I.C. Les études de médecine comme réponse improvisée à une situation relativement imprévue

Contrairement à la modalité dominante d’orientation en médecine, c’est le caractère relativement imprévu, voire impromptu, de l’inscription dans la filière médicale qui réunit ici les étudiants en présence. Ces derniers, scolairement moins pourvus et d’origine sociale moins élevée que leurs homologues, ne font pas de leur situation universitaire présente le produit d’un dessein tracé et déterminé à l’avance, bien au contraire. C’est une fois le baccalauréat en poche, et parfois à la suite de tentatives malheureuses pour entrer, par exemple, en IUT ou en orthophonie, que ces étudiants se sont interrogés sur l’avenir de leurs études. Et s’ils se sont finalement dirigés vers la médecine, c’est un peu « par hasard », « la fleur bleue au fusil », « sur un coup de tête ». « Je suis arrivé en médecine un peu comme ça », « la médecine (en souriant) ça ne me dérangeait pas du tout », « Je me suis dit : “si j'essayais médecine !” », sont cette fois les formes discursives à travers lesquelles ces étudiants racontent leur périple universitaire.

Les études de médecine n’étaient pas, dès l’abord, entrevues comme une possible orientation par ces étudiants C’est à la dernière minute, presque dans l’urgence, qu’ils se sont déterminés. Et tout se passe comme si l’orientation en médecine « était la réponse improvisée à une situation relativement imprévue »73: le rejet d’une candidature dans une filière initialement pressentie mais à l’entrée sélective, l’horizon soudainement ouvert par l’obtention du baccalauréat et la possibilité de poursuivre des études supérieures, la transformation de ses espérances subjectives conduisant à la réalisation d’un pari un peu “fou” (mais réussi) sur l’avenir dans une filière d’études pour laquelle l’on n’était pas programmé, et/ou que l’on n’osait espérer pour soi-même, etc.

Le caractère impromptu de l’orientation semble ici d’abord lié à une expérience et une perception spécifiques de l’avenir dans l’enseignement supérieur : les études médicales ne se profilaient pas, pour ces étudiants, comme un avenir “pensable” ou “possible” (“ce n’est pas pour moi”), ceci en raison même de la traduction sur le plan des espérances subjectives des chances d’avenir scolaire objectives. Ces étudiants comptent au nombre des rares enfants issus de milieux faiblement scolarisés où parents, frères et soeurs n’ont pas fait de grandes études. En tant que tels, ces étudiants sont des étudiants de première génération. L’accession à l’enseignement supérieur constitue donc, pour ces derniers, une situation relativement inédite, qu’ils ne pouvaient affronter en s’appuyant, par exemple, sur une expérience familiale préalable. Dans ces conditions, l’accès aux études supérieures de ces enquêtés comportait davantage d’inconnus, d’incertitudes ou d’aléas que pour un enfant trouvant, dans cette situation, une destinée scolaire “attendue” et “ordinaire” et qui, ce faisant, peut bénéficier d’une longue expérience familiale.

On comprend que l’accès aux études médicales, situées en haut de la hiérarchie scolaire et sociale des filières du supérieur, soit, pour ces étudiants et en raison même de leur passé social et/ou scolaire, un avenir relativement “improbable”, donc relativement imprévu. Les études médicales n’étaient pas, au sortir du secondaire, l’avenir scolaire qu’initialement ils envisageaient pour eux-mêmes. C’est, en définitive, sur le mode du “pourquoi pas” que ces étudiants s’inscrivent en médecine. Et ils semblent parfois s’étonner eux-mêmes d’avoir réussi ce que parfois ils semblent avoir vécu comme un pari sur l’avenir.

