 pages.
ERLICH Valérie, Les Étudiants, un groupe social..., Opus-cité, p.186.
ERLICH Valérie, Les Étudiants, un groupe social..., Opus-cité, p.171.
CERTEAU Michel de, La Culture au pluriel, Paris, Le Seuil/Points, 1993, p.94.
“Pour une part”, parce qu’il faudrait sans doute ajouter les degrés d’encadrement plus ou moins forts qu’impriment aux pratiques les différentes filières d’études. Car à l’inégale dispersion disciplinaire des profils étudiants viennent en outre généralement se greffer des niveaux très variables d'encadrement des pratiques d'apprentissage. De ce point de vue, il ne fait guère de doute qu’une discipline qui, en plus de réunir des publics relativement hétérogènes, imprime un faible niveau d’encadrement aux pratiques d'apprentissage définit une situation d’études qui favorise l'expression d'une gamme variée d'appropriations spécifiques de la situation d'apprentissage. La sélection appuyée du P.C.E.M. 1 qui déjà harmonise et homogénéise les profils sociaux des publics étudiants (sur le plan des origines sociales, de la scolarité secondaire, du capital scolaire, du rapport à l'étude et au travail intellectuel, des conditions d'études, etc.), et, de manière indissociable, constitue des publics cohérents sous l'angle des dispositions sociales, voit ses effets plus avant renforcés par un contexte d'études qui organise des formes relativement "routinisées" d'exercice de la connaissance et un encadrement important des pratiques d'apprentissage...