‘« M.M. : (la médecine) c'est ce que vous vouliez faire, ou est-ce que vous avez essayé d'autres choses ?
Enquêtée : j'ai essayé des concours paramédicaux, en orthophonie, j'ai raté, enfin c'est le milieu médical qui m'intéressait en gros donc j'ai tenté médecine un peu au hasard en fait, et après ça me plaisait bien et voilà
M.M. : et en fait si vous aviez réussi orthophonie par exemple, vous seriez allé en orthophonie ou
Enquêtée : Ouais ouais ! » {Baccalauréat C, Père : Receveur à la poste retraité (Certificat d’études), Mère : Agent de bureau à la poste (Niveau CAP, sans certitude) ; un frère plus âgé détenteur d’un BTS d’électro-mécanique ; un autre frère plus âgé travaillant en usine (niveau baccalauréat)}’ ‘« Enquêté : J'ai fait une première F6 que j'ai passé sans problème une ter., j'ai fais une terminale que j'ai réussie, et après je suis arrivé en médecine, un peu comme ça, la valise [3 mots], la fleur bleue au fusil [...]
M.M. : d'accord, et alors vous vous êtes inscrit en médecine pourquoi, est-ce que c'est ce que vous aviez envie de faire, vous avez essayé de faire d'autres choses
Enquêté : Non ! (...) Non parce que avant j'étais avec une amie ffff..., je ne sais pas, elle m'a fait découvrir qu'en fin de compte les filières courtes, étaient peut-être pas ce qu'il me fallait et puis petit à petit, à force de bosser je ne sais pas, j'ai eu envie de faire, pas autre chose, mais des études longues j'avais envie d'aller plus loin que ce qu'on proposait, un IUT ou un BTS. Et les seules issues c'était donc faire math sup math spé, et j'ai pas été admis en math sup math spé, donc il me restait très peu de filières, il me restait la faculté. La faculté avec le DEUG A qui m'était euh loin d'être conseillé parce que bon en mathématiques on était beaucoup trop faible les techniciens. En physique on faisait plutôt l'électricité donc il manquait toute la partie mécanique, donc j'ai fait abstraction de cette partie. Après il me restait DEUG B. Moi j'ai mon meilleur ami qui a fait DEUG B, qui avait un Bac D lui, il s'est complètement ramassé, euhhhhh donc j'ai éliminé un peu ça, et j'avais dans l'idée, les études longues me tentaient mais j'en avais peur, parce que nous, en technique on nous formait aux IUT BTS, on voyait pas plus loin que le bout de notre nez. Donc j'avais “tiens, ah ça, ça serait bien !”, que ce soit infirmier, c'est bac plus trois, après il y a d'autres possibilités... Donc, les premiers instants je me suis dis “je vais faire une année de médecine pour essayer de m'habituer un peu à ce que je devais faire plus tard, et puis et puis euhhhhh, ben comme j'ai dit je suis tombé un peu amoureux de ce que j'ai fait. On faisait des sciences pures, ça me plaisait, je trouvais ça intéressant donc je me suis jeté à fond dans la médecine, voilà
M.M. : donc c'était au départ sans trop savoir ?
Enquêté : Non ! Quand je suis arrivé en médecine, je me disais quand même... Je me suis inscrit je crois le dernier jour. Quand j'ai vu le programme, mais j'hallucinais [...]
M.M. : d'accord, d'accord
Enquêté : C'est peut-être un peu brouillon parce que ça /
M.M. : / Non non, pas du tout !
Enquêté : C'est un trajet qui est un peu euh, qui a beaucoup de cisaillements hein dans son...
M.M. : ouais
Enquêté : ça été des coups de tête
M.M. : En fait c'est une amie à vous qui vous a décidé à faire des études longues un peu
Enquêté : Ouais c'était mon ancienne amie ouais... Et puis donc elle m'a pas décidé, bon elle m'a pas dit un jour “ça serait bien que tu fasses...”. On en n’a jamais parlé directement mais je sais pas, j'ai eu envie d'aller beaucoup plus loin que j'étais capable, je ne sais pas peut-être une ambition personnelle mais comme ça quoi (moue), je ne sais pas comme un coup de tête, ça a mûri après ce coup de tête. Pendant la terminale, j'étais pris dans les IUT, les BTS, l'IUT que je voulais prendre c'était Lyon parce que je ne suis pas de Lyon, pour avoir donc après, poste IUT à ingénieur ou d'autres formations. J’ai pas été pris, parce que c'est une sélection qui est très sévère
M.M. : mm
Enquêté : Math sup, j'ai pas été pris, donc il me restait une faculté et bon je me suis dirigé vers médecine » {Baccalauréat F6, mention Assez bien, Père : Analyste programmeur (niveau seconde) ; Mère : au foyer (CAP de couture) ; un frère gardien d’un lycée (niveau CAP)}.’ ‘« M.M. : d'accord, ensuite vous vous êtes inscrite directement en /
Enquêtée : / en fac ouais !
M.M. : ouais, en médecine ?
Enquêtée : Ouais, directement !
M.M. : C'est c'que vous /
Enquêtée : / Ben je voulais être véto mais en fait euhhhh il fallait que je sois dans une école privé donc ça ne m'intéressait pas, je n’ai pas voulu y aller, et donc médecine (en souriant) ça me dérangeait pas du tout (rires), bien au contraire. J'ai pas choisi, j'ai pas essayé de proposer des BTS enfin je n’ai pas demandé à réussir des trucs
M.M. : ni tenté de concours ?
Enquêtée : Tt ! Si ! J’avais tenté le concours de Kiné quand-même, mais c'était juste pour voir comment c'était » {Baccalauréat C, mention Assez bien, Père : Ouvrier plâtrier-peintre (niveau CAP) ; Mère : Employée dans une crèche (Certificat d’études), Pas de frère et soeur}’ ‘« M.M. : Donc tu t'es inscrite directement en médecine, c'est ce que tu voulais faire ? /
Enquêtée : / Ouais ! Ouais !
M.M. : Tu n'as pas essayé d'autres choses ?
Enquêtée : Nan !
M.M. : Ni de concours ni euh...
Enquêtée : Nan ! (rires)
M.M. : D'accord
Enquêtée : Nan nan nan, c'est vrai
M.M. : Donc c'était un truc décidé quoi
Enquêtée : Pas, ouais ! Enfin décidé en juin hein ! Justement, c'est marrant parce que je ne voulais pas du tout aller en prépa tu sais les filières prise de tête. Je n'ai pas préparé de BTS.... et en juin je me suis dis : “Qu'est-ce que tu veux faire ?” Et je me suis dis : “Si j'essayais médecine”. Et ce que je dis c'est que j'ai eu beaucoup de chances parce que j'ai trouvé tout de suite ce que je voulais faire ». {Baccalauréat C ; Père : Ouvrier soudeur (immigré algérien, n’a pas été à l’école) ; Mère : Assistante maternelle (immigrée algérienne, n’a pas été à l’école) ; un frère aîné en IUT de génie électrique ; une soeur cadette préparant un baccalauréat professionnel ; une soeur cadette redoublant sa première S, un frère cadet en troisième ; une soeur cadette en école spécialisée (d’adaptation)}.’
Notes
73.

BAUDELOT C., BENOLIEL R., CUKROWICZ H., ESTABLET R., Les Étudiants, l’emploi, la crise, Paris, PCM, 1981, p.99.